Irotia, casernes militaires, 13 septembre 3224
Jens Harold savoura la sensation de l’air frais qui descendait dans ses poumons. Il faisait un temps glacial ce matin-là, mais la météo maussade ne décourageait pas la soixantaine de Gingers qui avalaient les kilomètres en courant avec lui. Chaque jour, les hommes du commando Vipère se levaient à l’aube pour leur décrassage matinal : un footing d’environ deux heures autour des casernes, suivi d’une séance de musculation. Ce rituel sportif leur permettait d’évacuer les toxines de la veille et de conserver la forme physique indispensable pour porter leurs exoarmures de combat. Pour lui, c’était surtout l’occasion de relâcher la pression qui pesait sur ses épaules depuis que Maz Keltien lui avait confié le commandement de son armée.
Contrairement à ce que Johan Tyu semblait penser, Jens Harold ne prenait aucun plaisir à provoquer sa déchéance. Pendant plus d’un demi-siècle, le vieil amiral avait servi l’Empire avec une dévotion qui forçait le respect. C’était un officier loyal et compétent, mais ses ambitions politiques nuisaient à son discernement. Jens n’oublierait jamais le jour où Maz Keltien avait envoyé l'armée se faire massacrer sur les plaines lunaires d’Edidris. En quête d’un exploit retentissant pour gagner les élections, le général avait mené ses hommes tête baissée dans une embuscade. À présent, l’amiral Tyu semblait lui aussi disposé à tout sacrifier pour devenir le nouveau gouverneur. Mieux valait pour tout le monde qu’il reste tranquillement sur Irotia et profite de sa retraite.
Un halo glacé se forma devant sa bouche lorsqu’il expira. L’effort lui faisait du bien. Jens aimait sentir l’acide lactique remonter dans ses muscles et la sueur s’écouler dans son dos. Chaque nouvelle foulée le rapprochait de ses limites. C’était un combat contre lui-même pour endurer la douleur, la brûlure dans ses mollets et le froid mordant qui lui fouettait le visage. Le plus dur était d’ignorer ses poumons qui réclamaient grâce. Devant lui, le peloton prenait de l’avance mais il n’y prêta pas attention. Il devait se concentrer sur sa propre course, faire le vide dans son esprit et avancer un pas après l’autre en calmant sa respiration. Il restait moins d’un kilomètre à parcourir. S’il parvenait à maintenir ce rythme, il pourrait battre son record de la saison.
« Tu t’entraînes pour le championnat des casernes ? C’est mal barré, j’ai connu des grabataires qui couraient plus vite que toi. »
Cette voix. Il connaissait cette voix.
Jens jeta un coup d’œil vers le bord de la piste. Lorsqu’il reconnut l’homme qui venait de l’interpeller, il se figea sur place.
« Mon dieu ! s'exclama-t-il d’un air stupéfait.
- Tu peux m’appeler Feris, ça suffira.
Le baltringue lui lança un clin d’œil moqueur. Jens le fixa pendant une longue seconde avant de comprendre la plaisanterie. Un large sourire fendit son visage.
- Par l’Empereur, Feris ! Ça doit faire au moins dix ans qu’on ne s’est pas vus !
- Douze, corrigea le mercenaire. Depuis que j’ai démissionné de l’armée. On dirait que mon départ t’a plutôt bien réussi ! Te voilà amiral des Gingers ! »
Les deux hommes s’accolèrent chaudement, heureux de se retrouver. Ils s’étaient connus sur les bancs de l’école militaire quand Feris exerçait comme instructeur avant la première campagne polarianne. Jens était son plus brillant élève. À la fin de ses études, Park l’avait promu officier et choisi comme aide-de-camp. Les deux hommes avaient gravi la hiérarchie ensemble, combattu côte à côte sur les plaines lunaires d’Edidris. À cette époque, ils étaient inséparables.
« Depuis quand es-tu de retour sur Irotia ?
- Seulement quelques jours. Maz m’a fait venir pour lutter contre un padrón dont les ambitions commencent à l'inquiéter. Un certain Ludo Willys, tu connais ?
Le visage de l’amiral d’escadre se renfrogna.
- Qui ne connait pas la bande à Ludo ? soupira-t-il. Ses hommes ont pris le contrôle de la Ruche, dans le quartier est. Le vieux secteur industriel est devenu leur terrain de jeu, la Sécurité Civile n’ose plus y mettre les pieds. Tous les jours il y a des fusillades et de nouvelles agressions. Pas plus tard qu’hier, ils ont incendié un bar et plusieurs entrepôts.
