Chapitre 8 : La gemme de la fierté ? C'est une pierre

        J'adoptais souvent le mantra "ne remets pas à demain ce que tu peux faire aujourd'hui". Je trouvais ça intelligent : procrastiner n'apportait rien de bon. À quoi la fainéantise servait si ce n'était qu'à nous piéger. 

        Mais dans le cas présent, il n'était probablement pas possible de débarquer dans le bureau d'Heesadrul à une heure aussi tardive et de lui imposer mon caprice de ponctualité. Même s'il ne s'était pas gêné pour me faire chanter, à peine sortie de prison.

        Les personnes aisées et leur mode de vie harmonieux.

       Nous avons tous dans la vie notre opposé. Ou notre complément. Celui ou celle qui freine nos ardeurs ou tempère nos excès. C'est pour cela que j'adorais Jennella.

        Alors que nous quittions la boîte avec Ether après avoir convenu de mon entrevue avec son père le lendemain, ma soeur apparut de nulle part, à quelques mètres de la boîte s'approcha de nous avec bien plus de difficulté qu'au début de la soirée. Je fronçai les sourcils d'inquiétude et de mécontentement alors qu'elle balayait mon regard désapprobateur d'un geste de la main.

        — Où est-ce que vous allez comme ça, sans prévenir ? demanda-t-elle en passant son regard inquisiteur de moi à Ether.  Vous trouvez ça probablement normal de quitter sa sœur sans un mot et de s'enfuir comme une voleuse après des semaines de silence radio.

        Elle prononça la dernière phrase le regard rivé sur Ether, les bras croisés sur sa poitrine, faussement vexée. Ether baissa néanmoins le regard.

      — Je suis désolée, fit-elle. J'ai... J'ai eu quelques empêchements et...

       Sans prévenir, Jane courba sa longue silhouette et pris affectueusement Ether dans ses bras. Je la vis se crisper instantanément et lever les bras, ne sachant pas quoi en faire.

        — Je sais. Tu ne peux pas être sur tous les terrains, souffla-t-elle. Et même si c'est le cas, il arrive parfois que ce soit si dur qu'il devient impossible de prendre du recul sur les choses et de faire un break. Tu dois avoir des milliers de choses en tête et je ne t'en veux pas.

     Elle recula sa tête, sans relâcher son étreinte, et la regarda, l'air grave.

       — Mais quoi que tu fasses, soit bien sûre que ce soit ce que tu veux. La vie est trop courte pour s'infliger des supplices.

        Ether écarquilla légèrement les yeux, et j'étais tout aussi médusée. Après un silence de quelques instants, Jane le rompit par un tape sur les épaules d'Ether avant de reculer avec un de ses joyeux et bienveillants sourires greffés au visage.

      — Bon ! Vous ne m'avez toujours pas dit pourquoi vous êtes parties en douce et si tôt. Qu'est-ce que vous mijotez ? demanda-elle en nous pointant du doigt.

        Ether me regarda et je pris la parole.

        — On allait rentrer, répondis-je honnêtement.

        Jane me lança un drôle de regard inquisiteur avant de croiser les bras.

        — Mmh mmh, fit-elle en haussant un sourcil, un petit sourire narquois aux lèvres. Vous avez copiné très vite. C'est assez inattendu vous connaissant. Vous devez avoir des milliers de choses en commun pour que le courant passe si bien au point de vous cacher à l'arrière salle pour ensuite disparaître à pas de loup au milieu de la nuit. 

        — Euh...

        Je fronçai les sourcils et jetai un coup d'œil à Ether en espérant qu'elle puisse trouver quelque chose à répliquer mais la vis étrangement... mal à l'aise.

        Jane se rapprocha soudainement et braqua son regard sur Ether.

       — Vous ne me cacheriez pas quelque chose ? fit-elle en remuant son sourcil, son sourire narquois grandissant. Vous savez, votre bonheur fait le mien alors je serai ravie que vous me fassiez assez confiance pour me révéler votre petit secret sur votre... relation naissante, fit-elle en glissant son regard sur moi.

        Ether écarquilla à nouveau les yeux en faisant passer son regard de ma sœur à moi et du sol aux arbustes. Jane éclata de rire en la voyant si désemparée.

