Chapitre 7 - Lomir

Par Tac

– Vous verrez, grand-père, que je passerai avec succès cette épreuve. Vous n’aurez pas à vous cacher sous la poussière par honte de votre descendance.

J’avais eu tort de penser que seuls les servants venaient dans l’allée des bustes. Au vu de la poussière qui ternissait tranquillement les replis de marbre, seuls les fantômes venaient là. Mon genou se déroba et je heurtai le sol. Zut ! Pas devant le buste de mon aïeulo ! M’appuyant sur ma canne et le socle, je me remis debout, branlant, sans lever les yeux vers le regard austère. Je fourrai le chiffon dans une poche. Je pris la deuxième canne et claudiquais jusqu’au jardin de pierres. Des gravillons formaient des arabesques autour de pierres taillées et de dalles pourpres, brunes ou vert sombre. Des sillons de mousses encadraient les sentiers en serpentin. Je m’assis sur une dalle brune, dans l’ombre d’un roc volumineux, aux arrêtes saillantes. C’était mon lieu favori pour m’entraîner à laisser passer l’air. Mes articulations protestèrent et je renonçais à m’asseoir autrement que les jambes tendues en équerre.

Je demeurais là. Immobile. Plus mon corps encaissait l’épreuve en hurlant, plus je faisais le silence dans mon esprit.

Je me diluais dans l’air exfiltré de mes poumons. Je me dissolvais dans les particules qui affleuraient ma peau. Je me décomposais dans cette unité immatérielle qui emplissait tout et comblait les riens. Je devenais l’air.

J’aurais voulu devenir l’air.

Quand l’heure du dîner arriva, j’étais transio et enkyloséo. J’eus toutes les peines du monde à traîner ma carcasse jusqu’au réfectoire. Je ne pus retenir une grimace en me laissant choir à une tablée. Stasha m’apporta à manger, comme al en avait pris l’habitude. Leocadia et Milenko me rejoignirent, bientôt suivios des autres brunos. Les professeurs avaient mentionné qu’il serait pertinent de commencer à nous mélanger, sous-entendant qu’il nous fallait créer des liens qui nous soutiendraient lors des travaux en équipage, mais personne n’appliquait le conseil semi-voilé.

– Tu vas pouvoir marcher jusqu’au Musée de l’Eruption demain ? s’enquit Milenko.

– Evidemment. C’est une étape indispensable de la formation, de toute manière.

– Bof, c’est juste un musée. On te ferait un résumé de vive voix que cela reviendrait au même.

– C’est ce que nous verrons demain, dis-je avec aplomb.

J’allais sans doute devoir céder au fauteuil roulant, mais je ne voulais pas y penser ce soir. Je finis de manger et me rendis à la bibliothèque. Le nombre de servants qui étudiaient m’étonnait encore. On nous avait expliqué le système ; aouls avaient beau avoir échoué à devenir Dévoué à l’issue de la formation, aouls avaient encore une chance de le devenir s’il arrivait malheur à un Dévoué en exercice ou lorsqu’aouls blanchiraient et deviendraient des Printaniers. Si je ratais, aurais-je la patience et la persévérance d’attendre mon tour, de gagner en compétence, jusqu’à mon printemps ? La réponse la plus simple restait encore de réussir.

Je m’installai à une table où deux servantos griffonnaient ardemment sur des papiers. Ols opinèrent en ma direction et nous nous préoccupâmes de nos révisions respectives. Servants et apprentis ne se mélangeaient pas et ne s’échangeaient pas de savoirs, mais je préférais m’asseoir auprès de brunos plutôt que d’apprentis d’autres teintes, d’autant que j’étais parmi les premiers à sortir du réfectoire et qu’une part d’entre aouls se montrait moins assidue dans leurs travaux.

