Irotia, sur le pont de la corvette Rugissante, 13 septembre 3224.
En ce triste matin de septembre, il y avait foule dans les spatioports réservés aux militaires. La nouvelle campagne annoncée par le général Keltien avait jeté sur la métropole un vent d’agitation sans précédent. Des milliers d’irotiens affluaient dans les casernes pour s’enrôler : les locaux provisoires dédiés au recrutement étaient déjà saturés. Une fois enregistrés, les conscrits rejoignaient les quais d'embarquement pour être répartis sur les vaisseaux de guerre. Capitaines et commandants avaient fort à faire pour affecter ce personnel peu qualifié à bord de leurs corvettes, frégates et destroyers. Sur les plateformes de maintenance, des cargo-citernes alimentaient les bâtiments de la flotte en carburant et en réserves d’eau potable. Les mécanautes vérifiaient l’intégrité du blindage et des propulseurs, tandis que les ingénieurs effectuaient la mise à jour des systèmes de navigation. Les quais de chargement débordaient de caisses de vivres et de matériel qui attendaient d’être acheminées par les dockers à bord de transporteurs lourds. Partout on se pressait, on se bousculait dans un vacarme insupportable. Des dizaines d’estafettes, sortes de petits drones volant en rase-motte, slalomaient dans une forêt de jambes pour assurer la communication entre les officiers. L’air sentait le mazout, l’humidité et la sueur.
Debout sur le pont d’un vaisseau, Johan Tyu observait les préparatifs de l’armada d’un air satisfait. Si tout se déroulait comme prévu, il serait prêt à quitter Irotia dans moins d’une semaine. À soixante-sept ans révolus, l’amiral des Gingers s’apprêtait à vivre la dernière campagne de sa carrière. Ses cheveux courts grisonnaient sur le haut de son crâne et des fossettes s’étaient creusées de chaque côté de son visage anguleux. Sur son uniforme gris impeccable, un unique galon rouge frappé d’une étoile d’or indiquait son grade : il était le chef d’état-major irotien, commandant suprême de la flotte et principal adjoint du général Maz. Le fruit d’une éternité de labeur et de dévotion, cinquante années de sa vie sacrifiées au service de l’Empire. À l’approche de sa retraite, Johan Tyu n’aspirait plus qu’à une chose : rentrer de cette expédition couvert de gloire et remporter les élections pour devenir le prochain gouverneur.
Hélas, un sérieux concurrent se dressait sur sa route.
L'amiral d’escadre Jens Harold incarnait le futur de la nation irotienne. Âgé de quarante-trois ans seulement, ce parvenu aux dents longues était pressenti pour succéder au général Keltien. À la fois charismatique, bienveillant et autoritaire, Jens était aimé du peuple et faisait l’unanimité au sein des Gingers. On le disait honnête, courageux et travailleur ; en dépit de son rang, il partageait chaque jour un moment avec ses hommes, que ce soit sur les terrains d’entraînement ou au mess pendant les repas. Son ascension fulgurante et sa popularité rappelaient le parcours de Maz : comme lui, Jens s’était illustré en écrasant une révolte de la Confédération Edonienne, placée depuis peu sous protectorat impérial. Hélas, l’amiral Tyu ne bénéficiait pas d’une aussi bonne réputation que son jeune rival. S’il avait gagné le respect de ses soldats, beaucoup d’Irotiens le jugeaient trop austère et irascible. Son programme politique prévoyait de raser le vieux quartier industriel de la Ruche pour y bâtir le fleuron d’une économie nouvelle, basée sur des industries de pointe dans les nanotechnologies ; il se heurtait cependant à une opposition très ferme des habitants et des défenseurs du patrimoine historique. Jens Harold caracolait donc en tête des sondages, propulsé par son sourire jovial et le soutien implicite de Maz, qui ne cessait de vanter les mérites de son protégé devant la presse. Seul un exploit militaire contre Polaria permettrait à Tyu d'inverser la tendance et de battre ce blanc-bec à plate couture dans les urnes.
Pour lui, cette nouvelle campagne était celle de la dernière chance.