- Tu peux ajouter la contrebande d’alcool à leurs activités, grogna Park. J’étais au Troquet des Parieurs quand le bistrot a explosé. Les caves de Willys contenaient assez de bouteilles pour remplir une dizaine de frégates. »
Ils furent interrompus par un cortège de cris de joie. Un groupe de militaires ne tarda pas à les encercler. Les hommes du commando Vipère avaient terminé leur footing et venaient saluer leur ancien amiral. Feris accueillit avec le sourire ceux qu’il connaissait, échangea quelques poignées de main et bavarda un moment avec les nouvelles recrues. Soudain, un grand gaillard au crâne dégarni émergea de l’attroupement et se jeta sur le mercenaire. Il lui écrasa violemment son poing dans la figure et le fit tomber par terre. Ivre de rage, il lui décocha un coup de pied dans les côtes.
« Ça, c’est pour ceux que t’as laissé crever sur Edidris, espèce de salopard ! »
Feris encaissa une longue rossée avant que les soldats ne maîtrisent leur camarade. L’homme qui le frappait était bâti comme un gorille avec une mâchoire carrée, un gros nez calleux et des yeux bleu clair qui brillaient d’un éclat assassin. Une vilaine cicatrice partait de son oreille gauche et barrait son cou en diagonale jusque sous le menton, comme si quelqu’un avait tenté de l’égorger.
« Wil, ça suffit ! hurla Jens Harold.
Park se redressa sur le coude, massa son nez endolori et gratifia son agresseur d’un sourire sanglant.
- Salut, Butler. Moi aussi, je suis content de te voir.
Le colosse se débattit pour le frapper à nouveau mais ses équipiers l’immobilisaient fermement. Danwil Butler, que ses amis surnommaient Wil, faisait partie des soldats que Feris avait abandonnés sur Edidris pour sauver le général. De toute évidence, le bonhomme était plutôt rancunier.
- Je vais te buter, Feris Park ! Tu m’entends ?! Si je te croise encore dans les casernes, je te jure que j’aurai ta peau !
- C’est drôle, répondit le mercenaire. Une jeune femme m’a fait la même promesse hier, je ne pensais pas avoir autant d’admirateurs. Cela dit, elle était beaucoup plus agréable à regarder que toi. Que s’est-il passé, tu es trop bête pour utiliser correctement un rasoir ? »
Il fit courir un doigt en travers de sa gorge pour mimer la cicatrice qui défigurait le soldat. Danwil tempêta et déversa sur Feris une impressionnante collection de noms d’oiseaux. Dans sa tirade il était question de gros canard, de fils de huppe et de sombre merle. Pour finir, il lui suggéra d’une voix tonitruante d’aller se faire emplumer. Le baltringue grimaça et se remit péniblement debout pendant que le reste du commando Vipère emportait au loin son ornithologue du dimanche.
« On dirait que je me suis fait un copain, grogna-t-il en se massant les côtes.
- Son frère est mort sur Edidris quand tu as ordonné le décollage. Wil a reçu un éclat de mortier qui lui a presque tranché la jugulaire en essayant de le sauver. Tu n’aurais pas dû faire cette plaisanterie devant lui.
- Ça s’appelle de l’humour noir, Jens. Pour que ça prenne, il faut un bon public.
L’amiral lui adressa un sourire navré.
- Tu sais Feris, je commence à comprendre pourquoi tu as autant d’ennemis. Suis-moi, il faut mettre de la glace sur ton nez sinon il va enfler. »
Ils prirent en silence le chemin des casernes, traversant la cour sous un fin rideau de pluie. Sur le terrain d’entraînement, le commando Vipère fut remplacé par un groupe de recrues pour une initiation au tir. De l’autre côté, une femme seule traversait l’esplanade en direction du monorail qui permettait de rejoindre les quais orbitaux. Grande, la cinquantaine, ses cheveux courts commençant à grisonner, elle se déplaçait avec une allure féline reconnaissable entre mille. Intrigué, Park observa cette silhouette évanescente qui semblait surgir de son passé. Elle grignotait distraitement une galette de maïs et ne fit pas attention à eux. Lorsqu’elle s’engouffra sous la halle du spatioport, le mercenaire se pinça pour s’assurer qu’il n’avait pas rêvé.
« On aurait dit Milicent Kirkov, remarqua-t-il.
- C’est bien elle, opina Jens. J’imagine qu’elle se rend sur les appontements pour inspecter ses vaisseaux.