         — Arrête un peu de dire n'importe quoi, à ton âge ! Ce n'est pas drôle et ce n'est pas vrai.

        — Ah, vraiment ? fit Jane.

        — Ça l'est, répondis-je. Nous avons effectivement une relation naissante.

        Jane la regarda et haussa les sourcils, satisfaite et victorieuse. Ether me dévisagea, bouche bée, avant de détourner le regard.

         — Pas dans ce sens là, Jaïna.

        — Quel sens ?

        — Pas dans le sens auquel tu penses, répondit-elle.

        — Et à quoi je pense ? insistai-je.

         Jane pouffa tandis qu'Ether se frottait la tempe, comme si elle avait affaire à une enfant qui lui donnait du fil à retordre.

        — Elle ne faisait pas référence au sens amical d'une relation.

        — Oh, fis-je.

        Ether s'éclaircit la gorge tandis que ma sœur semblait jouir d'une satisfaction démesurée.

        — Comment est-ce que ce serait possible ? demandai-je soudainement.

        — Quoi ? firent-elles.

       — Comment est-ce qu'on pourrait avoir ce genre de relation ?

        Elles se regardèrent et Jane, maintenant calmée, me répondit comme je l'espérais.

        — Pourquoi pas ?

        — Tu penses que ce serait bizarre ? demanda Ether.

        — Oui.

        Elle ouvrit la bouche mais aucun son n'en sortit.

       — Pourquoi ça ? relança rapidement ma soeur.

        — Je ne comprends pas comment deux personnes qui viennent de se rencontrer peuvent immédiatement débuter une relation amoureuse.

        — Oh, firent-elles à l'unisson.

        — Quoi ?

        — Rien, ricana Jane. Mais des milliers de personnes font ça de nos jours.

        — Ces personnes ont une relation intime, pas amoureuse, objectai-je.

        — Tu marques un point.

        — Tu ne crois pas au coup de foudre ? me demanda Ether.

        Je lui jetai un coup d'œil. Je n'y croyais pas. Il s'agissait juste d'une appellation élégante de la libido utilisée pour troubler les personnes irrationnelles et simples d'esprit. Une propagande diffusée par le gouvernement à travers les médias pour instaurer le concept de l'amour pur et fougueux afin de mieux vendre cette institution qu'est le mariage.

       — Non.

       — Du tout ? insista-t-elle. Qu'est-ce que tu fais des personnes qui tombent amoureuses au premier regard ?

        Je haussai les épaules.

        — Je n'en ai jamais rencontré.

        — OK alors... des personnes qui tombent amoureuses  tout court?

        Je haussai un sourcil.

        —  Quoi ?

        Elle haussa les épaules en jetant un coup d'oeil à Jane.

        — Tu es déjà tombée amoureuse ?

        Même si je trouvais que c'était assez indiscret compte tenu de notre proximité actuelle, il ne m'en coutait rien de répondre. Ce n'était ni une tare ni un tabou.

       — Non, jamais.

        — Jamais ! renchérit Jane. Mais moi, si. Même si tu le sais déjà (elle se tourna soudainement vers moi les yeux écarquillés). J'avais complètement oublié ! Jaïna, c'est elle la fille dont je t'ai parlé. Tu sais, celle avec qui je passais du temps et qui me rapportait tous ces antalgiques.

        Je jetai un coup d'oeil vers Ether qui détourna le regard.

        — Oui, je le sais. Elle me l'a dit lorsque nous nous sommes... rencontrées.

        Jane m'observa d'un drôle d'air avant de poursuivre comme si de rien n'était :

        — En tous cas c'est bien que vos chemins se soient croisés, peu importe la façon, déclara-t-elle en me gratifiant d'une tape sur l'épaule. Ça t'aidera peut-être à socialiser, sortir, voir du monde. (elle me désigna d'un signe de tête à d'Ether) Si elle ne travaille pas, elle passe tout son temps seule, terrée dans une pièce obscure à se rajouter du boulot. Et ce, malgré mes efforts et ceux de tout notre entourage qui, eux aussi, se démènent à essayer de lui bâtir une jeunesse. Alors tu vois, je suis loin d'être la seule à vouloir passer du temps avec elle. Mais elle décline toujours toutes nos invitations avec cet air saoulé qui ne la quitte jamais.