Son regard se perdit dans l’immensité sidérale où se découpait la silhouette du Gardien, le plus puissant destroyer des Gingers. Immobile, il dominait de sa gigantesque masse sombre l’ensemble des quais et des installations. Ce mastodonte de l’espace était le fleuron de la flotte irotienne et le meilleur atout de Johan Tyu. Comparable à une véritable ville flottante, il pouvait accueillir plusieurs dizaines de milliers de soldats. La nuée de corvettes qui volaient autour de lui ressemblaient à un essaim d’abeilles à côté d’un éléphant. Ses entrailles abritaient suffisamment de place pour embarquer une centaine de frégates et plus d’un millier de chasseurs biplaces. À tribord, son flanc aménagé en chantier naval permettait d’entretenir et de réparer les vaisseaux de la flotte sans aluner sur une planète. À cela s’ajoutaient des soutes pressurisées à l’arrière, où des tonnes de vivres et de matériel seraient entreposés pour assurer le ravitaillement pendant des mois. Mais ce qui faisait la fierté de l’amiral, c’était la capacité unique du Gardien à déployer un champ de force protecteur autour de l’armada irotienne. Ce bouclier d’énergie, qui ne laissait entrer que les vaisseaux authentifiés, était cinq fois plus vaste et plus résistant que ceux des autres destroyers de l’Empire. À ce jour, aucun armement ennemi n’avait réussi à l’endommager, pas même des frégates kamikazes qui s’écrasaient dessus, le ventre bourré d’explosifs. Couplé à la puissance offensive des canons à gravitons, il faisait du Gardien un monstre inarrêtable et capable de remporter n’importe quelle bataille.
« Il est magnifique, pas vrai ? Je ne me lasserai jamais de contempler ce spectacle.
Johan Tyu approuva d’un simple hochement de tête. Il reconnut la voix du nouveau-venu et pesta intérieurement. Il aurait aimé savourer son café en silence.
- Amiral Harold, répondit-il d’un ton grinçant. Que me vaut le plaisir de votre visite ?
- Arrête ça, Johan. Je t’ai déjà dit cent fois de m’appeler Jens. Tu ne t’embarrasses pas du protocole avec les autres officiers.
- Si j’en crois les rumeurs, tu seras bientôt mon supérieur hiérarchique. Je dois m’habituer dès maintenant à te cirer les pompes. »
Jens Harold éclata de rire, confondant l’insulte avec une plaisanterie. Depuis plusieurs semaines, il agissait comme si le résultat du vote n’avait aucune importance. Tyu le soupçonnait de bien cacher son jeu pour s’attirer la sympathie des électeurs. Ce jeune freluquet était un hypocrite : au moindre signe de faiblesse, il n’hésiterait pas à lui planter un couteau dans le dos. Au fond, il ne pouvait pas lui en vouloir : lui-même aurait vendu sa propre mère pour accéder au poste de gouverneur. Grâce à l’autonomie importante dont jouissait Irotia au sein de l’Empire, c’était un peu comme devenir le maître du monde.
« Le général vient de communiquer ses plans de campagne, reprit Jens d’un air détaché. J’ai pensé que tu aimerais en être informé.
“J’ai pensé que tu aimerais en être informé ?!” Non mais quel toupet ! Tyu serra les poings et dut se retenir de frapper ce cancrelat insolent. C’était déjà assez humiliant que Maz sape son autorité en ne partageant pas ses décisions avec lui au préalable. Mais alors qu’en plus, monsieur Jens Harold vienne lui faire un briefing en se pavanant comme un coq !
- Merci, s’étrangla-t-il en avalant son café de travers. Je t’écoute.
- Une fois arrivés dans l’espace polarian, un escadron mené par l’Ultima Solaris attaquera leur planète-mère pour opérer une diversion. Cet assaut devra être suffisamment massif pour faire croire à nos ennemis que nous engageons toutes nos forces dans la bataille.
- Je doute que l’Ultima et ses quatre-vingts corvettes puissent faire illusion très longtemps, grinça Tyu. Les polarians ne sont pas idiots et bien renseignés : ils chercheront à savoir où sont nos destroyers.