Ce nom lui évoqua un flot de souvenirs amers. Il y a douze ans, l’amirale Kirkov avait combattu à ses côtés lors de la guerre contre Polaria. Feris avait la sensation qu’il venait de croiser un fantôme. Les sourcils arqués, il constata :
- Elle ne faisait pas partie des victimes d’Edidris ?
- Nous l’avons cru. Mais comme Danwil, Mili a été capturée par les polarians et retenue en otage. Ils ont été libérés quand les troupes impériales ont remporté la guerre. »
Park hocha la tête avec compassion. Il connaissait le récit de la victoire finale de l’Empire. Six mois après le massacre des forces irotiennes sur Edidris, la générale Minatobi avait écrasé la flotte polarianne avec des renforts venus de la capitale. Mais plusieurs semaines de combat avaient été nécessaires pour vaincre les dernières poches de résistance et contraindre les Primaux polarians à la reddition. La libération des captifs était intervenue de longs mois plus tard, lors de la signature officielle des accords de paix. Au total, Milicent Kirkov et Danwil Butler avaient passé plus d’un an enfermés dans les prisons polariannes.
Le cœur de Feris se serra en pensant à tout ce que les Gingers avaient enduré par sa faute. Il ne regrettait pas d’avoir sauvé le général, mais se sentait coupable d’avoir abandonné ses hommes aux mains de l’ennemi.
« J’aimerais te demander une faveur, Jens. Ne sois pas trop dur avec Butler pour son écart de conduite. Il avait toutes les raisons du monde de m’en vouloir, je comprends sa réaction.
- Ton empathie est touchante, mais Danwil a agressé un vétéran. Il connait les conséquences de ses actes.
- Tu sais aussi bien que moi que si cette histoire parvient aux oreilles de Maz, il peut tirer une croix sur sa carrière.
- Ne t’en fais pas. Wil sera sanctionné mais je préfère régler ce genre de problème au sein de mon unité. »
Ils franchirent un portique gardé par quatre sentinelles et contournèrent le réfectoire pour atteindre le quartier des officiers. Une vague de nostalgie submergea le mercenaire à la vue de ces bâtiments en brique rouge qu’il avait arpenté si longtemps. L’infirmerie se situait au premier étage, juste à côté du bureau de l’amiral Tyu. Jens Harold déverrouilla la porte au moyen d’une carte magnétique.
« J’imagine que tu sais où sont les compresses et les antalgiques, dit-il. Je vais prendre une douche rapide et enfiler mon uniforme. Ensuite, nous pourrons aller voir Maz ensemble. »
Park acquiesça et son ami s’éloigna d’un pas vif. Il pénétra seul dans la salle et se retrouva plongé des années en arrière. Les murs d’un blanc délavé, les armoires en métal chromé, le vieux lit qui grinçait lorsqu’on s'allongeait dessus : tout était conforme à ses souvenirs. Il se revit cadet, attendant de passer sa visite médicale après avoir réussi l'examen pour commander sa première frégate. Sur cette table de campagne, le major Brixon lui avait remis l’épaule en place suite à un entraînement de lutte qui avait mal tourné. Au cours de l’hiver 3205, il était resté deux mois en quarantaine dans cette pièce, enfermé à cause d’une fièvre infectieuse qu’il avait contractée sur Edona. Et le jour de sa nomination au poste d’amiral, il avait tellement picolé avec Jens qu’il avait fini ivre mort sur la paillasse de l’infirmerie. Le lendemain matin, le général Keltien était venu le chercher pour une revue des troupes et lui avait passé un savon monumental. Cette réminiscence le fit sourire. Sa carrière chez les Gingers n’avait pas compté que des moments faciles, mais le mercenaire n’aurait voulu les échanger pour rien au monde.
Feris ouvrit le compartiment réfrigéré du meuble à pharmacie et posa une poche de glace sur son nez. Puis il souleva sa tunique et observa son flanc gauche dans un miroir. Un hématome violacé recouvrait ses côtes à l’endroit où Butler l’avait cogné. Feris entreprit de se palper pour vérifier qu’il n’avait rien de cassé. C’était douloureux, mais il ne sentit pas de fracture au niveau des os. Pour en avoir le cœur net, il devrait réaliser un bioscan. En attendant, il se tartina d’une généreuse quantité de pommade et utilisa un strap pour maintenir une compresse sur sa blessure. Il fut interrompu par un raclement de gorge sinistre. Feris pivota et se trouva nez-à-nez avec son agresseur.
« Dégage, mercenaire. T’as rien à foutre là.
