Chapitre 8 - Le veilleur du Clan

Cinq minutes plus tard, la forge de maître Hobb était en vue. Le bâtiment se dessinait sous forme d’ombres sous la lune, mais même dans l'obscurité les silhouettes élancées des cheminées et des hauts-fourneaux se reconnaissaient avec aisance. En approchant de plus près, Elraza constata qu’elle était installée au bord d’un cours d’eau où s’érigeait une grande roue à aube. Une maison de pierre sèche jouxtait l’atelier, complétée d’une longue dépendance où l’on pouvait entendre le hennissement des chevaux. La route longeait les trois édifices en suivant le ruisseau avant de descendre en pente douce vers le petit village de Tord-la-Falaise en contrebas. L'endroit paraissait calme et paisible. L'enchanteresse n'en demeurait pas moins sur ses gardes. Une bourrasque surprit la Sildaros et s'engouffra sous sa houppelande. Le vent du sud-est charriait avec lui les odeurs d’algue de la marée descendante. En portant son regard le long des falaises, elle remarqua un feu qui brûlait dans l’obscurité. 

« Apparemment nous n’étions pas seuls près du phare de Boel, dit-elle. Quelqu’un a allumé un feu au sommet de la tour. 

- Non, c’est trop éloigné pour qu’il s’agisse du vieux phare. On dirait plutôt l’un des hameaux de pêcheurs sur la côte. » 

Un frisson d’effroi glaça l’enchanteresse et Roch ne fit pas d’autre commentaire. Tous deux savaient ce que signifiait ce brasier : les renégats boutaient le feu aux villages qui refusaient de leur livrer l’enfant. Ils avaient renoncé à la discrétion et brutalisaient les habitants. 

« Hâtons-nous », ordonna la magicienne. 

Ils contournèrent les bâtiments jusqu’à arriver devant une porte en chêne décorée de ferrures. Roch y tambourina à trois reprises mais seul le silence lui répondit. Il pesta. 

« Hobb ! Par les flammes de Xyron, ouvre cette fichue porte ! On sait que tu es là ! » 

Il y eut de l’agitation à l’intérieur et Elraza fut tentée d’utiliser son Œil-de-Var pour observer à travers le mur. Hélas, elle réalisa que l’absence de son Oro’luin la privait de sa double-vue. Son cœur manqua un battement dans sa poitrine. À quel point ses pouvoirs dépendaient-ils de la présence de Cœur-de-Nuit ? Sans son familier, elle se sentait terriblement seule et vulnérable. Elle se reposait tellement sur lui qu’elle ne savait même plus faire la différence entre sa propre magie et celle que sa mère lui avait léguée. Cette pensée l’effraya. Heureusement, le remue-ménage à l’intérieur cessa et une voix rauque et somnolente ne tarda pas à répondre au mercenaire. 

« Qui va là ? La forge est fermée à cette heure, allez-vous-en ! 

- Nous voulons juste vous parler, maître Hobb, répondit Elraza avec applomb. Je vous en prie, nous avons besoin de votre aide ! » 

Le bruit d’un lourd verrou que l’on soulève se fit entendre et la porte pivota sur ses gonds. Parut de l’autre côté un homme de la quarantaine au visage joufflu et au crâne chauve dont la silhouette massive occupait tout l’encadrement. Il tenait une arbalète dans ses bras musculeux, mais son faciès se détendit lorsqu’il reconnut le spadassin. 

« Nom d’un boursoufleux ! s’écria-t-il alors qu’un large sourire étirait ses traits. Roch An’Keln ! Je ne t’espérais plus, vieux gredin ! 

- Roch en Salaadem, Hobb ! 

Le forgeron s’écarta pour les inviter à entrer. Son visage s’éclaira lorsqu’il posa les yeux sur la magicienne. 

- Til’Duin en Salaadem, le salua-t-elle en s’inclinant. Loué soit le destin qui a permis notre rencontre. 