- Justement. Le général a ordonné que le Gardien se positionne en appui de cette attaque. Nous prendrons orbite à une trentaine d’années-lumière de la lune Mineva, sur la ceinture extérieure. Une fois notre trajectoire stabilisée, il faudra déployer le bouclier au maximum de ses capacités et envoyer tous nos vaisseaux de classe intermédiaire rejoindre le front.
- Mais pourquoi dépenser nos réserves d’énergie pour envelopper un bout d’espace vide ?
- L’illusion réside dans ce subterfuge, expliqua Jens. Les Polarians pourront détecter le bouclier à une distance considérable, mais leurs radars ne sont pas assez puissants pour traverser le champ de force. Ils s’imagineront que La Bête et Le Monde sont aux côtés du Gardien, et n’oseront pas s’approcher pour vérifier. Au contraire, s’ils ont un minimum de bon sens, ils profiteront de l’occasion pour torpiller l’Ultima Solaris qui s’expose.
- Je trouve ça trop dangereux d’envoyer le croiseur du général seul en pointe avec des vaisseaux de rang inférieur. Les Polarians pourraient réussir à l’abattre.
- La position du Gardien a été calculée pour qu’en cas d’incident, une hyperpropulsion de deux ou trois minutes suffise à rejoindre le cœur des opérations. Il protégerait instantanément nos forces derrière le bouclier, permettant un repli stratégique.
- Ingénieux, concéda l’amiral. Et nos autres destroyers ?
- Le Monde transitera furtivement jusqu’à la lune Edidris où se trouve l’alimentation du champ de force qui protège la planète-mère. Un commando débarquera pour faire sauter cette installation souterraine de l’intérieur.
- Carnage sur Edidris épisode deux : retour sur les plaines des enfers, ironisa Tyu. C’est du Maz Keltien tout craché. Il ne supporte pas d’avoir été vaincu, alors il renvoie une unité se faire charcuter. Je parie qu’il prendra en personne la tête de cette expédition.
- Essaie un peu de l’en dissuader, soupira Jens Harold. Tu connais le général, il est obsédé par cette bataille. La seule défaite qu’il ait connu dans sa glorieuse carrière. Cette fois, il préfèrera mourir plutôt que de battre en retraite.
- C’est bien ce qui me fait peur. Tu devrais l’accompagner, ça me rassurerait de te savoir à ses côtés au cas où les choses tournent mal.
L’amiral d’escadre sourit, insensible à la menace à peine voilée de son vis-à-vis.
- Non, le général m’a confié une autre mission. Je prendrai les commandes de La Bête pour pénétrer la ceinture polarianne en dernier, une fois que toutes les défenses ennemies seront mobilisées contre l’Ultima Solaris. La diversion me permettra d’approcher la planète-mère sans rencontrer de résistance majeure. Dès que leur bouclier sera tombé, je débarquerai mes troupes pour sécuriser une base opérationnelle sur place. Le temps que les Polarians comprennent la manœuvre, ils ne pourront jamais revenir assez vite pour m’en empêcher. Le Gardien, l’Ultima Solaris et Le Monde désengageront pour me rejoindre et nous établirons un couloir sidéral par lequel le gros des troupes impériales pourra s’engouffrer lorsqu’elles arriveront sur place.
Johan Tyu éclata d’un rire amer.
- Sa Majesté envoie les provinciaux au casse-pipe pour que la générale Minatobi récupère les lauriers de la victoire ? J’ai comme une étrange impression de déjà-vu.
Il n’en fallait pas davantage pour assombrir son humeur. Le duel contre Jens Harold ne s'annonçait déjà pas en sa faveur. Si cette garce de Ravena Minatobi déclarait sa candidature, Tyu n’aurait plus qu’à jouer les spectateurs et féliciter le vainqueur.