Je me lançais dans un exercice de composition sur les ressentis hypothétiques de la Fusion. Je me concentrais sur l’air, ayant réalisé pareille visualisation avec l’eau la semaine passée et que le feu et la terre m’attendaient. L’air et l’eau me semblaient davantage accessibles. Le feu m’effrayait, trop destructeur, la terre m’étouffait, trop dense. Il me semblait évident que la Fusion se ressente différemment selon l’objectif visé et les récits des Dévoués, aussi cryptiques fussent-ils, allaient dans le même sens. J’avais cessé de lire leurs témoignages trop nébuleux, comptant sur ma propre imagination pour me rapprocher des éléments. Fusionner avec l’air, c’était plus que devenir oiseau. C’était quitter ma pesante et douloureuse, encombrante et rouillée enveloppe corporelle. C’était incorporer une immatérialité emplie de particules trop petites pour être vues et attrapées. C’était se fondre dans la fissure de ce qui nous apparaissait vide, de nos maigres perceptions humaines, et qui était dans un mouvement constant, véloce, furtif. L’air avait la solidité de ce que nous ne comprenions pas, la puissance de l’impalpable, et pourtant il me semblait paisible. Attrayant. Je voulais l’embrasser de mes bras qui ne seraient plus ni bras ni miens. Aérienno, serais-je un moi ? Serais-je un millier de fragments minuscules conscients d’être eux-mêmes ? Serais-je plus grando, étaléo dans l’immensité du vent ? Ou serais-je infinitésimalo, un grain unique perdu et ballotté dans le vaste ciel ? Etait-ce là le nœud de mon incapacité à appréhender ma Fusion avec l’air ou était-ce de la poudre aux yeux de mon imaginaire, qui m’empêchait d’approcher le véritable cœur de l’opération ? L’essence de la Fusion était-elle universelle ou propre à chacun ? Je songeais à mon corps, qui reposerait dans une salle protégée, sous surveillance continue. Il ne lui arriverait rien et je pourrais me promener indéfiniment entre les éléments, partie d’un tout, libre, accomplissant le bien à ma mesure. Pour le tout-venant, le mécanisme de la Fusion ressemblait à la projection astrale. Si l’idée était de quitter son corps, il y avait une proximité indéniable. Cependant le principe de Fusion portait bien son nom. L’objectif était de se couler en autre chose que soi-même. Se déshumaniser afin d’humaniser, temporairement, un élément. Il fallait perdre de vue ce qu’était la conception basique, si ancrée pourtant, d’être humain, sans jamais quitter du regard ce que signifiait être soi. Il ne fallait pas se perdre dans la Fusion. Mourir. Etait-ce une mort ? Il n’y avait pas de réponse à cette interrogation, revenue maintes fois au fil des siècles de la tradition des Dévoués. Un être dont le corps mourrait pendant que son âme était fusionnée vivait-aoul encore, à sa façon quasi inconcevable pour nos cerveaux finalement étriqués, au sein de l’élément d’arrivée ?

Un bâillement terrible interrompit mes réflexions et je repris pied dans la réalité physique. Mon dos craqua en se redressant. Mon poignet m’élançait vivement. Je m’étais crispé trop longtemps sur mon crayon. La bibliothèque, qui s’était peuplée après le dîner, se désemplissait progressivement. Une brise humide circulait parfois, faisant tinter les pendentifs en bois accrochés aux poutres. Les braseros soigneusement entretenus maîtrisaient la température de façon agréable et une légère odeur d’encens et de sauge régnait. Le duo de servantos, à ma table, finit par prendre congé. L’angoisse me saisit. Je me levai, l’empressement contrecarrant les protestations de mes articulations. Appuyant aussi silencieusement que possible mes cannes contre le parquet, je m’avançai prudemment dans les allées, scrutant les traverses et dénombrant les studieux. Je trouvai le coin d’Arucelu et Lazar. Uls étaient toujours là, leurs cheveux blonds penchés au-dessus de cartes, un brasero les nimbant d’une douceur sèche. Uls avaient bonne mine. C’était l’automne, leur saison.

– Qu’est-ce que vous faites ?

Uls sursautèrent comme si je les prenais en flagrant délit. Leurs traits s’adoucirent lorsqu’uls me reconnurent.