- Soyez la bienvenue, Elraza Til'Duin. Voilà plusieurs semaines que nous vous attendions. Et désolé pour l’arbalète, ajouta-t-il en la déposant au pied d’un coffre. Vous savez ce que c’est, les brigands et les hommes de l’Esperial sont partout dans la région. » 

Elle acquiesça et pénétra dans la pièce à vivre au centre de laquelle trônait une grande table en granit. Une lampe à huile brûlait sur le manteau de la cheminée, éclairant des étagères en bois qui exposaient des figurines sculptées en métal. Dans un coin, un luth reposait sur un fauteuil confortable en cuir de cavalin, au pied duquel des petits soldats en terre cuite étaient éparpillés. Les outils du forgeron s’empilaient à une extrémité de la table tandis qu’un tablier couvert de crasse avait été jeté sur le dossier d’une chaise. Une marmite suspendue dans l'âtre contenait encore un reste de soupe dont le délicat fumet de poisson embaumait l'air. L'atmosphère était intime et chaleureuse. Roch, qui avait visiblement ses habitudes ici, déboucla son ceinturon et suspendit son épée à une patère. Il ôta sa broigne trempée par la pluie et se rendit près d'un large fût, dont il tira une chope de bière. Il la vida d'un trait et fit claquer sa langue d'un air satisfait. Le forgeron referma la porte derrière l'enchanteresse et la barra d'une lourde traverse en bois de cèdre.  

« Ainsi, vous m'attendiez depuis longtemps ? » l'interrogea Elraza avec un sourire pincé.  

Ce disant, elle jeta un regard inquisiteur en direction de Roch qui dissimulait mal un rictus d'embarras. Maître Hobb ne semblait pas avoir remarqué le duel silencieux qui se jouait entre ses visiteurs. 

« Bien sûr que nous vous attendions ! répondit-il de sa voix grave. Cela fait des mois que nous avons sollicité l'aide de votre Clan ! »

Cette fois, Elraza ne cachait plus son agacement. Elle fusilla Roch du regard et celui-ci parut vouloir disparaître à travers le sol. Malheureusement pour lui, il ne possédait pas d’Œil-de-Var pouvant le rendre invisible. 

« Vous m'avez manipulée, Roch An'Keln ! asséna-t-elle. Depuis le début vous cherchiez à m'amener ici. Notre rencontre aux Trois Couronnes était tout sauf le fruit du hasard. Vous étiez à ma recherche. » 

Le spadassin soupira et se laissa tomber sur une chaise en grognant. Elraza fulminait, elle détestait ce sentiment d'être la cinquième roue du carrosse. Elle se maudit d'avoir accordé à ce point sa confiance au mercenaire. Depuis combien de temps jouait-il double-jeu dans cette affaire ? Et surtout, quelles étaient ses véritables intentions ? Son regard se posa sur l'épaisse porte en chêne et le lourd madrier qui la barrait. Avec horreur, elle se rappela que Roch possédait un talisman capable de contrer ses pouvoirs. Oriendo avait raison de se méfier. Elle était tombée dans un piège. D'un geste vif comme l'éclair, elle dégaina sa rapière et la pointa sur la gorge du mercenaire. Même si son chapeau la privait de sa magie, elle n'était pas sans défense.  

Roch leva ses mains en signe de reddition et éclata d'un rire nerveux.  

« Holà ! s'exclama-t-il. Du calme, Til'Duin ! Je ne suis pas votre ennemi. Eloignez votre brette avant de m'embrocher et asseyez-vous, je vais tout vous expliquer.  

Le forgeron, lui aussi, semblait tomber des nues. 

- Qu’est-ce que ça signifie, Roch ? Tu n’as pas prévenu notre invitée des raisons de sa venue ? » 

Cette fois, le mercenaire était bel et bien acculé. D’un geste las, il retira son galurin et se massa les paupières. L’enchanteresse demeura impassible et le défia du regard. L'homme poussa un nouveau soupir et commença ses explications. 