- Crois-moi, Johan, cette situation me déplait autant qu’à toi. Mais on ne peut pas désobéir à un ordre direct de l’empereur. »
Qui soutiendra publiquement Minatobi lors de l’élection. Oh, misère ! Johan Tyu avait soudain envie de se pendre. Tous ses espoirs de devenir un jour maître d’Irotia venaient de tomber à l’eau. Dix ans plus tôt, Maz Keltien ne l’avait emporté que d’un cheveu face à la générale lugorienne. Ravena Minatobi avait obtenu toutes les voix des grands électeurs désireux de plaire à Sa Majesté. Seule l’empathie du peuple irotien pour son héros de guerre brisé avait permis à Maz d’être élu gouverneur.
« Nous devons écraser Polaria avant l’arrivée de Minatobi et de sa Vierge Aveugle, décida Tyu d’un ton catégorique. Auréolée du prestige de la victoire, elle prendrait les rênes d’Irotia pour les dix prochaines années. Je préfère encore me couper une jambe plutôt que de la voir parader sur le balcon de la place Geneter.
- Tu ne changeras jamais, Johan, se désespéra l’amiral d’escadre. Je te parle de stratégie militaire et toi, tu ne penses qu’à la politique. Tu es au courant que des milliers de vies humaines sont entre tes mains ? C’est toi le chef de cette armada, bon sang !
L’amiral Tyu s’agaça.
- Tu ne comprends pas, Jens. Sa Majesté a toujours défendu l’idée d’un Empire fédéral unissant des planètes autonomes. Mais le prince héritier ne cache pas sa volonté de créer un régime plus autoritaire. Si Minatobi remporte les élections, Irotia perdra son indépendance et deviendra une province attachée au gouvernement central. C’est l’avenir de notre planète qui est en jeu. Si tu envisages vraiment de succéder à Maz, tu devrais être capable d’anticiper ce genre de choses.
- Donc, tu suggères de désobéir aux ordres et de risquer une débâcle militaire pour s’opposer au pouvoir impérial ? Fais attention, Johan. D’autres que moi pourraient l'interpréter comme de la trahison.
- S'agit-il d’une menace ?
L’amiral d’escadre esquissa un mystérieux sourire.
- Disons plutôt un conseil d’ami. Réfléchis bien où va ta loyauté, ce serait dommage de ternir l’ensemble de ta carrière. »
Jens Harold le salua et s’éloigna d’un pas raide. Resté seul sur le pont de son vaisseau, Johan Tyu bouillait de rage. Quel misérable cloporte ! Comment osait-il le prendre de haut et manquer de respect à son supérieur hiérarchique ? Ce jeune impudent se croyait tout permis depuis qu’il avait obtenu les faveurs de Maz. Il était temps de le faire descendre de son piédestal et de lui donner une bonne leçon. La main tremblante, Tyu attrapa son terminal électronique et convoqua son aide-de-camp. Cinq minutes plus tard, un capitaine au teint basané se présenta sur la plateforme, une ration entamée de protéines et de haricots secs dans la main.
« Désolé d’interrompre ton déjeuner, Ron. Je te confie les préparatifs de nos vaisseaux, je dois m’entretenir avec le général.
- À vos ordres, amiral. »
Johan Tyu adressa un sourire satisfait à son subordonné. Si seulement tous les officiers de la flotte pouvaient être aussi humbles et compétents que lui ! La quarantaine passée, sans femme ni enfant à éduquer, le grand noir résidait dans les casernes et consacrait sa vie entière à l’armée. Un exemple de soldat comme on n’en faisait plus. Depuis que Tyu l’avait choisi pour le seconder, Ron Terry ne l’avait jamais déçu. Il ferait un excellent amiral le jour où il prendrait sa retraite : avec lui, son fidèle Gardien serait entre de bonnes mains.
Le cœur un peu moins lourd, il quitta le pont de la corvette et franchit une écoutille pour atteindre la salle des transmissions. En temps normal, c’est là que s’affairaient l’officier-radio et son équipe pour déchiffrer les messages et transmettre les ordres des vaisseaux de rang supérieur. Ce matin, l’endroit était désert à l’exception d’une Ginger qui montait la garde, arme au poing. Quand l’amiral pénétra dans la pièce exiguë, elle le salua d’un poing sur le cœur et tourna les talons. Le verrou magnétique s’activa derrière elle et Johan Tyu se retrouva seul face à un écran géant.