Danwil se tenait dans l’encadrement de la porte et frottait ses phalanges abîmées avec un regard de tueur. Cette fois, il semblait déterminé à finir ce qu’il avait commencé. Park se redressa de toute sa taille et le toisa d’un air de défi.
- Un problème, Butler ?
- Ouais. Mon problème, c’est que j’veux plus voir ta sale gueule sinon je te casse en morceaux.
- Ah oui ? répondit Park avec un rictus effrayant. J’aimerais bien te voir essayer. »
Son adversaire serra les poings et dégaina un cran d’arrêt d’un geste menaçant. Les deux hommes ressemblaient à des dogues prêts à se jeter l’un sur l’autre pour se mettre en pièces. Malgré son assurance feinte, le mercenaire n’en menait pas large. Butler était un membre des commandos d’élite, une machine à tuer surentraînée. S’il décidait de se servir de son arme, Feris ne donnait pas cher de sa peau. D’un coup d’œil rapide, il évalua ses possibilités. La fenêtre de l’infirmerie était solidement verrouillée, de même que la porte de la réserve. Il était pris au piège. Au mieux, il pourrait utiliser un tabouret pour frapper son agresseur. Butler était en position de force, et il l’avait bien compris. Il s’avança d’un air menaçant et lança quelques taillades dans le vide pour l’intimider. Feris recula et tenta une clé de bras pour le désarmer.
« Pose ce couteau, Wil ! ordonna Jens Harold d’une voix ferme.
L’amiral déboula dans le couloir, une serviette en travers des épaules. Il paraissait calme mais Feris remarqua que sa main trainait à proximité de son holster. Butler foudroya son supérieur du regard, hésita un instant puis raffermit sa prise sur le manche de son arme. Si cet imbécile refusait d'obtempérer, l’affrontement risquait de très mal finir.
- Tout va bien Jens, intervint Feris pour apaiser la situation. Danwil voulait s’excuser de m’avoir frappé. Il me prêtait son tranchelard pour couper mes compresses. »
L’intéressé lui jeta un coup d’œil assassin et Park se mit instinctivement en position défensive. Mais le soldat eut l’intelligence de comprendre qu’on lui offrait une porte de sortie. Il rétracta sa lame, la jeta au mercenaire avec une injure silencieuse et tourna les talons. Les deux amis ne relâchèrent pas leur vigilance avant d’entendre claquer la porte du bâtiment.
Jens Harold se tourna alors vers Feris et s’exclama :
« Tu peux m’expliquer à quoi tu joues avec Butler ? On dirait que ça t’amuse de le provoquer !
Le mercenaire s’offusqua.
- Non mais j’hallucine ! Tu plaisantes, j’espère ? Ce type m’est tombé dessus pour me poignarder et tu prends sa défense ?!
- Je connais Wil depuis des années, Feris. Il t’a agressé dans la cour sous l’effet de la colère, mais venir t’attaquer à l’arme blanche, c’est un acte qui aura des conséquences beaucoup plus graves. Ça ne lui ressemble pas. Dis-moi la vérité : s’il a tiré le couteau, c’est parce que tu l’as encore poussé à bout, pas vrai ?
Le baltringue se renfrogna.
- Tu te trompes. Je n’ai pas eu besoin d’asticoter le molosse pour qu’il montre les crocs. Je pense que tu as un sérieux problème avec Butler. C'est un chien enragé, il ne te respecte pas. Il va falloir songer à lui mettre une muselière avant de te faire mordre.
Jens Harold explosa.
- C’est moi l’amiral de cette unité ! Je ne suis plus ton aide-de-camp et tu n’as pas d’avis à donner sur la manière dont je gère mes hommes !
- Alors débrouille-toi pour mieux les encadrer, parce que ton putain de lieutenant était à deux doigts de me larder comme un saucisson ! »
Le regard glacial de Jens fit comprendre au mercenaire qu’il était allé trop loin. Son ami avait raison : la conduite de Danwil était intolérable, mais il n'avait plus aucune autorité sur les Gingers. Ce n'était pas à lui de sanctionner Butler, encore moins de donner une leçon à son ancien protégé. Jens n’était plus son poulain mais un haut gradé de l’état-major. Pour la première fois depuis son retour sur Irotia, Park éprouva un étrange malaise. À la nostalgie de son retour, à la joie de retrouver ses amis succédait une impression très désagréable : le mercenaire se sentait indésirable, il n’était plus vraiment chez lui. Pour éviter de se brouiller avec l’amiral, il préféra reconnaître ses torts. Jens aussi lui présenta des excuses : il promit de garder un œil sur Danwil et de l’exclure du commando à la moindre incartade. Lorsque la tension s’apaisa entre eux, Feris en revint au sujet de leur rencontre.