        — Je ne décline pas si souvent les tiennes, contredis-je.

        — Si, mais je te force toujours à me suivre. Aujourd'hui en est la preuve.

        — C'est vrai que je trouvais ça bizarre de te rencontrer ici, commenta Ether.

        — N'est-ce pas ? fit Jane, ravie d'avoir une alliée sur ce sujet d'une importance capitale. Alors que c'est un endroit sympa.

        — Et bruyant.

        — Tu as toute ta retraite pour jouir du calme, fit Jane. C'est maintenant qu'il faut en profiter.

         — Pour me percer les tympans ?

        Elle leva les yeux au ciel.

        — Tu passes ton temps sur le no man's land et c'est tes oreilles qui t'inquiètent ?

        — Je préférerai ne pas perdre bêtement mon ouïe, répliquai-je.

        — Euhm... 

        Nous nous tournâmes vers Ether.

        — Il va falloir que j'y aille, annonça-t-elle. Il est tard et j'ai pas mal de choses de prévues demain.

        — Bah... vous ne deviez pas aller quelque part avec Jinny ? demanda ma soeur.

        — Oh, non pas ce soir. On allait juste rentrer et comme on prenait le même chemin...

        — Pourquoi remettre à demain ce qu'on peut faire aujourd'hui ? la coupa Jane. Quoique ce soit, je suis sûre que c'est assez important pour réussir à attirer l'attention de Jinny alors autant le faire tout de suite. Ça sera chose faite et vous serez débarrassées. 

        — Qu'est-ce qui te fait croire qu'on a quelque chose à faire ? demandai-je.

        Ma sœur haussa les épaules en me regardant comme si je posais la question la plus évidente du monde.

        — Ether a répondu "pas ce soir".

        Je levai les yeux vers la coupable .

        — Oh..., fit-elle

        — Piratage psychologique, se vanta Jane. Simple et efficace.

        — Quoi qu'il en soit, repris-je. Comme elle l'a dit, il est tard.  

        — Et alors ? On est loin d'être les seules personnes réveillées à quatre heures du matin. Et puis, qu'est-ce que vous avez à perdre ? 

        — Elle a raison, intervint contre toute attente Ether. Ça pourrait se faire. 

        J'ouvris la bouche et la refermai. Parler le plus rapidement possible à Heesadrul m'arracherait une épine du pied, mais il était vrai que dans l'immédiat, je n'avais aucune envie de le confronter. Je soupirai. Si la vie avait été une question d'envie, de souhaits et de désirs, alors tous les êtres humains de cette planète n'en seraient pas là où ils en sont. Pour pouvoir avancer et évoluer, il fallait penser "productif" même si ça allait souvent de paire avec déplaisir. Et puis, si Ether jugeait qu'il était envisageable de s'entretenir avec son paternel, qui était-je pour la contredire. Autant saisir cette opportunité et vite conclure cette affaire.

        — Très bien, me résignai-je.

        — T'es facile à convaincre, commenta-t-elle en haussant les sourcils.

        — Tout dépend de la corde sur laquelle tu appuies..., fit mine de chuchoter Jane. Bon ! Je vous ai assez retenues comme ça. Je commence à fatiguer, encore un dernier round et je pourrai enfin retrouver mon cocon douillet.

        — Tu es sûre que tu vas y arriver ? m'inquiétai-je. Tu ne préfères pas que je t'accompagnes ?

        Jane me sourit et je vis bien qu'elle essayait de retenir un rire moqueur.

        — Ça va aller, m'assura-t-elle. On n'est pas venues seules rappelle-toi. Et puis, j'ai dit : encore un round.

        — Mais...

        — Arrête un peu de faire ta toi et occupe-toi de ce que tu as à faire. Allez, allez, va-t'en, débarrasse le plancher, oust ! me pressa-t-elle en me poussant à m'éloigner. À t'inquiéter comme ça moi j'ai l'impression d'être complètement invalide. Et ne réponds pas ! s'exclama-t-elle avant que je ne puisse répondre quoique soit.