« Vous avez raison, dit-il. Je n’ai pas été totalement honnête avec vous depuis notre rencontre. Mais je devais d’abord m’assurer que vous étiez bien une Sildaros et la personne que j’attendais. L’arrivée des renégats dans la région a éveillé ma vigilance. Vous auriez très bien pu être une mage de l’Esperial ou l’un de ces sinistres cavaliers. 

Elraza opina en se mordant la lèvre. Elle s’était tellement méfiée du mercenaire qu’elle n’avait pas songé un seul instant que ce sentiment pouvait être réciproque. 

- Quand vous avez sauvé les clients de l’auberge, reprit-il, j’ai compris que vous étiez la véritable Elraza Til’Duin. Mais je ne pouvais pas briser ma couverture alors que les cavaliers étaient si proches. Ils ont des espions partout dans la région. De plus, votre ami Oriendo a quitté les Sildaros depuis longtemps. J’ignorais s'il était digne de confiance. 

Le forgeron se racla la gorge pour l’interrompre. 

- Peut-être que Til’Duin comprendra mieux ton histoire si tu commences par lui expliquer les détails de ta mission, suggéra-t-il. 

- Tu as raison, Hobb. Mais ce ne sera qu'un bref résumé, car nous manquons de temps. Pour faire simple, j’ai reçu il y a deux ans environ une missive de Galar Im'Radiel. Il cherchait un enfant doté d'une forte prédisposition à la magie. Il m’a demandé de parcourir la Sangrénie de Ghern et de l’avertir si je parvenais à le trouver. 

- Vous connaissez maître Galar ? s’exclama Elraza, stupéfaite. 

Le spadassin sourit. 

- Bien sûr, je le connais depuis des années. Comment croyez-vous que le Clan des Sildaros recrute ses enchanteurs ? Nous sommes des dizaines à voyager à travers le monde et à prévenir le vieux Grisécaille quand nous rencontrons un candidat potentiel.

La magicienne sentit un immense soulagement l'envahir.

- Vous êtes l’un des veilleurs du Clan, comprit-elle. Les yeux et les oreilles de notre maître sur les quatre continents. C’est pour cela que vous pouvez voir la Shâat et reconnaître les enchanteurs. C'est Galar en personne qui vous a appris à le faire. 

- Me voilà démasqué, ricana le mercenaire. Nous travaillons effectivement pour le même maître, vous et moi. La différence, c’est que vous pratiquez la magie alors que je me contente d’observer et de transmettre des messages. » 

Elraza sourit à Roch, cette fois avec plus de chaleur qu’elle ne lui en avait témoigné depuis leur rencontre. Elle se sentit confuse de l'avoir menacé et rengaina sa rapière. Au même moment, des pas précipités descendirent les escaliers et un jeune garçon à l'air endormi déboula dans la pièce. Il pouvait avoir une douzaine d’années, treize au maximum. L’enchanteresse le trouva solidement bâti en dépit de son jeune âge et de sa courte taille. Sa silhouette musclée et ses épaules larges témoignaient de l’aide qu’il apportait à son père pour faire fonctionner la forge. Il portait un pantalon en laine de bonne facture et une épaisse chemise de lin. Lorsqu'il entrevit le mercenaire, son visage s'éclaira d'un sourire radieux. 

« Oncle Roch ! s'écria-t-il en se jetant dans ses bras. 

- Roch en Salaadem, Day ! le salua celui-ci d'un air joyeux. Qu'est-ce que tu as grandi depuis l'an dernier ! Tu pourras bientôt manier l'épée aussi aisément que moi ! 

Le spadassin ébouriffa ses cheveux bruns d'un geste affectueux. 