– On s’entraîne à la copie de cartes. Qu’en penses-tu ? demanda Arucelu.

S’enquérait-ul véritablement de mon opinion ou était-ul simplement poliu ?

– Elle est bien plus belle et exacte que ce que je suis capable de faire, admis-je après inspection.

Je jetai un ultime coup d’œil aux alentours. Je ne voulais pas être associéo aux blondus. Ma propre teinte était trop claire, je craignais qu’on me confonde avec uls. Je préférais rester avec des noiras, la comparaison me valorisait davantage.

– Je peux vous rejoindre ?

Uls acquiescèrent. Uls n’avaient jamais refusé. Cela faisait une semaine que je les rejoignais quand les lieux se vidaient. Au moins, à côté de Lazar, je paraissais plus foncéo. Arucelu, c’était une autre affaire. Ul tirait sur un miel sombre, aux reflets roux. Ul aurait sans doute des difficultés à passer le seuil d’une école pour blondus sans un justificatif médical ou une bonne teinture. Côte à côte, ses mèches faisaient ressentir le fade de mon châtain, un peu trop clair selon les canons de beauté bruno. Sans parler qu’Arucelu était juste bizarre. Ul portait des talons, sauf lors des expéditions dans la montagne. Je n’avais jamais vu quiconque hormis les noiras porter des talons. Nous avions beau être dans le même équipage, je n’avais jamais posé de question. Si le fait que des apprentis soient étranges ne me surprenait que peu, j’aurais préféré être appareilléo avec unu blondu moins remarquable.

Mais Lazar et Arucelu révisaient ensemble. De plus, uls n’étaient pas aussi bêtes que le stéréotype l’affirmait. Si uls pouvaient m’aider à réaliser de plus belles cartes, je pouvais bien passer au-dessus des anormalités d’Arucelu.

Je tirai une chaise et sortis de mon sac mes travaux de cartographie. Je m’attelai péniblement à recopier les modèles choisis par les apprentius.

– Quoi ? demandai-je à Lazar en lu voyant zyeuter mon esquisse.

– Tu devrais commencer par la carte géologique, m’indiqua-t-ul. Je crois que la forme du sol influe sur certaines pressions de l’air, et il vaut mieux d’abord connaître le sol avant d’aborder tout ce qui est en l’air.

Je pinçai les lèvres. Depuis quand unu blondu me ferait-ul la leçon ? Mais la production de Lazar éclairait la table de son application et de son rigorisme. Il me fallait atteindre son niveau, au minimum. Je suivis le conseil et, alors que le sommeil coulait sur mes paupières, je parvins à un résultat convenable. Je ne surpassais pas lu blondu, néanmoins un net progrès s’observait comparé à mes essais précédents. Lazar grisonnait devant ses notes. Si c’était son air naturel, je n’enviais pas ses coéquipiers. Arucelu fronçait perpétuellement les sourcils, ce qui contrebalançait la bonhomie de ses traits épais et flasques.

– Je vais dormir. Bonne soirée.

– A demain, me salua Arucelu.

Lazar m’adressa un signe de tête guindé, comme si ul avait avalé un balai. Encore unu qui avait dû grandir entouréu de blondus et ne savait pas comment parler à une autre teinte. Les deux apprentius partirent vers leur dortoir et je m’en fus vers le mien. Je n’étais pas lo dernièro à me coucher, malgré l’heure tardive. Les absentos devaient bavasser quelque part, manger des desserts subtilisés lors du dîner et jouer aux cartes. Le fossé entre travailleurs et fainéants se creusait.

