La plus vaste salle du Temple était bondée, je n’entendais même plus les carillons suspendus aux poutres. Servants, apprentis, Dévoués avaient les joues rouges. La concentration des corps haussait la température. Certains enlevaient un pull, une écharpe, un bonnet, des mitaines. Les murmures enflammaient les groupes. Je n’avais jamais vu une assemblée autant mélangée. Brunos, blondus, noiras se côtoyaient sans scrupule. Les résidents du Temple se préoccupaient si peu des convenances ! Cela avait l’avantage de me permettre de rester à côté d’Alaina. Néanmoins, je n’osais plus prendre sa main. Les gens diraient que nous sortions ensemble.
Al se tenait raide dans sa combinaison bicolore, fendue au niveau du mollet, laissant apparaître ses talons hauts. Des barrettes mauves étayaient ses tresses noires. Je ne reconnaissais pas ses boucles d’oreilles, peut-être les avaient-al empruntées à una camarade de chambre.
Je remarquai Lazar près du mur, Radu avec son partenaire. Je repérais les visages, les espaces entre les corps, les chemins mouvants à travers la foule, les portes de sortie. Uno représentanto de la Délibération se fraya un chemin vers le centre de la pièce où une estrade avait été aménagée. Le Temple était le premier lieu de vie commun sans amphithéâtre que je voyais. Pour s’adresser au plus grand nombre, il fallait se surélever.
– Manestres, monestres, munestres, menestres, nous salua lo messagèro. Nous apprenons ce jour le décès de Monestre Sagrario.
L’assemblée hoqueta. Je revis les magnifiques boucles brunes ourlées de roux, la peau de cuivre, l’habileté des mains, la spontanéité du sourire, la précision du regard, la force des gestes. Les Dévoués semblaient immortels. Aouls étaient comme le volcan. Aouls étaient des entités immuables. Qu’est-ce qui avait pu faucher Sagrario ?
– Nous vous invitons à vous recueillir au Sanctuaire, où son nom sera gravé au matin. Nous déclarons trois jours de deuil à compter de demain.
Son corps était sans doute en cours d’enterrement dans le Sanctuaire de l’Île où lo Dévouéo était décédéo à cet instant précis. Ses équipiers avaient-aouls un accès particulier à son esprit, grâce à la Liaison ?
– Nous enjoignons à ses proches de prendre leur temps. Nous recommandons aux apprentis de tirer les leçons de ce funeste événement : suivez attentivement votre formation, en conservant le rythme des apprentissages. Votre sécurité est importante, ne présumez pas de vos capacités.
– Ol est morto pendant une mission ? me chuchota Alaina.
– Je ne sais pas, avouai-je sur le même ton.
– Si ce n’était pas le cas, aouls ne diraient pas ça…
J’observais autour de moi. La concentration se focalisait sur lo représentanto de la Délibération. Un ou deux regards s’en détournèrent, dirigés soudain sur moi. Volontairement ? Ou était-ce mon mouvement qui les avait distraits ? Crispéo, je me reportais sur le discours.
– Notre archipel souffre. La faille sismique déstabilise nos belles îles et trouble le calme de l’océan. Pour nous qui vivons ici et choisissons d’y rester, il s’agit de notre lot. Cette épreuve ne doit pas nous mener à la discorde. Elle doit façonner nos intentions dans un but commun : la préservation de notre archipel et permettre à chacun de vivre décemment. Nous avons reçu le cadeau de dons, liés aux saisons. L’ordre des Dévoués vise à dépasser nos limites saisonnières. Il ne s’affranchit pas des règles de bon sens qui régissent nos vies : générosité, solidarité, abnégation. Le commun est le socle de notre survie, le puits duquel nous puisons la force de construire et reconstruire, l’arbre sur lequel poussent les fruits du bonheur. Pour que l’eau soit pure et abondante, nous devons veiller sur le puits. Pour que la récolte soit fructueuse, nous devons prendre soin de l’arbre. Dévoués et futurs Dévoués, ne l’oubliez jamais.
– Arrête de tripoter tes cheveux, me souffla Alaina.
Je me figeai. Je vérifiai que personne d’autre n’avait entendu. Que personne d’autre n’avait remarqué ma manie.
– Le Temple vit à l’écart de notre société, non par arrogance ou détachement, mais pour mieux se préparer à lui apporter une aide inconditionnelle. Les Dévoués ne seraient rien sans le reste de l’archipel, de même que l’archipel rencontrerait des difficultés sans les Dévoués. Nos liens sont notre plus grande force. Portez votre nom avec cette qualité même qu’il désigne. Dévouez-vous !