- Ne vas pas mettre de mauvaises idées dans la tête de mon fils ! s'exclama le forgeron. J'ai l'intention d'en faire un artisan, surtout pas un combattant ! » 

Mais lui aussi souriait en dépit de sa remontrance. Le coeur d'Elraza se serra devant ces retrouvailles touchantes. Le jeune Day lui rappelait beaucoup Griver, le garçon d'écurie des Trois Couronnes. Mais surtout, il évoquait chez elle un souvenir plus douloureux qu'elle avait tenté d'enfouir pendant de longues années. Celui de son fils Asfael, qu'Oriendo lui avait donné. Elle se remémora la joie de son compagnon lorsqu'elle lui annonça qu'elle attendait un enfant. Puis la douleur infinie du deuil quand la fièvre putrescane l'emporta la veille de ses cinq ans. Après ce drame, Oriendo quitta définitivement les Sildaros et Elraza supplia Galar de l'envoyer en mission de l'autre côté de l'océan. Dévastée par le chagrin, elle commit alors un geste irréparable : celui d'utiliser sa magie pour s'assurer qu'elle n'aurait plus jamais d'enfant.

Secouée par la violence de ce souvenir, Elraza vacilla et prit appui sur le dossier d'une chaise. Roch perçut son malaise et lui demanda aussitôt d'une voix inquiète : 

« Des nouvelles de Cirin'Del ? Avez-vous senti quelque-chose d'inhabituel dans sa chevalière ? 

- Non, dit-elle en essayant de contenir ses larmes. Ce n'est rien. Oriendo n'a pas ouvert de portail, nous avons encore un peu de temps. » 

Le spadassin acquiesça mais laissa traîner sur elle un regard songeur. Day se tourna vers l'enchanteresse et examina sa houppelande, ses longs cheveux dorés et ses incroyables yeux vairons. Lorsqu'il aperçut la bague à son annulaire, ses yeux s'écarquillèrent et il s'exclama avec enthousiasme : 

« Alors c'est vous, la célèbre Sildaros ! D'après mon père, vous êtes la magicienne la plus puissante du monde ! » 

Elraza sourit, touchée par la spontanéité du jeune garçon. Elle fut tentée de répondre qu'elle tenait ses pouvoirs de sa mère, que la rumeur populaire exagérait sa réputation et qu'elle se savait incapable de vaincre les renégats qui terrorisaient la région. Mais l'innocence de Day l'en dissuada. Après tout, à quoi bon insuffler la peur dans le coeur de cet enfant ? 

« Til'Duin en Salaadem, dit-elle de sa voix douce. Je suis enchantée de faire ta connaissance. » 

L'admiration qu'elle lut dans le regard du gamin la destabilisa. Une douleur sourde naquit dans ses entrailles. Day ressemblait tellement à Asfael ! Sans pouvoir l'expliquer, Elraza se sentit profondément liée au fils du forgeron. Pourtant, il n'éveillait chez elle que des regrets et une tristesse incommensurable. Pour cacher son trouble, elle invita Roch à reprendre le fil de son récit.

« Bien. Je disais donc que Galar Im'Radiel m'a demandé de trouver un enfant doté d'une sensibilité inhabituelle à la Shâat. Longtemps j'ai écumé les routes en vain, sans la moindre piste. Au printemps de l'année dernière, j'ai appris que je n'étais plus le seul à sa recherche. Les renégats connaissaient son existence. J'ai aussitôt prévenu Galar du danger et il m'a chargé d'une nouvelle mission. Je devais aller à la rencontre des cavaliers, gagner leur confiance et le tenir informé de leurs agissements. J'ai donc fait courir la rumeur que j'étais un chasseur de mages itinérant. J'espérais que ça les conduirait jusqu'à moi, et ça a fonctionné à merveille.

- Vous avez joué un jeu dangereux, intervint Elraza. Ces hommes sont incroyablement puissants. S’ils vous avaient soupçonné de les trahir…

- Dans la vie, il faut savoir prendre des risques. En l’occurrence, celui-ci a payé. Quelques semaines plus tard, ils sont venus me voir et m’ont embauché pour identifier un charlatan qui escroquait des marchands à l'aide de la Shâat. Je pense qu'ils voulaient tester mes capacités. J'ai accompli toute une série de primes pour eux, jusqu'au jour où ils m'ont confié la même mission que notre maître : localiser l'enfant.

- Et vous l’avez découvert ici.