« Avant d’aller voir Maz, dit-il, il y a une faveur que j’aimerais te demander. Je dois inspecter l’armurerie du commando Vipère.
- Voilà donc la véritable raison de ta présence ici. J’aurais dû me douter que ce n’était pas qu’une visite de courtoisie. Ça a un rapport avec la fusillade d’hier ?
- En effet. Le troquet de Willys a été attaqué par un commando équipé d’exoarmures. Elles portaient toutes l’insigne des Gingers.
L’amiral se crispa.
- Tu insinues que mes hommes sont responsables de cet attentat ?
- Non, je suis convaincu que ces lascars n’étaient pas des soldats. Mais je pense qu'ils sont venus ici pour chercher du matériel. On parle d'armes lourdes, de technologie de pointe. Ce genre d’équipement est très difficile à trouver sur le marché noir.
- C’est impossible, affirma Jens d’un ton catégorique. Tous nos entrepôts sont hautement sécurisés et aucune alarme n’a été déclenchée. Nous procédons à un inventaire chaque semaine et nos exoarmures sont équipées de balises qui transmettent leur position en temps réel.
- Ils auraient pu engager un technicien pour faire le coup. Quelqu’un capable de pirater vos traqueurs GPS.
- Même si c’était le cas nous avons des sentinelles, Feris. Des verrous électroniques, des lecteurs d’empreintes, sans compter qu’il faudrait sortir le matériel de la base sans être vu...
- J’aimerais quand même y jeter un œil, insista le mercenaire. Si tu t’obstines à refuser, je peux en référer à Maz : c’est lui qui m’a engagé pour mener l’enquête. Il pourrait croire que tu as des choses à cacher.
Cette fois, l’amiral laissa exploser sa contrariété.
- Tu as quand même un sacré culot, Feris Park ! D’abord tu me donnes des leçons sur la manière de gérer mes hommes, et maintenant tu sous-entends que je serais un traître à la solde de Willys ?
- Je n’ai rien dit de tel, c’est toi qui déformes mes propos. D'ailleurs, je doute que le padrón irotien soit assez stupide pour faire exploser sa propre marchandise. Ceux qui ont attaqué le Troquet des Parieurs appartenaient sans doute à une bande rivale.
- Alors pourquoi tiens-tu à inspecter mon armurerie ? Tu ne me fais plus confiance ? Tu questionnes mon intégrité ?
- Ça n’a aucun rapport avec toi, Jens. Si mes soupçons sont exacts, nous sommes face à un adversaire très dangereux et manipulateur, pour qui pénétrer une base militaire et y dérober des armes est aussi facile que de voler un hochet à un bébé.
L’amiral ricana avec cynisme.
- Bah voyons ! Nous avons affaire à un génie du mal, maintenant ! Attention, il est redoutable, il a détruit une collection de vieilles bouteilles !
- Il s’agit de la Murcia.
Jens se figea et posa sur Feris un regard grave. Toute trace de moquerie disparut aussitôt de son visage.
- D’accord, je t’écoute. Dis-moi tout ce que tu sais, tu as mon entière collaboration. »
Feris raconta à son ami l’attaque de la distillerie clandestine de Willys. Il évoqua la Mort Rouge et le danger qui planait sur Maz, ainsi qu’un risque de soulèvement des gangs et de guerre civile. La seule chose qu’il omit volontairement, ce fut le rôle joué par Oni Keltien dans cette histoire. Lorsqu’il eut terminé son résumé, Jens poussa un juron sonore.
« Tout ça est beaucoup plus grave que je ne l’imaginais, admit-il. Si la Murcia a volé du matériel militaire, nous allons au-devant de sérieux ennuis. Tu aurais dû m’en parler dès ton arrivée.
- C’était mon intention, grogna Feris. Mais j’ai été quelque-peu distrait par ton pitbull d’adjoint qui m’a offert un ravalement de façade.
Jens lui adressa un rictus amer.
- Il faut prévenir Johan Tyu et Milicent Kirkov, décida-t-il. Cette affaire est trop sérieuse pour laisser les autres amiraux à l’écart.
Il s’empara de son terminal, mais le mercenaire tempéra ses ardeurs.
- Pas si vite. J’ai déjà affronté la Murcia par le passé et il vaut mieux garder la tête froide. Je connais leurs méthodes, ils ont sûrement un complice haut gradé dans les casernes.
- Tu penses que Mili ou Johan...