« Connexion sécurisée ! lança-t-il d’une voix forte.
Un scanner s’alluma et le détailla de la tête aux pieds. Lorsqu’il eut terminé son analyse, une voix robotique répondit à l’amiral. C’était celle de Résine, l’intelligence artificielle utilisée à bord de tous les vaisseaux de la flotte. Elle avait l’accent chantant des planètes extérieures.
- Identité confirmée, accréditation maximale. Bienvenue à bord, amiral Tyu.
- Quartiers du général Keltien, immédiatement. »
Une poignée de secondes plus tard, le visage de Maz apparut en trois dimensions sur l’écran géant. À en juger par son teint blafard, ses paupières tombantes et ses cheveux en bataille, le vieux gouverneur souffrait encore d’insomnie à cause de ses terreurs nocturnes. Le décor derrière lui était familier : l’immense carte de la métropole épinglée au mur indiqua à Johan Tyu qu’il avait passé la nuit enfermé dans son bureau secret. L’amiral pesta à voix basse. Cette paranoïa au sujet de la Mort Rouge devenait vraiment stupide. Il s’empara d’un casque, le posa sur ses oreilles et activa le microphone.
« Bonjour, mon général.
Le visage de Maz s’éclaira lorsqu’il reconnut son interlocuteur.
- Johan ! Tu es bien matinal !
- L’univers appartient à ceux qui se lèvent tôt. Je tenais à superviser en personne les préparatifs de votre armée.
- Parfait. Ça ne t’ennuie pas si je termine mon déjeuner ? »
Tyu acquiesça d’un hochement de tête indifférent. Maz se leva et revint quelques instants plus tard avec une gamelle en laiton remplie d’un bouillon fumant. Un gros morceau de viande flottait à la surface comme un animal mort, entouré d’une pellicule de graisse qui évoquait une flaque d’huile de moteur. L’estomac de Johan se révulsa. Comment pouvait-on ingérer pareille nourriture à six heures du matin ?
« Ragout de poulet en gelée et tubercules de fricin ! s'amusa Maz en découvrant la grimace de son vis-à-vis. Tu devrais essayer, c’est bien meilleur qu’il n’y parait !
- Je préfère vous croire sur parole, mon général.
Le vieux briscard s’esclaffa et enfourna une généreuse portion de volaille qu’il avala sans mâcher. Il l’accompagna d’une grande lampée d’alcool fort.
- Bien. J’imagine que tu ne m’as pas appelé pour discuter gastronomie. Jens t’a transmis la première ébauche du plan de campagne ?
- Il me l’a vaguement résumé, répondit Tyu en sentant ses aigreurs d’estomac s’amplifier. À ce sujet, j’aimerais savoir pour quelle raison vous n’avez pas jugé utile de me consulter avant de partager...
- Jens et moi avons repensé l’organisation des escadres, le coupa Maz d’une voix ferme. L’attaque de Revitalis m’a donné à réfléchir. Pour l’instant il s’agit d’un acte isolé, mais je doute que les Polarians décident d’en rester là. J’ai besoin de quelqu’un sur qui compter pour défendre Irotia.
L'amiral se figea et sentit un frisson glacé descendre sa colonne vertébrale. Il n’aimait pas du tout la tournure de cette conversation.
- Vous m’écartez de la campagne, mon général ?
- Allons Johan, bien sûr que non ! Seulement du front. Tu resteras au bercail avec tes unités. Si nos ennemis lancent d’autres raids contre nos stations orbitales, je veux être sûr qu’ils recevront un accueil à la hauteur.
Tyu serra les dents et se mordit la langue pour ne pas afficher son mécontentement.
- Je suppose que c’est l’amiral Harold qui assurera le commandement de la flotte ?
- En effet. Nous sommes de la vieille école toi et moi, il est temps de laisser la jeunesse s’exprimer.
Cette fois, l'amiral ne parvint pas à masquer sa contrariété. D’une voix résolument plus froide, il demanda :
- Comment comptez-vous mener à bien votre plan de bataille si le Gardien reste à quai sur Irotia ?