- En effet. J’ai rencontré Liam par hasard, en venant rendre visite à mon vieil ami Hobb. C'est Day qui nous a présentés. J’ai très vite soupçonné que le gamin avait des pouvoirs, alors j’ai choisi de m’installer dans la région pour le garder à l’œil, le temps de confirmer mon intuition. Comme vous le savez, il est très difficile de repérer la magie chez un enfant avant que son don n’éclose, mais plusieurs évènements étranges autour de ce garçon m’avaient mis la puce à l’oreille. Ce que j’ignorais en revanche, c’est que le jeune Liam posséderait un pouvoir aussi puissant. Je pensais être en mission pour repérer un futur enchanteur comme les autres.

- Je suppose que Galar ne voulait pas alerter trop de gens sur la véritable nature de l’Enfant de Shâat.

- C’est probable. Mais j’ai commis une erreur en m’installant chez Hobb pour surveiller Liam. Les renégats ont appris que j’avais cessé de vadrouiller et ils sont venus poser des questions. Pour les éloigner de l’enfant, j’ai prétendu être simplement malade et j’ai accepté de les accompagner en Vearn à sa recherche dès que je serais remis sur pied. Nous sommes partis au début de l’été.

- C’est vous qui avez prévenu Galar que les renégats s’y trouvaient ! s’exclama Elraza, comprenant soudain. C’est pour cela qu’il a envoyé Maeve et Silas Cornefer là-bas l’été dernier.

- Oui. Notre maître a profité de cette occasion pour tendre un piège aux renégats. Il fallait absolument se débarrasser d'eux pour protéger l'enfant. Mais les choses ont très mal tourné, j'imagine que vous l'avez su. Mæve En'Doriel, en dépit de son talent, a mystérieusement disparu. Quant à Silas Cornefer, il est devenu fou de rage en apprenant la disparition de son épouse. Il a affronté les cavaliers tout seul dans l'espoir de la retrouver. Les hommes de l'Esperial l'ont capturé et mis à mort. » 

Le mercenaire se tut quelques instants et Elraza l’observa d’un air fasciné. Toutes les mauvaises nouvelles reçues par le Clan prenaient une autre dimension, à la fois plus claire et bien plus dramatique. Elle n’imaginait pas que la situation puisse être aussi grave.

« En tout cas, poursuivit Roch, l'affrontement avec Cornefer a forcé les renégats à faire profil bas pendant un temps. J'ignore si l'un d'eux fut blessé, ou s'ils craignaient que Galar ne lance d'autres Sildaros à leurs trousses. Ils m'ont laissé partir en m'ordonnant de continuer à chercher l'Enfant de Shâat. Craignant qu'ils ne me suivent à Vitarive, j'ai passé l'hiver dans le nord et une bonne partie du printemps dans la capitale. Hobb m'envoyait régulièrement des nouvelles de Liam et devait me prévenir si les cavaliers refaisaient surface. 

- Mais pourquoi maître Galar n'a pas placé l'enfant sous sa protection ? s'étonna l'enchanteresse.

- La mort de Silas nous a trop affaiblis. En votre absence, il était le seul enchanteur du Clan à posséder un Oro'luin. Galar ne pouvait plus se permettre d'approcher Tord-la-Falaise. Il craignait de révéler la position de Liam aux cavaliers. »

Elraza acquiesça, comprenant enfin à quel point son retour changeait la donne. Coeur-de-Nuit était le plus puissant de tous les Oro'luins. Le médaillon de Lilybeth était leur seul espoir de protéger Liam des Seigneurs Ombres. Par réflexe, elle essaya d'effleurer l'esprit de son familier. Là où d'ordinaire elle trouvait sa présence chaude et rassurante, elle ne rencontra qu'un vide glacial et effrayant. S'efforçant de ne pas céder à la panique, elle prit la parole pour compléter le récit du mercenaire. 