– J’en ai marre des remontrances sur l’altruisme, grogna Milenko. Je sais pas comment Monestre Sagrario est morto, mais ce n’est pas une raison pour en remettre une couche.
La fin fut consacrée aux instants cérémoniels et aux rites d’usages durant les trois prochains jours. Les murmures envahirent rapidement la salle.
– Ça veut dire pas de cours et d’entraînement ! s’écria Alaina en s’étirant.
– Tu es indécenta, lui reprocha Radu.
– Le malheur des uns fait le bonheur des autres, lui rétorqua-t-al.
Radu pinça les lèvres. Alaina souriait. Al tira ma manche afin d’être sûra que je la suivais. Nous nous extrayâmes de la foule. Al me guidait vers les cuisines.
– Il va y avoir du monde partout, s’il n’y a plus de cours et de sorties. Impossible de trouver un endroit calme.
– Sauf dans les jardins.
Al me regarda en coin.
– Très drôle, Leo. Tu veux que je me transforme en glaçon ?
– Tu ferais un splendide bonhomme de neige.
Al tira la langue.
– Les autres apprentias m’ont dit à quels horaires on pouvait chiper de la nourriture dans les réserves. J’ai envie de noix. Et toi ?
Je sentis le sucre sous mes doigts, le gras contre mes papilles, l’acidulé pétillant sur mes lèvres. Le sablé de biscuits, le moelleux de gâteaux, le croquant de tuiles, le poisseux du dégoût.
– Je ne sais pas trop, bégayai-je. J’en étais encore à réfléchir à un endroit tranquille.
Je marchai dans les traces d’Alaina. Al se glissa dans un large garde-manger, relié à une autre pièce par un passage sans porte. Al veilla à ne pas se montrer dans l’encadrement et fureta jusqu’à trouver un bocal de noisettes. Mes mains étaient paralysées. Mes bras me semblaient ne plus m’appartenir. Quelqu’un pouvait à tout moment débouler. N’entendais-je pas des voix ? Les servants n’allaient-aouls pas commencer de préparer le dîner ? Je ne devais pas être vuo ici.
– Tiens, tu aimes toujours les palets aux amandes ?
Alaina me fourra une jarre peinte de turquoise et de jaune contre le sternum. Un mouvement réflexe me fit attraper l’objet. Il me parut lourd.
– Filons !
Al regarda à gauche et à droite dans le couloir. Un pas rapide nous emporta. Nous trouvâmes une salle peuplée de sofas et d’encyclopédies désuètes. On n’avait pas dû se résoudre à les brûler. Nous étions non loin de la bibliothèque. La pièce devait relever du périmètre d’application de son règlement. Il devait être interdit de manger ici. Je me figeai sur le seuil. Un brasero irradiait une chaleur subite. J’avais l’impression qu’elle me brûlait le visage.
– Je n’ai pas fait mes devoirs de géologie.
Alaina s’affala dans un fauteuil. Une poignée de noisettes gonflait sa joue.
– Pourquoi tu penses aux devoirs ? Nous avons trois jours pour les faire, maintenant.
– Je ne sais pas. J’y pense.
Al étendit ses jambes par-dessus un des accoudoirs. Al tapota l’assise du fauteuil voisin.
– Mange des palets aux amandes. Tu verras, tout ira mieux.
L’hésitation fit trembler mes jambes. La jarre tirait sur mon centre de gravité. Je ployais. Je m’effondrais dans le siège mou. Le biscuit était fourré d’une pâte d’amande moelleuse. L’autour se révélait davantage granuleux. Des morceaux d’amandes sur le dessus apportaient du croquant. Alaina avait dérivé sur le plaisir de n’avoir plus à cuisiner et les désavantages de subir les menus conçus par d’autres. Al agitait son bras tronqué en débattant.
L’après-midi se déroula dans les palets, les noisettes, les tirades de mon amia. C’était une détente étrange. Elle repoussait les angoisses au-delà des quatre murs. Il suffisait de rester là. Il suffisait d’espérer que les quatre murs tiennent sous la pression. Les couvertures sombres des encyclopédies me reprochaient ma vacuité et ma paresse.
– C’est agréable d’être ici, déclara soudain la noira. Personne ne s’attend, même inconsciemment, à ce que mes pouvoirs soient actifs en hiver. Tu ne dis rien ?
– Je suis contento pour toi, Alaina.
– C’est quand même tentant de les utiliser, avoua-t-al après un temps. Ils sont tellement faibles que c’est injuste de me contenter de l’été.