- Je suis venu te voir parce que j’ai confiance en toi, Jens. Mais Johan Tyu vise le poste de gouverneur aux prochaines élections, ce qui le rend influençable. Quant à Milicent Kirkov, elle a passé plus d’un an enfermée dans les prisons polariannes. Un désir de vengeance a tendance à obscurcir le jugement. Je ne dis pas que ce sont des traîtres, mais la Murcia exploite souvent ce genre de faiblesses pour exercer du chantage sur ses victimes.
- Bon sang ! Qu’est-ce que tu suggères ?
- Allons déjà inspecter tes armureries. Si du matériel a été volé, nous aurons la preuve que la mafia a infiltré les Gingers. Ensuite, nous essaierons de déterminer qui a pu tomber sous leur emprise. »
L’amiral approuva et ils se mirent en route d’un pas décidé.
Dehors, le climat irotien fidèle à ses habitudes de la saison était devenu morose. Une pluie drue s’abattait sur le complexe militaire et un vent glacé fouetta les deux amis lorsqu’ils en franchirent les portes. Heureusement, ils n’eurent pas besoin d’aller très loin. Un zipper les attendait sur l’appontement réservé à l’état-major. Le véhicule ressemblait à un petit hélicoptère sans pilote pouvant transporter trois personnes. Lorsqu’ils furent installés à bord, l’intelligence artificielle Résine activa les rotors situés sous les ailes et l’appareil s’éleva à la verticale. Le zipper était une relique du siècle passé que seule l’armée employait encore, car les transports publics irotiens s'équipaient de propulseurs au deutérium beaucoup plus puissants. Pourtant, il avait ses avantages pour concurrencer les navettes traditionnelles : sa taille réduite lui permettait de voler bas et de slalomer parmi les véhicules dans un trafic dense. Il fonctionnait grâce à une batterie de neutronium dissimulée dans la coque, facile à recharger dès qu’il se posait sur un héliport. Mais son principal atout résidait dans sa vitesse de pointe et sa capacité à passer sous les radars. Le zipper glissait sur l’air comme un nageur à la surface de l’eau. Il n’émettait presque aucun son et garantissait un voyage tranquille et sans secousses à ses passagers. Pour Feris Park qui souffrait du mal des transports, ce dernier point n’était pas négligeable.
« Il faudra que je me procure un de ces engins » dit-il avec un sourire rêveur.
Dix minutes plus tard, ils arrivèrent en vue du complexe dédié au commando Vipère. C’était un bâtiment de forme ovale situé à l’écart du reste des casernes. Il comprenait notamment une salle de sport, un réfectoire d’une centaine de tables, les dortoirs des soldats ainsi qu’un immense entrepôt pour stocker leur matériel.
Aussi loin que Feris s’en souvienne, l’unité Vipère avait toujours bénéficié d’un statut à part au sein des Gingers. Les hommes qui la rejoignaient formaient un groupe d’intervention d’élite, trois-cents militaires auxquels le général Maz confiait les missions les plus périlleuses. Sous son commandement lorsqu’il était encore amiral, Vipère s’était imposée comme l’une des forces de frappe les plus redoutables de l’empire. Capable d’effectuer des sauvetages de l’extrême au cœur d’un champ d’astéroïdes, d’intervenir dans une opération éclair pour libérer des captifs ou encore de s’emparer d’un site stratégique en un temps record, l’unité avait fait sa fierté pendant qu’il la dirigeait. Ses membres étaient des fantômes qui évoluaient sous une fausse identité : pas de registre d’état-civil, aucune information connue sur leur famille ou leur vie avant de rejoindre le commando. À l’exception de Jens Harold et de Danwil Butler, les deux officiers qui encadraient le groupe, chacun de ces soldats était un mystère. Mais ils étaient animés par la même volonté farouche de servir leur patrie et une fraternité sans pareille au sein des casernes. Le genre de solidarité qu’on ne développe qu’en affrontant la mort côte-à-côte à de multiples reprises. C’est pour cette raison qu’ils bénéficiaient de leurs propres installations à l’écart des autres Gingers. Vipère était une famille indéfectible qui cultivait sa cohésion dans le secret et l’entre-soi.