« En apprenant la mort de Silas, maître Galar m'a aussitôt demandé de rentrer, dit-elle. Hélas, j'étais en mission sur les terres de Sundor, et il a fallu plus de six mois pour que son message me parvienne et pour que je traverse l'océan. Dès que mon navire a accosté les côtes de Ghern, j'ai reçu l'ordre de me rendre sans délai à Vitarive où je devais retrouver un autre membre du Clan. J'ai d'abord cru qu'il s'agissait d'Oriendo, mais je comprends à présent que c'était vous.

Roch confirma d'un hochement de tête approbateur.

- Vous êtes revenu dans la région pour m'attendre au début de l'été, poursuivit Elraza. J'étais encore sur la mer à ce moment-là. C'est là que vous avez assisté à la chute de Liam et à l'éveil de son pouvoir. Là également que les cavaliers ont refait surface, car ils ont immanquablement entendu l'écho de sa magie. Cette mélopée puissante et grave, que l'on dit être le chant des Grands Dragons et qui retentit à l'oreille de tous les enchanteurs quand s'éveille un Enfant de Shâat. Vous saviez que les renégats allaient venir et que je n'arriverais jamais à temps. »

Elle marqua une courte pause, cherchant l'assentiment sur le visage du mercenaire. Roch ne lui adressa pour toute réponse qu'un sourire énigmatique. Portée par le fil de ses déductions, Elraza continua.

« C'est là que vous avez pensé à Oriendo, dit-elle. Un ancien maître Sildaros, un enchanteur à la retraite qui était mon partenaire avant d'être chassé du Clan. J'ignore comment vous avez découvert que Cirin'Del le paria et l'aubergiste des Trois Couronnes ne faisaient qu'un, mais vous aviez désespérément besoin d'aide. Je crois deviner la réaction de notre maître quand vous lui avez fait part de votre idée. Galar et Oriendo se sont brouillés lors de son départ, Im'Radiel ne lui faisait plus confiance. Il vous a certainement interdit de le contacter ou de lui parler de l'enfant. Alors, vous avez fait la seule chose qui vous permettait de l'impliquer dans cette histoire sans trahir votre promesse. Vous êtes retourné voir les cavaliers pour les convaincre qu'Oriendo protégeait l'Enfant de Shâat. Vous avez détourné volontairement l'attention des renégats sur Vitarive. 

Elle se tut, planta ses yeux vairons dans ceux du mercenaire et conclut avec force.

- Vous êtes responsable de la destruction de son auberge, Roch An’Keln ! Les cavaliers ont envoyé les soldats de l’Esperial à cause de vous. C’est pour cette raison que vous portiez votre armure hier soir, vous saviez que le bâtiment serait attaqué. Vous avez utilisé mon ami comme diversion pour attirer les renégats aux Trois Couronnes. Vous espériez qu’Oriendo pourrait leur tenir tête en attendant mon arrivée. »

Sa voix s’éteignit dans un soupir et Roch la dévisagea avec respect. Le forgeron, qui n’était pas au courant de toute l’histoire, s’abîma dans un silence emprunt de gravité.

« Impressionnant, souffla le mercenaire. Et étonnamment juste. Je comprends mieux pourquoi le vieux Galar vous tient en si haute estime, Til’Duin. À présent, j’en suis certain. Si quelqu’un ici peut sauver Liam et tenir tête aux cavaliers, c’est vous. »

L’enchanteresse baissa la tête, flattée par le compliment de Roch mais également secouée. Tout le monde dans cette histoire semblait placer sa confiance en elle pour protéger l’Enfant de Shâat. Mais elle-même ignorait comment vaincre les cavaliers. Les six renégats montés sur leurs Oro’luins et nimbés d’une aura de Sombrefeu la terrifiaient.

« Il y a quelque-chose que j’ai du mal à comprendre, dit soudain Day en la tirant de ses pensées.

- Oui, mon garçon ?