– Ils vont sans doute se renforcer avec le temps, et d’autant plus que nous sommes ici, désormais.
– Ce n’est pas parce que j’ai envie d’user de mes pouvoirs que je vais détransitionner, hein.
– Cela ne m’a même pas effleuré l’esprit, la rassurai-je.
Al souriait. Son front était un peu crispé. Comment ne pas avoir peur de dire la mauvaise chose sur ce sujet ? Je ne pouvais m’empêcher d’être un peu heureuso. Cela faisait longtemps qu’al ne m’avait plus confié ce genre de ressentis.
– Il y a un truc que je regrette, c’est de ne plus utiliser mes pouvoirs avec toi. J’ai l’impression que devenir Dévoués, dans le même équipage, c’est l’univers qui corrige ses erreurs.
– Ne le regrette pas trop, murmurai-je. Je n’arrive plus à utiliser les miens.
Alaina se releva brusquement. Je détournai la tête. La honte collait dans le sucre des biscuits.
– Comment ça se fait ? Depuis quand ?
– Je les sentais encore au début de l’hiver. Puis en automne, tu sais…
Al opina gravement. Nous étions des entre-deux, les cheveux trop indéterminés pour appartenir à une saison unique. Nos pouvoirs s’étendaient sur deux, réduits d’autant de puissance qu’ils se prolongeaient dans le temps. C’était trop tabou pour que, même entre nous deux, nous en parlions avec aisance. J’étais activo en automne et en hiver, Alaina en hiver et en été. Officiellement, j’étais uno Hivernalo et al, désormais, una Estivala.
– Mais plus l’hiver a avancé, moins j’ai été capable de faire quoi que ce soit. Je ne suis pas très puissanto, d’accord. Mais même rider la surface de mon verre d’eau, c’est fichu.
– Pourtant le printemps est encore loin, remarqua Alaina, épouvantéa.
Quand les saisons se décalaient légèrement, nos pouvoirs s’en trouvaient influencés. Or l’explication ne semblait pas résider dans un printemps précoce, alors qu’il gelait tous les matins. J’aurais dû être en mesure de fondre la glace et déblayer un chemin de neige à la seule force de ma volonté.
– Ce sont peut-être juste les cours et les exercices débiles qui me montent à la tête.
Alaina glissa de son fauteuil et vint se loger sur mon accoudoir. Son corps faisait comme une cage autour de moi.
– Ça va aller. Ça va revenir. Tu en as parlé aux profs ?
– Je n’ai pas envie d’être renvoyéo !
– Hummm…
Je ravalai mes larmes.
– Tu te sens une affinité plus grande avec l’automne… ? hasarda man amia.
– Non !
Le silence qui s’ensuivit fut tranchant. J’avais craché ma réponse, involontairement. Je haïssais l’automne. Cela n’avait pas changé.
– Ce n’est pas contre toi.
Ma voix étranglée luttait pour s’infiltrer dans la pièce.
– Je n’ai… je suis juste… L’hiver, cela me va.
Alaina me serra plus fort. Je finis par la repousser. Je pêchais une encyclopédie. Nous ne parlâmes plus de ce que cachaient nos replis. Nous passâmes le temps à rire des formulations obsolètes et des graphiques dépassés. Les hypothèses de nos aïeuls sur le fonctionnement météorologique étaient drôles. Le fossé comblé depuis par nos connaissances actuelles était impressionnant.
Au souper, les Dévoués étaient plus nombreux que d’ordinaire. La circonstance avait dû les rapatrier au Temple. J’appréciais quand les Dévouéos s’asseyaient à notre table et parlaient de leurs missions. Cependant ols s’étaient mélangéos avec les Dévoués d’autres teintes. Aouls murmuraient entre eux. La scène me dérangeait profondément. Etais-je censéo faire de même à l’avenir ? Partager des informations manifestement importantes avec autant de noiras et de blondus ? Cela me paraissait surréaliste. Nous avions chacun notre place. Pourquoi les Dévoués distordaient-aouls les choses ?
Un tonneau de boisson à base de fleurs d’absinthe et de sureau fut ouvert. Les verres tournèrent abondamment. Je n’aimais pas ce qui était en train de se passer. La file ininterrompue au goulot, les émotions affleurant sous la peau, l’odeur doucereuse de la préparation se répandant dans la pièce, les comportements fluctuant subtilement.
– Tu ne bois pas ? s’enquit Milenko.
Ses yeux brillaient inhabituellement.
– Le médecin me l’interdit, mentis-je.
– Ah, je comprends. C’est dommage pour toi, les Dévouéos disent que ça peut aider à appréhender la Fusion.
