8/ Le cadeau
Je mène une double vie. La semaine je joue mon rôle d’aspirante Nourrisseuse et je me plonge toute entière dans mes tâches. Je m’astreins à une routine afin de ne pas éveiller les soupçons de Tadi qui me surveille toujours de loin en loin. Mais je sais que ce weekend end je vais revoir Gérald et redevenir, un court instant, une jeune recycleuse libre de son destin. J’ai définitivement corrompu Gérald qui se plait maintenant avec joie à contourner le système pour que l’on se retrouve en cachette dans les entrailles de notre système.
Je me prépare pour notre rendez-vous. Longtemps, je me regarde dans le miroir, en essayant de contrôler l’emballement de mon cœur. L’heure est proche. Je sors discrètement dans le couloir et me dirige directement vers le sas des labos. Cette fois je connais le parcours et arrive sans encombre à destination en moins de 30 min. Dès mon arrivée je trouve Gérald fébrile, surexcité même. Je lui parle des technologies des serres avec les fameuses cultures hors sol. Les plateformes élévatrices sont particulièrement ingénieuses. Surement une idée de grand père non ? Peut-être qu’il a travaillé un peu pour les Nourrisseurs et a rencontré Tadi à cette occasion. Rien de bien mystérieux non ? Il acquiesce vigoureusement mais je vois qu’il m’écoute à peine. Il a pleins de choses à me dire et semble impatient. Je le laisse donc m’exposer ses dernières découvertes.
Il finit par me dire qu’il a fait des recherches sur les Nourrisseurs et trouvé des choses vraiment étranges à leur sujet. Il est maintenant affecté aux technologies informatiques et a accès à beaucoup de données bien cachées. Mais rien de trop difficile pour mon petit génie ! Son superviseur est très strict sur la confidentialité et tous les dossiers sont morcelés pour ne pas donner le projet dans son ensemble à chacun. Malgré tout ils sont bien en deçà du niveau de Gérald et celui-ci a trouvé certains raccourcis bien utiles. Mon ami est devenu un hacker. Bravo j’ai vraiment une bonne influence sur lui…
Lors d’un travail particulièrement facile, il a utilisé son temps pour fouiller un peu plus. Il est tombé sur un dossier nommé « Dissidents ». Mon grand-père était dans le dossier. D’un coup la conversation devient sérieuse et nous chuchotons emplis de tension. Je vois bien qu’il essaie de me ménager mais je le pousse à m’en dire plus. Je dois savoir.
- Et bien … bon d’après mes recherches, ton grand père… rien n’est sur hein ! je suis tombée sur de vieux rapports des régulateurs et ça a été vraiment difficile de les extraire de la base de données à cause de toutes ses sécurités mais tu me connais j’ai continué et c’était pour toi donc me voilà en train de …
- Stop ! Ok ce sont des infos à prendre avec du recul. Mais je t’en prie va à l’essentiel !
- Oui tu as raison, désolé. Alors d’après…
Mon regard noir le dissuade de recommencer dans cette direction. Il retient sa respiration et récite d’une seule traite :
- Ton grand père a effectivement travaillé sur les technologies des Nourrisseurs mais avec ton… père, il y a presque 30ans. Cela leur a valu pas mal d’ennuis par la suite apparemment…
L’information déboule sur moi comme un incendie. Hypnotique et cruelle. J’ai arrêté de respirer pendant quelques secondes. Puis les questions se bousculent et envahissent mon esprit : pourquoi, quoi, quand, comment, qui ? Avec mon père ?
Devant mon air désemparé Gérald à une moue désolé. Mais il se méprend sur mon malaise. Je ne suis pas bouleversé d’apprendre tout cela sur mon père. Après tout je ne l’ai jamais connu. C’est le pourquoi qui semble surtout me bouleverser. Je pressens que cette information pourrait bien être une des clés de mon passé. Une des clés de l’histoire de mes parents. Grand père en sait bien plus long c’est évident. Il connait Tadi et maintenant il a travaillé pour les Nourrisseurs avec mon père.
- Ils étaient dans un dossier classé secret pour avoir mis au point des technologies pour les Nourrisseurs.
- Les plateformes ?
- Non, non quelque chose de beaucoup plus important que cela.