        Elle se tourna vers Ether.

        — Je te la laisse, et je compte sur toi pour l'aider à régler ses petits... défauts.

        Ether me jeta un coup d'oeil, un sourire en coin, avant de reprendre la route non sans lâcher un.

        — Je les trouve cool.

 

 

 

»»————- ★ ————-««

 

 

 

        En arrivant à la demeure des Draatinga, je ne pouvais qu'admettre que malgré les individus malhonnêtes qui la peuplaient, c'était un somptueux domaine. Je ne l'avais pas observé lors de ma première venue, mais je remarquais à présent le minutieux travail architectural qui avait été mis en place et qui avait perduré à travers le temps et survécu à bien des calamités à Specter. La façade agrémentée de granite kinawa faisait refléter les splendides rayons lumineux lunaires et donnait l'impression d'être pris dans un envoutement de rayons kaléidoscopiques.

        Le grand portail sur lequel figurait l'initiale de la famille, sûrement en or massif, était orné de la pierre précieuse relative au clan : La Cyanite. Toutes les familles possédaient une pierre qui était propre à leur lignée, domestiques comme chefs de famille, elle représentait leur fierté et renforçait leur sentiment d'appartenance et d'identité. Je supposais que c'était un peu comme moi qui faisait partie des Chouettes.

        Mais alors qu'Ether ouvrait la voie, je me rappelai que la seule chose que je l'avais vue porter autour du cou était un étrange et pas moins archaïque médaillon. Même si c'était incorrect et précipité de ma part, j'avais déjà eu le loisir de remarquer sa singularité et différence  en comparaison des nombreuses personnes de la Haute que j'avais pu rencontrer. Il fallait dire que son comportement était plus qu'énigmatique, et il ne s'agissait plus uniquement de moi et Jane. 

        Perdue dans mes pensées, je faillis rentrer dans Ether qui s'était arrêtée pour me regarder par dessus son épaule.

        — Tout va bien ? demanda-t-elle.

        — Oui, répondis-je.

        Elle m'observa quelques instants mais ne releva pas. À la place, elle jeta un coup d'œil à la façade de la bâtisse.

        — Il ne vaut mieux pas tomber sur les gardes. Il est tard et ils sont très à cheval sur les règles. Il faut passer par un tas de procédures pour pouvoir parler à mon père, mais le temps c'est de l'argent et on n'en a pas assez, expliqua-t-elle en s'éloignant en plissant les yeux pour contempler la hauteur du mur. Alors il vaut mieux passer discrètement. Suis-moi.

        Je m'exécutai et Ether me montra une façade charpentée grâce à laquelle nous arrivâmes à accéder au balcon de sa chambre. À son habile manière de faire, je devinais qu'il ne s'agissait pas de sa première fois.

        La pièce était méchamment luxueuse : Un grand lit rond à baldaquin, parfaitement fait, sur lequel reposaient une panoplie d'oreillers que je devinais plus que douillets et confortables; une toute aussi grande garde robe semi-ouverte dans laquelle attendaient impatiemment d'être portés des vêtements haute couture; un immense lustre style montgolfière qui devait éclairer jusqu'aux moindres recoins de cette vaste chambre en carrelage de marbre blanc. C'était évidemment sans compter tous les canapés, bibliothèques, plantes, tables et tableaux valants sûrement une fortune, exposés sur les murs en Corian et parements de pierre beige.

        — Ça ne risque pas d'offenser ton père s'il me voit sortir de ta chambre ? ai-je demandé.

        — Non, répondit Ether qui refermait la baie vitrée en tirant son rideau occultant. Il n'y fera pas même pas attention. Et puis, ne t'occupes pas de lui. J'en fais mon affaire.

        Elle se tourna vers moi et m'observa.

        — Quoi ?

        — J'ai l'impression que tu as quelque chose à me demander.

        Je ne répondis rien. 

        — Bien sûr, je me doute que tu as plein de questions à me poser, et c'est logique étant donné la position dans laquelle tu te trouves. Ce n'est juste pas ton... genre d'insister, lâcha-t-elle en penchant la tête sur le côté, comme si elle essayait de lire à travers moi. Mais j'ai aussi la sensation que je pique ta curiosité.