Feris et Jens mirent pied à terre quand le zipper se posa. Le mercenaire fut envahi d’un élan de nostalgie en retrouvant la silhouette familière du bâtiment qu’il connaissait bien. C’était là que Feris avait appris tout ce qu’il possédait de plus précieux. La valeur de l’effort, le sens de la camaraderie, le dépassement de soi. Le courage de se mettre en danger pour sauver des vies, l’abnégation nécessaire pour placer l’intérêt du plus grand nombre au-dessus du sien. Lorsqu’il avait démissionné de l’armée et quitté le commando Vipère, c’était comme si on l’avait amputé d’une partie de lui-même qu’il n’avait jamais retrouvée. Bien sûr, il y avait les baltringues. Feris avait fondé son groupe de mercenaires sur un modèle similaire. Il s’était largement inspiré de ce qu’il avait connu ici. Mais rien ne remplacerait les moments inoubliables qu’il avait vécu lorsqu’il arpentait les couloirs de ce complexe à la fois spartiate et chaleureux. Oui, plus que n’importe où ailleurs dans l’empire, Feris Park se sentait chez lui ici. Il était de retour à la maison.
« Bienvenue au bercail, lui souffla Jens avec un sourire de connivence. Tu verras, ça n’a pas vraiment changé.
Le mercenaire grimaça.
- J’imagine que la sécurité a été renforcée depuis mon dernier passage ?
- Hélas, non. Ça fait des années que je harcèle le général à ce sujet, mais il refuse de débloquer des fonds. Avec toutes les armes et la technologie de pointe que nous conservons ici, ce serait utile d’investir et de faire un audit pour évaluer les risques. »
Feris n'insista pas davantage. Il ne souhaitait pas rejeter toute la faute sur Maz. Le mercenaire avait passé assez de temps à la capitale pour comprendre que le problème relevait d’enjeux politiques. Irotia étant en paix depuis de longues années, l’administration impériale avait fait de larges coupes dans ses dotations militaires. Le général composait avec un budget serré et devait choisir ses priorités. L’entretien de la flotte passait avant l’installation de systèmes de sécurité sur un entrepôt qui se trouvait déjà à l’intérieur du périmètre des casernes.
« Qui d’autre peut accéder à ces locaux ? interrogea Park tandis qu’ils quittaient l’héliport pour rejoindre le bâtiment.
- En dehors de mes hommes ? Une poignée de techniciens, mais ils doivent bénéficier d’une accréditation que l’on renouvelle tous les mois. On utilise des automates pour l’entretien, et les hauts gradés de l’état-major disposent d’un badge qui leur permet de se déplacer partout. Mais je ne t’apprends rien que tu ne saches déjà. Pourquoi cette question ?
- Parce que j’ai un mauvais pressentiment. Il n’y a pas de sentinelles. »
Effectivement, personne ne vint les accueillir. L’annexe Vipère se dessinait sous la pluie comme un manoir tiré d’un roman d’épouvante, une masse sombre et inquiétante dissimulée en partie sous une chape de brouillard. Feris frissonna. L’endroit semblait désert et silencieux. Pour la première fois de sa vie il lui paraissait même hostile et dangereux. Or son instinct le trahissait rarement. Par prudence, il dégaina son seize-coups et glissa une cartouche de plasma neuve dans son chargeur.
« Ce n’est pas normal, confirma Jens en fronçant les sourcils. Le bâtiment est surveillé vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
- Il y avait des gardes quand tu l’as quitté ?
- Oui. Je les ai même salués avant de partir m’entraîner. »
Park lui jeta un regard inquiet. Lorsqu’ils s’approchèrent, il devint évident qu’une effraction avait eu lieu. Les caméras et le système de verrouillage des portes étaient endommagés. Quelqu'un avait forcé le rideau blindé qui protégeait l'entrée. Jens se décomposa en découvrant les dégâts.
« Par l’empereur ! s'exclama-t-il. C'est impossible !
- C'est exactement ce que je craignais, chuchota Feris. Il y a un traître dans les casernes. La Murcia n'est pas responsable de ces destructions.
- Pardon ? s'étrangla l'amiral.
- Réfléchis, Jens. L'attaque du Troquet des Parieurs s'est déroulée hier soir. Le vol des exoarmures a forcément eu lieu avant. Mais aucune alarme ne s'est déclenchée hier. Toi-même, tu viens de me confirmer que tout était normal ce matin à ton réveil.
- Mais ça n'a pas de sens !
- Sauf si tout ça est une mise en scène. Quelqu'un est venu ici après ton départ pour simuler un cambriolage.
L'amiral observa Feris avec des yeux fous. Il semblait complètement perdu.
- Tu veux dire que le véritable vol a été commis hier, mais que le coupable est revenu ce matin pour tout saccager ?