Sa franchise me frappa physiquement. Ruinais-je mes chances définitivement ? Je pensais aux devoirs de géologie. Aux après-midi à lézarder dans des coussins. A la perspective de retourner animer la vie communautaire auprès de mes parents. Au risque de compter des paquets de lessive et d’éplucher des tonnes de patates sous un voile étouffant. A ne plus jamais ressentir le picotement de mes pouvoirs dans mes phalanges.
– Un verre, ça ne peut pas faire de mal, si ?
– Je ne pense pas ! Et si tu ne te sens pas bien, tu es au meilleur endroit pour être soignéo correctement !
Ol pencha la tête vers les Dévoués. J’allai remplir mon verre. Alaina me fit un signe. Les carillons vrombissaient dans l’air ondulant au-dessus des braseros. Les feuilles du lierre chatoyant des poutres me semblaient suer. Je bus à petites gorgées. Le goût était plutôt agréable. L’extrémité de mon nez commença à me piquer doucement. Puis mes orteils, puis les côtés de ma nuque.
– On va dans les jardins, tu viens ?
Je suivis Milenko et les autres. Des apprentias et même unu apprentiu se joignirent à nous. Nous nous étalâmes dans un jardin lourdement fleuri. Les couleurs se mélangeaient toutes dans la lumière inégale diffusée par les torches. Des taches claires ressortaient sur les bosquets sombres. Le goût du breuvage emplissait mes narines. Le sirupeux amer se renforça d’un floral capiteux. Boire me remplissait de feu dans l’air froid. Des éclats de voix éclataient tout autour. Mon cœur battait fort. Je cherchai un visage en qui je pouvais avoir confiance.
– C’est dommage qu’un tonneau pareil ne soit pas percé plus souvent, s’esclaffa Milenko.
– Surtout si c’est censé nous aider à comprendre le mécanisme de la Fusion ! C’est un outil pédagogique !
Les rires fusèrent. Je n’avais pas assez bu pour trouver cela drôle. Un monde perpétuellement ivre serait un cauchemar. Je m’éloignai. Il m’aurait fallu dénicher Alaina. Je pouvais me réfugier dans mon dortoir, si tout le monde se trouvait à l’extérieur. Je dû m’asseoir sur un banc quelques minutes. L’éparpillement des voix était plus lointain. La nuit m’apparaissait plus profonde. Les couloirs trop illuminés m’effrayaient. Ce serait comme porter une cible sur le dos.
– Leocadia ? Tu vas bien ?
Je ne sursautai pas, trop aux aguets, trop préparée au surgissement d’un individu. Il s’agissait de Lomir. Ol boitillait avec la canne dont il ne se séparait plus depuis plusieurs semaines. Faisait-elle d’ol quelqu’un de plus ou de moins dangereuso ?
– J’ai remarqué que tu avais quitté le groupe, je me suis demandé si tu avais besoin d’aide.
– Ça va, merci. Je les trouve juste indécentos.
Les mots coulèrent hors de ma bouche comme s’ils ne m’appartenaient pas. Une part de moi encore lucide s’horrifia. De pareilles paroles pouvaient me coûter cher !
– Tu n’es pas en train de réviser ? dis-je rapidement, espérant faire oublier mon excès d’honnêteté.
– Pas ce soir. Il m’est important de communier pour Monestre Sagrario. Un jour, d’autres devront sans doute le faire pour nous. Je n’ai pas envie de briser ce cercle.
Je lo contemplai un instant.
– Tu n’as pas bu ?
– Non.
Ses cheveux formaient deux petits chignons à l’arrière de ses oreilles. Ses longues manches dévoilaient un sous-pull laineux à travers les trous savamment intégrés aux motifs compliqués. Je ne voyais aucun bouton. Etait-ol uno bruno plutôt discrèto ou peu intéresséo par ses tenues ? Cela étant, nous étions au Temple. Ol serait très bien capable d’avoir du goût pour les belles tuniques et être dépourvuo d’appétence pour les boutons, même peu extravagants. Il y avait bien unu blondu qui portait des talons !
– Tu n’as pas peur de rater un truc pour la Fusion ?
Ol haussa les épaules.
– Il sera toujours temps de rattraper ça. Je ne suis pas convaincuo que l’alcool soit une nécessité absolue pour y parvenir.