        J'écarquillai légèrement les yeux. Elle ne piquait pas particulièrement ma curiosité. Ce n'était pas comme si mon intérêt était dans un but de divertissement. Elle avait un étrange comportement et toute personne rationnelle aimerait saisir le sens sous-jacent de ses actions. Mais dans l'immédiat, les réponses à mes interrogations n'étaient d'aucune utilité et ne représentaient pas une priorité.

        — Pas plus que ça, répondis-je.

        — Donc tu es bien curieuse à mon sujet.

        — Non, je... (j'inspirai avant de reprendre). Il n'y a rien d'indispensable que je veuille te demander. 

        — Mais il y a bien quelque chose, insista-t-elle.

        — Rien de...

        — Rien d'indispensable, me coupa-t-elle. Je sais. Mais moi je suis curieuse de savoir ce qui te taraude, peu importe à quel point tu juges ça inutile. Qu'est-ce que ça te coûte de me le demander ? On sera toutes les deux gagnantes.

        Je soupirai. Comment arrivait-elle à m'épuiser sans aucun effort ? Lui poser la question serait une perte de temps puisqu'avoir la réponse dans l'immédiat ne m'était d'aucune utilité. En revanche, étant donné son insistance, il était fort probable que nous en perdions bien plus si je ne cédais pas à sa requête.

        À part mon temps, elle avait raison, je n'avais rien à perdre. Alors je décidai de poser la question la plus simple et à la réponse que je jugeais sûrement la plus rapide et concise.

        — Pourquoi est-ce que tu ne portes pas de Cyanite ?

        Elle sourit en coin. Je me doutais qu'elle s'attendait à une question plus croustillante.

        — Pourquoi est-ce que j'en porterais ? répliqua-t-elle.

        — Tous les membres d'un clan portent la gemme qui le caractérise, répondis-je.

        — S'ils décident de se jeter d'une falaise, est-ce que ça signifierait pour autant que je sois tenue de le faire ?

        — C'est un signe de fierté.

        — C'est une pierre, contredit-elle.

        Je la fixai et elle soupira avant de passer discrètement la main dans ses  boucles brunes.

        — Je ne veux pas m'encombrer de ces formalités, avoua-t-elle. Et je n'éprouve pas le besoin de signifier à quelle famille j'appartiens.

        Je la regardai faire le tour de la chambre pour ouvrir un tiroir avant de revenir vers moi et de me tendre objet. J'ouvris ma paume et y découvris un pendentif ovale en argent de cyanite, si polie que j'aurais facilement pu la confondre avec du saphir.

        — La pierre n'est pas de la même couleur que celle exposée sur le portail, remarquai-je en la levant vers la lumière pour mieux l'observer.

        — Elle est un peu plus bleue, c'est vrai.

        Je la regardai du coin de l'oeil.

        — Pourquoi porter ce médaillon-ci au lieu de celui là ? demandai-je en désignant son cou d'un signe de tête.

        Elle baissa les yeux vers son cou et pris le médaillon dans sa main.

        — Il est important pour moi, confia-t-elle en le triturant. Alors que celui que tu as entre les mains est juste hypocrite.

        Je fronçai légèrement les sourcils, confuse. Ether haussa les épaules.

        — C'est le cyanure qui devrait caractériser cette famille. Choisir cette pierre là est hypocrite.

        Je ne dis rien et me contentai d'observer la pierre. Il me semblait avoir lu quelque part que les pierres gemmes avaient toutes une signification. Je me demandais quelle était celle de la cyanite pour qu'Ether la trouve hypocrite au point de refuser de la porter.

        — Tu peux la mettre ici, me dit-elle en me tendant une boite.

        Je me rapprochai d'elle et la posai à l'intérieur avant qu'elle ne la remette dans le tiroir de son bureau. Elle aurait pu la jeter, mais malgré tout, elle la gardait en sécurité. Force était de constater qu'elle ne pouvait pas s'en débarrasser.