- Pourquoi Oriendo n’était pas au courant que Liam a des pouvoirs magiques ? Vous dîtes que tous les enchanteurs, où qu’ils se trouvent sur le continent, entendent la voix des dragons quand un Enfant de Shâat s’éveille. Et puis, vous ne trouvez pas ça bizarre que comme par hasard, il soit venu vivre à Vitarive ? »

Elraza se figea brusquement et le dévisagea, interdite. Day avait raison. Les pouvoirs de Liam étaient apparus à la fin de l’été, trois semaines auparavant. Oriendo aurait dû être au courant. Pourtant, c’était elle qui lui avait révélé l’existence d’un Enfant de Shâat à son arrivée.

Non.

Un doute insidieux, cruel et épouvantable se glissa dans son esprit. Il aurait dû être au courant. Il ne pouvait pas ignorer l’existence de cet enfant.

Oriendo lui avait menti.

Elraza blêmit, son cœur manqua un battement dans sa poitrine et ses jambes se firent flageolantes.

Im’Radiel ne lui faisait plus confiance.

Un cri déchirant, empli de rage et de désespoir enfla dans sa poitrine. Elle se souvint des mots de Roch dans l’auberge des Trois Couronnes, au moment où la patrouille était arrivée. « M'est avis que ces soldats pourraient bien être là pour vous, finalement. » Elle repensa au calme d’Oriendo quand elle lui annonçait la disparition de Mæve, qui fut son apprentie. La mort de Cornefer, qui était son ami. Le vieux Sildaros avait à peine tressailli, il n’avait pas versé de larmes.

Comme s’il était déjà au courant.

Non. Non, non, non. Ce n’était pas possible ! Pas lui, pas Oriendo ! Elle le connaissait depuis des décennies, il était son partenaire et l'amour de sa vie. Elle avait confiance en lui.

Et pourtant.

Tant de questions se bousculaient dans sa tête, à présent. Dans la forêt, le renégat avait étudié sa chevalière et confirmé qu'il s'agissait bien de la sienne. Comment pouvait-il connaître son Gzendra s’ils ne s'étaient jamais rencontrés ? Comment Oriendo pouvait-il ignorer qui était Roch, alors que tous les habitants de la région le connaissaient ? Et pourquoi avait-il autant insisté pour qu'Elraza se méfie du mercenaire ?

Ça n’avait pas de sens. Elle se trompait forcément, il fallait qu’elle se trompe. Oriendo n’avait aucun intérêt à les trahir, s’il voulait l’Enfant de Shâat il aurait pu l’enlever depuis longtemps.

Non.

Il ne voulait pas seulement l’enfant.

Elraza hurla, hurla de toutes ses forces et s’effondra. Hobb et le mercenaire se précipitèrent pour la soutenir mais elle ne s’en aperçut même pas. Un vide affreux s’était ouvert en elle, une faille béante, plus sombre et plus terrible que tous ses pires cauchemars réunis.

« C’est lui, s’écria-t-elle en tremblant. C’était lui depuis le début. Oriendo est un renégat, il nous a tous trahis.

Elle se tut, comme incapable de faire face à l’ignoble vérité. Incapable de réaliser ce qu’il lui avait pris. Puis, d’une voix déchirante et emplie de désespoir, elle ajouta :

- Il m’a volé mon Oro’luin. »

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Edouard PArle
Posté le 09/02/2025
Coucou Ori !
Effectivement, ce chapitre est toujours très percutant ! L'ajout d'Asfael est vraiment chouette, ça ajoute une dimension très différente à la relation Elzara / Oriendo et rend la trahison encore plus terrible. On a d'autant plus envie de connaître les motivations du traître, au vu de la relation forte qui l'unit à l'héroïne. Le choix d'Elzara de s'auto-mutiler après la mort de son enfant est hyper violent. Je suis curieux de voir si ça mènera à du développement par la suite de l'histoire. L'enchanteresse ne finira-t-elle pas par faire un transfert sur Liam ? Et devenir en quelque sorte sa figure maternelle ? Tout ça m'intrigue.
Un grand plaisir de te lire, encore bravo pour ce beau travail sur ces chapitres !
A très bientôt !
Edouard PArle
Posté le 09/02/2025
Rohh, j'ai oublié mes remarques :
"mais même dans l'obscurité les silhouettes" virgule après obscurité ?
"avant de descendre en pente douce vers le petit village de Tord-la-Falaise en contrebas." le en contrebas est-il nécessaire ?
"L'endroit paraissait calme et paisible. L'enchanteresse n'en demeurait pas moins sur ses gardes." suggestion : Malgré le calme de l'endroit, l'enchanteresse...
"entendu l'écho de sa magie. Cette mélopée puissante et grave, que l'on dit être le chant des Grands Dragons et qui retentit à l'oreille de tous les enchanteurs quand s'éveille un Enfant de Shâat." passage qui fait introductif après c'est vrai que c'est difficile à amener autrement
MrOriendo
Posté le 09/02/2025
Hello Edouard !