Il semble que mon grand-père et mon père aient été à l’origine de nouvelles technologies et techniques novatrices pour la création de repas en incluant des végétaux frais élevés sur place et donc parfaitement sains et contrôlés : les fameuses cultures hors sol ! Oui mais cette technologie n’est pas nouvelle, elle avait été abandonnée faute de sujet sain pour la culture au bout de quelques années seulement au sein de la Bulle. Mais alors d’où viennent les végétaux mis en culture que j’ai vue ? Mystère. Cette production a été vivement critiquée mais face à la pénurie d’éléments nutritifs les Tuteurs ont fini par valider cette méthode. Cependant tout cela est resté assez confidentiel et peu de monde, encore aujourd’hui, ne savent quelle révolution a été mise à l’œuvre dans les serres des Nourrisseurs. Le secret étant d’autant plus facile à garder que peu de gens sont nommés pour entrer chez les Nourrisseurs depuis une autre caste. Néanmoins ce projet est à l’origine des fameuses rumeurs sur les conditions de vie de Nourrisseurs ce qui a encore renforcé le secret. Je dois admettre que moi aussi j’ai été très surprise mais pas au point d’être choqué ! Et aujourd’hui rien ne m’empêche d’en parler ! Non décidément cela me semble vraiment trop de secrets pour un changement si minime, en fin de compte, pour la plupart des habitants de la bulle. Balayant mes critiques il annonce péremptoire :
- De toute façon plus d’inquiétude à avoir : ton Grand père a connu Tadi quand il était chez les Nourrisseurs point final. Pas de suspense ni de drames là-dedans ! Il devait être très jeune et il l’a trouvé prometteur. Tu sais combien ton grand père aime les enfants.
Je lève les yeux au ciel : Oh ça oui je sais.
- Tu es en sécurité là-bas désormais et je suis rassuré moi aussi ! Finalement c’est un peu chez toi si ton père et ton grand père y ont travaillé non ?
Je souris devant son discours. Il est très fort pour me donner du baume au cœur. Oui, ma famille a peut-être trempée dans des trucs louches mais pas de panique ! Ainsi je suis en quelque sorte proche d’eux en vivant chez les Nourrisseurs ! Gérald, ravi que j’ai compris son raisonnement, enchaine visiblement impatient :
- Et en plus j’ai une surprise pour toi !
Sans plus attendre il me tend un petit paquet. Je l’ouvre précautionneusement, un peu intimidé. A l’intérieur un petit sécateur et une paire de gant : les plus fins et souples que je n’ai jamais vu. Je reste sans voix et bafouille des remerciements.
- Voilà de quoi t’aider un peu pour leur montrer quelle championne tu es !
Mal à l’aise lui aussi il me serre brièvement le poignet avant de repartir. Je regarde ces petits bijoux d’ingéniosité : ils sont magnifiques. Gérald s’est vraiment surpassé. Avec ça je vais enfin pouvoir faire du bon travail !
Dès le lendemain je porte mes nouveaux gants et mon sécateur. Je gagne ainsi en légèreté et en précision et ils me permettent une grande efficacité pour un effort moindre. Je progresse de jour en jour. Je fais face à encore quelques déconvenues mais mes résultats s’améliorent. Je le mesure au froncement des yeux de Tadi qui se relâche petit à petit. Le travail manuel met en pause mon cerveau. Je m’acharne à la tâche. La répétition des gestes, des jours, deviennent comme une longue transe. Le soir je m’endors sans plus ressasser mes douleurs, mes peines, ma nostalgie. Bientôt je rivalise presque avec les autres et Tadi a les yeux qui sourient.
- Bravo Agnès.
Ces quelques mots inattendus sont pour moi un baume. Un autre feu semble s’allumer au fond de mon ventre. Mais celui-ci est doux et chaud. Je le sens fier de moi et au fond de moi je suis soulagée et ravie. Enfin mes efforts semblent avoir porté leurs fruits. A côté les railleries de Kotori semblent bien futiles et je les ignore. Il faut dire que c’est à lui maintenant de ne pas se relâcher. La cueillette est devenue une compétition. Sans se l’avouer on jauge l’avancée de l’autre. C’est à celui qui ramassera le plus et le plus vite. Je me prends au jeu et jubile de le voir en baver pour me rattraper.
Ce soir je me suis surpassé ma récolte est vraiment énorme. La pesée me déclare gagnante et de loin. Tadi me félicite et Kotori enrage pour mon plus grand plaisir.