        Perdue dans mes pensées, je m'écartai pour laisser Ether passer et ne remarquai pas la paire de chaussures négligemment jetée au sol. La paire de talons de Jane n'arrangea rien; je me pris les pieds dedans et perdis l'équilibre. Ether tenta de me rattraper avec un "Attention !" mais eu tout juste le temps de saisir mon poignet. Je l'entendis se prendre le pied dans son bureau avant de s'écrouler sur moi dans un bruit sourd.

        — Merde ! jura-t-elle. Je savais que ç'allait arriver un jour si les rangeais pas.

        — Non, lui dis-je. C'est moi qui n'ai pas l'habitude des chaussures à talons.

        La porte se sa chambre s'ouvrit soudainement dans un claquement et nous fit sursauter. Nous regardâmes fixement, surprises et bouches bées Steedfast, le garde que j'avais croisé en venant ici la première fois.

        — Madame ? fit-il en voyant Ether.

        — Steedfast.

        Ether se releva et me tendis la main pour m'aider à en faire de même.

        — Est-ce que ça va ? me demanda-t-elle. Tu n'es pas blessée ? 

        Je secouai la tête.

        — Ça va, merci.

        — OK. Je vais voir le chef. Il est toujours dans son bureau, ça sera pas difficile de le trouver. Je reviens tout de suite.

       Elle se tourna vers Steedfast qui nous observait fixement.

        — Comment était sa journée ? lui demanda-t-elle.

        — Monsieur n'a pas eu de désagrément, répondit-il.

        — Très bien (elle se tourna vers moi) à tout de suite.

        Elle quitta la pièce, me laissant ainsi seule avec Steedfast qui ne me quittait pas des yeux comme s'il avait peur que je vole quelque chose. Son regard était tellement lourd, que je pouvais à peine tourner les yeux sans le voir se renfrogner.

        — Je sais ce que vous essayez de faire, me dit-il sèchement.

        Je tournai les yeux vers lui.

        — Je vous demande pardon ?

        — Vous me comprenez très bien. Et ça ne marchera pas.

        Je ne répondis rien et me contentai de le dévisager.

        — Parce que je suis là, poursuivit-il en levant le nez sur moi.

        — Je vois ça, répondis-je.

        — Alors veuillez cesser vos techniques de racolage.

        Je fronçai les sourcils. De racolage ? 

        — Je vais être concis, dit-il en me toisant. Vous allez mettre un terme à vos tentatives scandaleuses de séduction envers Madame Draatinga. Immédiatement.

        Une fois encore, je me contentai de le dévisager, croyant à une plaisanterie. Mais rien dans son attitude ne laissait croire à une quelconque forme d'humour. Je haussai un sourcil en essayant de comprendre ce qui, dans mon attitude avait pu lui laisser penser une telle chose.

        — Il semblerait qu'il y ait comme un malentendu

        — Me prenez-vous pour un idiot ? 

        À ce stade, oui.

        — Non, répondis-je.

        — Dans ce cas c'est un bon début. Il est inutile de me mentir. Je connais les personnes dans votre genre et je sais tout ce qui se dit sur vous. Alors je vous demanderai de faire appel à votre bon sens et à ne pas entacher la réputation de Madame Draatinga. Il n'est pas question d'en faire le bouc-émissaire de cette famille par votre faute, alors autant vous sortir vos idées malsaines de la tête tout de suite.

        — Vous faites fausse route, répondis-je du tac au tac. Je n'ai jamais eu aucune idée en tête la concernant. Je ne m'encombre pas de ce genre de choses superficielles et suis uniquement dévouée à mon travail.

        — De la même façon que j'ai décidé de me dévouer à cette famille, déclara-t-il. Et je vous connais. Les plus grandes entreprises ne parlent que de vos exploits et font vont louanges. Ils applaudissent vos talents de chasseuse de prime. Et malgré le besoin désespéré qu'à Monsieur Draatinga de vous compter dans ses rangs, je n'ai pas oublié d'où vous venez. La basse ville n'est que le dépotoir de Specter et je sais quelle vie dissolue vous menez : l'alcool, la drogue, et les hommes. S'il n'en tenait qu'à moi, je vous livrerais aux autorités sans plus tarder et vous empêcherai de répandre votre immoralité sur notre nation. (Mon immoralité ? Specter n'avait pas besoin de moi pour être immorale, et la débauche de la basse ville n'était sûrement pas venue avec moi. Mais il me paraissait inutile de le lui préciser) Hélas, je ne suis qu'un garde du corps, et en tant que tel, je ne peux faire taire le respect que Monsieur et Madame ont l'air d'éprouver à votre égard. Néanmoins, il m'est toujours possible d'interférer.