Une mélodie lente emplit le jardin. Elle nous environnait. Il était impossible d’en déterminer l’origine. Des flûtes harmonisaient en chœur. Un piccolo caracolait. Je reconnus la mélopée de la danse rituelle lors des funérailles. Elle accompagnait des gestes symbolisant le lien entre les gens, le monde, le départ, le voyage, le retour. Ils guidaient et façonnaient les émotions afin qu’elles ne débordent pas. Je l’avais toujours vue accomplie à l’échelle de mon village entier. Une vaste plaine accueillait danseurs et musiciens. S’il faisait nuit, nous n’allumions aucune lumière.
– J’espérais que le Temple se dispenserait de ce rite, confessa Lomir.
Probablement à cause de sa jambe, mais je ne dis rien par peur de lo mettre en colère.
– Nous ne sommes pas obligéos. Personne n’en saura rien.
– C’est gentil.
Ol se leva néanmoins.
– Est-ce que tu peux partir ? J’ai quand même envie de réaliser la danse, sauf que je n’ai pas envie d’être vuo.
En temps normal, j’aurais obéi avec empressement. Or, j’avais bu. Je me levai et lo pris par sa main libre. Ol afficha sa surprise, avant que la musique particulière nous absorbe et que le mouvement nous emporte. Ce fut une danse brinquebalante, entre la canne et les fleurs distillées. La tête me tournait. Les mains de Lomir irradiaient une tiédeur moite. Le piccolo trillait. Les harmonies s’accroissaient, se réduisaient, cherchaient la dissonance temporaire pour mieux se résoudre à la note suivante. La terre froide était dure sous mes semelles. Les feuilles remuaient fugitivement dans les déplacements d’airs provoqués par nos mouvements. Les lumières éparses formaient des éclairs dans mon champ de vision. La longue tunique de Lomir était douce, une laine rare qui ne démangeait pas. Je me blottis contre. Je happai le souffle chaud contre ma joue. Les lèvres de lo bruno étaient un peu sèches, tièdes.
Ol me repoussa. Il fallait que je dise quelque chose ! Il fallait que je fasse quelque chose ! La tétanie s’emparait de mes muscles. Le silence creusait ma tombe. Je n’aurai plus qu’à m’y rouler en attendant les coups. Je me laissai tomber sur le banc.
– Tu es complètement ivre, constata Lomir.
Sa voix était glaciale. La musique n’en finissait plus de me vriller la tête. Je n’étais pas si saoulo. J’étais fatiguéo et inquièto. Rien de plus que d’ordinaire.
– Tu ressembles à une marionnette désarticulée, dit une nouvelle voix. Tu pourras remercier Lomir d’être venuo me chercher.
Des mains me hissèrent sur mes pieds, passèrent un de mes bras sur les épaules de lo servanto. Ol me traîna vers l’intérieur. Je reconnus soudain les boutons fantaisies qui couvraient le voile bleu. Ospyn !
Deux mois plus tôt, ol m’avait donné de la poudre d’une couleur idéale pour redonner à mes cheveux une brillante teinte brune franche, loin de leur naturelle pâleur de noisette chétive. Ma teinte était donc si anormale que même au sein du Temple elle dénotait ? En avait-ol donné à d’autres apprentis, ou seulement à moi ? Les autres n’avaient pas semblé changer de teinte de cheveux. A notre arrivée, une bonne moitié d’entre nous avait vu ses mèches perdre les teintures diverses que nous usions secrètement pour pâlir ou renforcer nos teintes. Le bannissement formel des outils teintants révélait bon gré mal gré les teintes naturelles des apprentis. Personne n’avait fait le chemin inverse. J’avais songé prétexter une carence dans mon alimentation pour justifier la brusque franchise de ma teinte, puis j’avais jeté mon doux rêve avec la teinture. Si je l’utilisais, Ospyn aurait du pouvoir sur moi. Ol pourrait me faire chanter, sans parler de ma dépendance pour le renouvellement du produit. C’était déjà bien assez humiliant qu’ol ait estimé que mon cas nécessitait une intervention bravant l’une des plus grandes règles des lieux. Ospyn avait tenté de me cuisiner dessus. J’avais répondu que je refusais de transgresser les règles et que ma teinte était parfaite ainsi. Avait-ol remarqué les tremblements de mes mains à cet instant ? Pourquoi fallait-il que Lomir ait été cherché çotte servanto précisément ? Etaient-aouls de mèche ? Etait-ce un guet-apens ?
Ospyn me soutînt jusqu’au dortoir. Il n’y avait que nous. L’angoisse se solidifia dans ma poitrine. Ol me fit asseoir sur mon lit.
– Tu sauras te débrouiller à partir d’ici ?
– Oui.
– Si tu as un souci, utilise la cloche.
Lo servanto partit. La solitude me déborda. Qu’avais-je fait ?