Tadi me raccompagne. Nous ressortons de la zone de travail et rejoignons les couloirs qui desservent la salle commune. Chacun rentre de sa journée de labeur. Certains se regroupent pour discuter, d’autres vont directement au réfectoire à quelques pas de là. Il a une joyeuse agitation et Tadi fait mine de les rejoindre mais je suis épuisée et souhaite surtout me reposer. Alors de façon inattendue il m’emboite le pas et nous nous dirigeons vers la zone de repos. A la sortie de la salle commune il ralenti le pas et semble vouloir dire quelque chose. Je plonge dans son regard attendant un autre feu moelleux. Il hésite. Kotori et sa bande nous regarde de loin. Il me souhaite bonne nuit en détournant les yeux et s’en va brusquement. Déçue je regarde Kotori et ses amis qui rentrent eux aussi chez eux. Ils ont l’air de ne rien avoir loupé de ma déconvenue. Kotori me regarde et sourit en coin avant de s’éclipser vers les serres. Il me semble qu’il me lance le défi de le suivre. Il a tout gâché encore une fois et j’enrage. Mais pourquoi Tadi se laisse t’il lui aussi atteindre par ce Kotori. Il y a une rivalité entre eux que je ne comprends pas.
Les jours de récolte m’épuisent mais chaque soir Tadi a l’air content de moi et c’est une récompense face à ce dur labeur. Chaque soir je vois Kotori se dérober, faire des messes basses. Il m’agace.
Un soir alors que je reste un moment à regarder le soleil se coucher dans la grande salle, j’entends des voix qui s’élèvent. C’est Tadi et Kotori ! Je les surprends près de la serre de détente. Ils ont l’air de se disputer. Je me plaque contre le mur et tend l’oreille. Ils sont trop loin, je ne les entends pas. Lorsque je risque un coup d’œil ils sont partis. Je rentre dans ma cellule. Je dois le reconnaitre ma curiosité a été piquée. Mais que fait Kotori encore ? Cherche-t-il des ennuis à Tadi ?
Le lendemain Tadi a l’air constamment énervé. Kotori lui a l’air réjoui et mène l’équipe de ramasseur. Nous attaquons le ramassage des courgettes. Il y en a des vertes, des jaunes, des rondes… Je suis éblouie par toutes ces formes et couleurs. C’est joli mais ça pique ! Mes gants fins de me protège pas autant contre ce genre de désagréments. Cette fois je suis plus lente à la tâche. Mon esprit est préoccupé. Tadi nous laisse sans un regard. Il ne vient pas le soir clôturer la récolte et je ne l’aperçois pas à la salle commune. Kotori s’éclipse encore une fois vers la zone de travail…
Cette fois il faut que j’en aie le cœur net. Tant pis, me voilà à courir dans les couloirs, de nuit, à sa poursuite. Quelle idiote vraiment… Je retourne vers la zone de travail. Il me semble entendre le son de déverrouillage du sas. Doucement je m’approche. Oui il y a bien une silhouette qui vient de franchir le contrôle. J’attends quelques minutes puis m’élance à mon tour. J’espère que L’Ordinateur ne va pas avoir vent de ce genre de passage sinon il va être dur d’expliquer pourquoi je travaillais à cette heure-là… Mais la porte s’ouvre sans problème. La lune éclaire un peu les serres et je distingue des ombres loin devant moi. Je n’ai jamais eu peur la nuit mais à cet instant je ne suis pas rassurée du tout. Au bout de 20min à chercher en vain je me résous à être une parfaite crétine. Il faut que je rentre je tourne depuis trop longtemps. Il faudra retenter ma chance une autre fois. Je marche rapidement puis me mets à courir. Je ne reconnais pas où je suis. Stupide en plus te voilà perdue ! Bravo ma grande tu es vraiment une championne ! Au détour d’un couloir j’entends des pas. Je me cache dans un coin, il ne faudrait pas non plus qu’on me surprenne à fouiner ici. Je me rapproche petit à petit de la salle où il me semble entendre une conversation. Non ce n’est pas une voix, c’est un grognement ? J’essaie de me rapprocher encore un peu. Je vois maintenant la salle éclairée légèrement entrebâillée. Il me semble distinguer deux silhouettes à l’intérieur. Une boule grise court vers la sortie quand violement la porte se referme avant qu’elle ne sorte. Mais qu’est-ce que c’est ? Je ne m’attendais pas à un truc de ce genre et recule d’effroi en gardant la porte dans mon champ de vision. Je recule doucement, je ne devrais pas être là. Non, vraiment pas. Une poussée violente et je m’étale par terre. Un rire et une porte qui se claque. Je suis enfermée dehors.