        Je me raidis.

        — Est-ce une menace ? 

        — Non, répondit-il. Juste une mise en garde.

        Et à la manière d'une diva, il quitta la pièce.

        Je soupirai. Tous les membres de cette famille avaient visiblement un vice qui les caractérisait. L'immoralité d'Heesadrul, le mépris de ce Steedfast, quant à Ether...

        J'observai sa chambre qui, tout comme elle, ne laissait rien transparaître d'immoral. Cette immoralité qui, comme elle l'a souligné, devait être caractérisée par le cyanure, et non le cyanite.  Plus je sentais que je baissais ma garde, plus je doutais d'elle. C'était très paradoxal. Plus elle paraissait digne de confiance, et plus je trouvais ça étrange qu'elle le soit réellement.

        Mon regard se posa sur la paire de chaussures sur laquelle j'avais trébuché et je regardai immédiatement de travers celle qui était à mes pieds. Quelle idée tordue d'accepter de porter de telles entraves. Je m'accroupis pour ramasser les affaires, posées sur le bureau, qui s'étaient renversées lors de ma chute. Il ne s'agissait rien de plus que de journaux politiques et économiques, comme attendu d'une potentielle future politicienne. Je réarrangeai la pile de paperasse lorsqu'un bout de titre de l'un des journaux attira mon attention. Je le tirai et déposai les autres de côté en lisant le titre marqué en gras : "LA CHASSEUSE ANTROPOPHAGE MAITRISÉE." avec en prime, une photo de moi le jour de mon arrestation. 

        Je feuilletai les pages du journal, que j'avais lu des centaines de fois et y trouvai plein d'annotations, soulignages et entourages. Les mots écrits sur les marges étaient des sortes de remarques et mémos en tous genres. Même la syntaxe y était entourée.

        Je posai le journal, et comme je m'y attendais, tombai sur un autre gros titre "LA TERRORISTE CONDAMNÉE À PERPÉTUITÉ, UNE DÉCISION CLÉMENTE CONTROVERSÉE." Avec, comme au précédent article, autant d'annotations. Je tirai une troisième gazette "KILLINGFIELD HIGH SPECTER SECURITY WORK PRISON, LE PÉNITENTIER ACCUEILLE JAÏNA ISALYS URYWINN.", "LA CHASSEUSE DE PRIME DOMICILIÉE À ODIUM, L'ENQUÊTE CONTINUE.","LE MASSACRE DU 31 DÉCEMBRE, UN PROCHE S'EXPRIME.","LES CITOYENS EN ÉMOIS, LA BASSE VILLE EN EFFERVESCENCE, LES PARTISANS DE SNOW SLAYER S'ENFLAMMENT". Et j'en passe, toutes avec les mêmes notes. Ether avait passé le plus clair de son temps à analyser les articles écrits à propos de moi, sûrement pour avoir assez d'informations pour me faire sortir, même si je ne voyais pas en quoi ces gazettes subjectives pouvaient être d'une quelconque utilité. 

        En revanche, je tombai aussi sur des journaux d'avant mon arrestation. Ils traitaient des nombreuses scènes de crime que j'avais laissées derrière moi et dans lesquels j'étais référée par "Snow Slayer", mon pseudonyme. Dans certains articles, les assassinats étaient montrés comme étant très clairement de mon oeuvre, mon mode opératoire étant assez caractéristique. En revanche, sur certains autres, je n'y étais pas mentionnée, la première page était même totalement banale mais Ether y ajoutait des annotations dans lesquelles elle semblait m'y croire impliquée. Ce qui, en toute honnêteté, était vrai. L'une des revues parlait du match de l'unes des équipes de football d'Odium qui était illustrée par un joueur posant avec une coupe près de son coach derrière lesquels nous pouvions voir des gradins. Cet article totalement sans intérêt a pourtant piqué la curiosité d'Ether pour la simple et bonne raison que je m'étais déjà trouvée sur ces gradins lorsque l'on m'avait chargé de récolter des informations sur l'un des remplaçants de l'équipe. Dont il n'était mention nulle part dans le journal.