L'ajout de l'histoire d'Asfael était effectivement le point central de cette réécriture, couplé à la rencontre avec Day que je déplace ici et avec lequel je fais un parallèle. Je trouvais que cette histoire de l'enfant mort-né d'Ori et Elraza, je ne l'exploitais pas assez. En dehors d'une brève référence dans le chapitre 4, ce n'était finalement qu'un élément anecdotique de leur histoire. Ici, je trouvais que le moment se prêtait bien pour remettre en avant ce traumatisme, et comme tu dis ça accentue encore le poids de la trahison d'Ori à la fin.
Tes questions sur la relation entre Elraza et Liam au regard du manque qu'elle éprouve vis-à-vis d'Asfael sont super intéressantes ! Mais évidemment, je n'en dirai pas plus pour le moment :p

Encore merci d'avoir pris le temps de faire cette relecture, c'est adorable de ta part !
Au plaisir,
Ori'
MrOriendo
Posté le 09/02/2025
Edit : j'ai écris mort-né mais ce n'est pas du tout adapté vu qu'il avait presque 5 ans. M'enfin, je me comprends x)
Edouard PArle
Posté le 09/02/2025
"Edit : j'ai écris mort-né mais ce n'est pas du tout adapté vu qu'il avait presque 5 ans. M'enfin, je me comprends x)" scénaristiquement c'est l'idée ahah
Avec plaisir, hâte de découvrir la suite !!
Raza
Posté le 26/01/2025
Idem ici, aucune idée de ce qui a été changé (ou presque aucune idée)

Mes rares notes :

« douzaine d’années, quinze au maximum » → je suis peut être insensible mais je crois bien qu’à 15 ans on ne se jette pas dans les bras de son oncle, et entre 12 et 15 il y a une grande différence physique du fait de la puberté ?

« Dévastée par le chagrin, elle commit alors un geste irréparable : celui d'utiliser sa magie pour s'assurer qu'elle n'aurait plus jamais d'enfant. » . Woahou. C’est… violent. Je ne me rappelle pas avoir lu ça, si c’est nouveau, wahou, si ça ne l’est pas et bien c’est mieux mis en avant ? ^^’ (ou alors j’ai pas lu attentivement…). Ça rajoute un thème avec le vol de l’enfant et donne une dimension très différente à l’attitude d’Oriendo et Elraza. Liam est-il leur enfant par procuration dont ils vont se disputer la garde ? Oriendo fait-il tout ça pour ramener sa fille à la vie ?

« Day s'installa confortablement sur les genoux du mercenaire. » même à 12 ans c’est un peu vieux pour s’installer sur les genoux de quelqu’un je pense ?
MrOriendo
Posté le 26/01/2025
Hello Raza !
Tu as totalement raison dans tes remarques concernant l'âge de Day, je vais faire des corrections.

Concernant l'histoire d'Asfael, il était mentionné très brièvement dans le chapitre 4 qu'Oriendo et Elraza avaient eu un enfant et que celui-ci était décédé. Mais je n'exploitais pas suffisamment cette information. J'ai décidé de le ramener ici car je trouvais que ça ajoutait une dimension dramatique à cette scène, tout en apportant un nouvel éclairage intéressant sur leur relation et la conclusion du chapitre.

Un grand merci pour tes commentaires :)
Ori'
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