La réponse de Maz lui porta le coup de grâce.
- Je n’ai jamais dit que tu conserverais ton destroyer. »
Tyu s’appuya sur le panneau de commande pour éviter de défaillir. Il était à deux doigts de fracasser l’écran avec son casque. Ce salopard de Jens Harold avait bien fomenté son coup ! Mais il n’avait pas l’intention de se laisser faire. Il était hors de question que ce jeune blanc-bec le dépouille de son vaisseau !
« Sauf votre respect mon général, je doute que l’amiral Harold soit qualifié pour prendre le commandement du Gardien. Il n’a jamais manœuvré un vaisseau de cette envergure. La moindre erreur lors de l’utilisation des propulseurs ou du canon à gravitons provoquerait des dommages considérables.
Maz balaya son argument d’un revers de la main.
- Ne t’en fais pas, Johan. Je ne confierais jamais un bâtiment de classe léviathan à quelqu’un qui n’a pas reçu la formation nécessaire. Jens dirigera l’armada depuis son propre destroyer. Ton adjoint sera nommé amiral d’escadre, c’est lui qui aura le commandement de ton vaisseau. »
Tyu s’étrangla. C’était encore pire que tout ce qu’il avait imaginé. On le reléguait au placard, on le spoliait de son bien le plus précieux et on le séparait de son bras droit. La promotion de celui-ci n’était qu’un morceau de sucre pour lui faire digérer une pilule amère. En quelques minutes, Maz venait d'anéantir l’ensemble de sa carrière. Une bile acide lui brûla la gorge et des larmes de rage troublèrent son champ de vision.
« C’est un excellent choix, parvint-il à articuler.
- Je savais que mon idée te plairait ! s'enthousiasma Maz. En mon absence, tu incarneras l’ordre et la sécurité sur Irotia. J’ai laissé des instructions pour que tous les magistrats et la Sécurité Civile t’obéissent. En cas d’attaque ennemie, je veux que la population soit évacuée sur les stations orbitales et que tu établisses un périmètre de défense en attendant des renforts.
- Ce sera fait, mon général.
- Merci, Johan. Je savais que je pouvais te faire confiance.
Le vieil ivrogne termina le reste de son bouillon et vida d’un trait un verre de liqueur distillée à plus de cinquante degrés. S’il continuait à ce rythme, il tomberait en coma éthylique avant la fin de la journée.
- Au fait, tant que j’y pense ! ajouta Maz avec le regard vitreux. Il y a eu une explosion au Troquet des Parieurs la nuit dernière. J’ai chargé Feris d’enquêter sur cette affaire, j'aimerais que tu lui prêtes assistance. Ce sera tout, Johan. Tu peux disposer. »
L’image se flouta et l’écran redevint noir. Tyu retira son casque et le balança d’un geste rageur à travers la pièce. Relaxé, lui ! Ecarté de la campagne, chassé de sa place de favori par cette pourriture de Jens Harold ! Et en plus, il allait devoir se farcir cette andouille de mercenaire ! L’amiral n’avait jamais apprécié son ancien homologue, qui avait démissionné des Gingers pour créer sa propre troupe paramilitaire. Pour lui, le nom de Feris Park rimait avec ennuis. Son équipage de baltringues n’était constitué ni de cœurs-tendres ni de citoyens irréprochables. La plupart d’entre eux étaient des repris de justice ou des vétérans dégradés par un tribunal militaire. Une sacrée brochette de vainqueurs ! Il allait devoir garder tout ce beau monde à l’œil, et de près.
Peu à peu, la colère désertait le vieil amiral pour laisser place à une froide détermination. Maz Keltien l’avait peut-être évincé de la campagne et privé de son destroyer, mais il venait de commettre une terrible erreur. En le nommant protecteur de la nation, il offrait à Johan Tyu une occasion unique de s’affranchir des élections et de prendre par la force ce qui lui revenait de droit. Et en prime, il venait de mettre à sa disposition une armée de mercenaires sans scrupules.
Un sourire carnassier se dessina sur son visage.
Dans moins d’une semaine, il serait le nouveau maître d’Irotia.