        On pourrait croire que, concernant les articles traitant des oeuvres de "Snow Slayer", Ether ait juste pu les récupérer après que mon identité ait été révélée. Mais c'était impossible. Odium avait renforcé ses frontières déjà bien assez fermées et censuré la presse dans le but d'effacer tous les articles me concernant. De plus, les nations étant toutes très individualistes, il n'était pas possible, même avec des contacts, d'y forcer l'entrée afin d'y récupérer quelques journaux. Pas alors que les moyen de communication avec l'extérieur étaient bloqués.

        La seule façon possible de se procurer ces articles, était de se les être fait envoyer depuis Odium pendant qu'ils circulaient encore et que les communications n'étaient pas aussi surveillées. Ce qui impliquait qu'elle connaissait déjà mon identité.

        Je restai quelques instants à contempler les journaux éparpillés, perdue dans mes pensées, avant de les empiler et de les reposer sur le bureau.

        Je m'assis sur le lit, et me frottai le menton, en réfléchissant à ce que cela impliquait. Ether savait déjà qui j'étais ? Comment avait-elle pu le savoir ? Pourquoi n'avait-elle rien dit ? Je me pinçai l'arête du nez et fermai les yeux en grimaçant. En arrivant ici, Ether m'avait soupçonne de m'interroger à son propos, et quelques minutes plus tôt je me demandais pour quelle raison elle était différente et tentais de comprendre son étrange comportement. 

        À présent, j'avais une très bonne raison de m'interroger.

        Ether revint quelques minutes plus tard et me trouva assise sur son lit. Son expression mécontente m'interpella.

        — Qu'est-ce qu'il se passe ? lui demandai-je.

        — Je suis désolée.

        Il n'était donc pas possible de passer outre les formalités pour parler au Grand Manitou.

        — Ce n'est rien, répondis-je en me relevant. Je repasserai le voir demain.

         — Quoi ? fit-elle, confuse avant que la lumière ne se fasse dans son esprit. Oh, non, je ne parlais pas de mon père. Mais plutôt de Steedfast. Je l'ai croisé et il m'a raconté de quoi vous aviez discuté.

       Il ne s'agissait pas vraiment d'une discussion, à tel point que ça m'était sorti de la tête. Surtout à cause de ce que j'ai découvert après son départ.

        — Je te demande pardon, je ne sais pas ce qui lui a pris. Parfois je ne comprends vraiment pas son comportement. C'était déplacé, insultant et intolérable. Mais ne t'en fais pas, je ne laisserai pas ça couler.

        Je la dévisageai.

        — Je ferai aussi en sorte que ça ne se reproduise plus. Rien ne justifie un tel manque de respect envers un invité. Alors une fois encore, je te demande pardon.

        J'esquissai un léger sourire sans m'en rendre compte. Ce n'était pas la première fois qu'on s'adressait à moi de la sorte, mais que quelqu'un vienne me présenter des excuses était plus que nouveau.

        Ether me regarda étrangement, les yeux écarquillés.

        — Ce n'est pas grave, la rassurai-je. J'ai l'habitude.

        — Mais... Ça ne t'énerve pas ?

        Je secouai la tête.

        — Répondre à ce genre de choses ne ferait que donner satisfaction. Si je ne réponds rien, les gens finissent par se lasser.

        — Wow, fit-elle.

        — Tu trouves ça étrange ?

        Elle me sourit.

        — Non, souffla-t-elle. Je trouve ça cool.

        Après quelques instants de silence, elle s'éclaircit la voix.

        — Heesadrul est prêt à te recevoir, déclara-t-elle. On peut y aller.

        Je hochai la tête et lui emboitai le pas mais elle s'arrêta et tourna la tête vers moi.

        — Tu as un beau sourire, lâcha-t-elle avant de reprendre la route.

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