- Exactement. »
Cette fois, Jens Harold commençait à comprendre. Le traître s'était présenté la veille pour réquisitionner des exoarmures. Face à un membre de l'état-major, les gardes n'avaient pas osé protester. Quoi de plus normal qu'un officier récupérant des armures de combat pour préparer la campagne ? Il suffisait de les charger dans un vaisseau militaire et le tour était joué. Personne n'avait remarqué la disparition des exoarmures la veille, et même si ça avait été le cas, tout le monde aurait cru qu'elles avaient été embarquées à bord d'un destroyer. C'était un plan risqué mais sacrément astucieux.
« À mon avis, le coupable ignorait que les mafieux avaient prévu d'attaquer un bar en ville, reprit Feris. Quand il a appris la nouvelle, il s'est mis à paniquer : quelqu'un viendrait forcément visiter cet entrepôt pour contrôler les stocks. En examinant les registres, on remonterait facilement jusqu'à lui. Alors il a décidé de revenir ce matin pour simuler un cambriolage. C'était la meilleure façon de détourner les soupçons et de détruire les preuves.
Jens approuva d'un air grave.
- S'il cherche à effacer ses traces, il doit réinitialiser tous les caissons des exoarmures. Ils enregistrent les données biométriques de la personne qui les ouvre.
- Dans ce cas, il est encore à l'intérieur. Suis-moi, on va jeter un œil. »
Ils se glissèrent sans bruit dans le bâtiment. L’annexe Vipère s’ouvrait sur un vaste hall plongé dans la pénombre. Les deux amis activèrent le faisceau lumineux de leurs armes et inspectèrent les lieux. Près de l'entrée, les capsules élévatrices paraissaient hors service. Au centre, un double escalier hélicoïdal s'enroulait sur lui-même comme un serpent. Il s'élevait jusqu'au cinquième étage où il s'achevait par une immense tête de reptile sculptée qui avait donné son nom au commando. Sa devise, “toujours prêts à mordre”, était gravée sur chacune des marches. Tout au long de l'ascension, il desservait des passerelles métalliques permettant d'accéder aux différents niveaux du bâtiment. Mais il s'agissait surtout d'une fantaisie décorative, personne ne l'avait emprunté depuis longtemps.
D'un pas feutré, Jens se dirigea vers le local technique où se trouvait l'unité centrale. Lorsqu'il arriva sur place, il pesta à voix basse.
« Evidemment. Il a détruit l'alimentation électrique.
- Tu peux rétablir le courant ? questionna Feris en le rejoignant.
- Pas sans l'intervention d'un technicien. La console qui nous connecte au réseau des casernes est en miettes. Ça va prendre des heures pour la remplacer. Mais il y a un générateur de secours derrière la salle de repos du premier étage.
- Ça vaut le coup d'aller voir. Si on remet l'électricité en marche, on pourra déclencher le système de confinement d'urgence.
- Et notre traître se retrouvera piégé à l'intérieur ! Feris, tu es vraiment génial !
Le mercenaire ricana.
- On dirait que ça t’étonne encore. »
Ils reprirent leur progression vers l’escalier principal. Au pied de celui-ci, ils firent une découverte macabre : les cinq sentinelles gisaient sur les premières marches, entassées comme des poupées de chiffon. Il y avait là deux hommes et trois femmes vêtus de l’uniforme gris des Gingers. On leur avait proprement tranché la gorge ; l’absence de traînée de sang depuis l’extérieur indiquait qu’ils étaient morts sur place. L’agresseur les avait assommés dehors puis déplacés ici pour les tuer à l’abri des regards. En touchant l'un d'eux, Jens constata que les cadavres étaient encore chauds. Cette fois, plus de doute possible : l’ennemi n’avait pas quitté les lieux.
« Il faut appeler des renforts et cerner le bâtiment, ordonna Feris. Retourne près du zipper et surveille l’entrée au cas où elle tenterait de s’échapper. Je vais continuer l’exploration tout seul.
- Elle ?
Le mercenaire releva le faisceau de sa torche. Sur le front de la première victime apparut un monogramme en lettres de sang. Lorsque Jens le reconnut, il crut défaillir.
La Mort Rouge.
- Elle est ici... murmura-t-il d’une voix paniquée.
- Non, c’est une copy cat. Elle travaille pour la Murcia, mais elle est encore plus dangereuse que la vraie.
- Comment sais-tu que...
- Plus tard. Fais ce que je t’ai dit : appelle des renforts et va te mettre en sûreté. »
L’amiral voulut protester mais Feris ne lui en laissa pas l’occasion. Il éteignit sa lampe, enjamba les cadavres d’un pas vif et disparut dans l’obscurité.