Certains avaient beau se contenter du strict minimum concernant les entraînements et multiples devoirs, la présence aux cours ne pouvait s’éviter. Etre renvoyé chez soi en cours de formation devait être une honte dont on ne se relevait pas. Aussi, lorsque le petit-déjeuner prit fin, tous les apprentis se réunirent docilement, quoique non sans râlements éparses, devant le Temple. On nous ordonna de nous ranger par équipages et un servant fut désigné guide pour chacun. Nous marchâmes vers la forêt. Je guettai l’autre apprentiu avec une malformation à la jambe, mais ul avait enfilé une sorte de chaussette mécanique articulée et ul progressait cahin-caha en activant une manivelle sur le côté de sa cuisse. Ce petit prodige mécanique fonctionnait quand l’une des gambettes était saine, ce qui n’était malheureusement pas mon cas. Dès que j’aurais eu vingt-et-un ans, je comptais échanger une de mes jambes contre l’une, saine, d’un de mes amios volontaires. Ma sélection pour devenir Dévouéo bousculait le plan. Il était interdit d’user des services d’une échangerie en tant qu’apprenti et Dévoué. L’Île Iré était d’ailleurs la seule à ne pas en comporter.

Uno servanto poussait un fauteuil, en prévision du moment où je fatiguerai ou de celui où je ralentirai trop le groupe. Le grincement des roues fredonnait la déchéance inexorable de mon corps. Condamnéo à souffrir, en retrait de mes camarades aptes à se rendre où leur âme les chantait, soutenus par leur architecture correctement assemblée. N’était-ce pas injuste, que tant d’entre eux se moquent bien d’aller explorer la forêt, quand j’en avais envie sans pouvoir y contraindre mon corps ? Je sombrais dans la dépendance à des attelles, des fauteuils roulants, des volontaires pour me pousser quand mes coudes et poignets défailliraient.

Je n’avais plus qu’à réussir la Fusion et, alors, mon corps n’aurait plus d’importance.

– Ces pierres marquent l’entrée du Musée du Souvenir, annonça una professora.

Al désignait une rangée de hauts blocs à la pierre étonnamment claire sur cette île où, sous la terre, se dissimulait du roc sombre. Ils s’alignaient à espaces trop réguliers pour être naturels, des espaces trop larges pour que je remarque quelque chose si je n’avais pas été en recherche de quelque chose au préalable.

– Quoi ? s’horrifia uno bruno à voix basse. Ne me dites pas que le Musée, c’est la forêt ! On passe là tous les deux jours pour les entraînements !

Mon cœur se serra à la mention des courses d’orientation dont étaient friandos les brunos et auxquelles je ne pouvais pas participer. C’était la première fois, hormis la visite du Volcan, que je m’aventurais aussi loin dans la forêt. Mes articulations me brûlaient déjà trop à mon arrivée sur l’île pour que j’en profite réellement.

Tout le monde soupirait. La perspective du musée en avait enthousiasmé plus d’un, rêvant d’une rupture dans le rythme intense des cours magistraux et des exercices préparatoires à la Fusion. Qu’il s’incarne dans un coin de forêt tout ce qu’il y avait de plus forestier semblait être une déception immense. Qu’imaginaient-aouls ? Une seconde version du Temple emplie de tableaux et de bustes sévères ? Aouls auraient été autant déçus. Si aouls nourrissaient véritablement une passion pour ces choses-là, l’allée où trônait mon grand-père serait davantage peuplée. D’autant que nous savions bien qu’aucune construction autre que des habitations s’élevait autour du Temple ; nous avions suffisamment poncé de cartes pour le savoir. A croire que j’étais lo seulo à mémoriser et faire des corrélations.

Passé les énormes pierres, la forêt ressemblait feuille pour feuille à celle de l’autre côté. On nous divisa par équipages, notre servanto continuant de pousser hardiment le fauteuil roulant. Il ballottait rudement sur les racines masquées par le tapis de feuilles mortes, je n’avais pas hâte d’y être brinquebaléo et je serrais les dents. Les équipages prirent des directions variées. Il fallut progresser longtemps encore avant de débouler dans une clairière. Des rocs similaires à ceux de l’enceinte, quoi que plus petits, formaient un parcours géométrique dans l’herbe foisonnante du printemps.

– C’est ici votre clairière de travail, nous apprit lo servanto.

Ol s’était arrêtéo à la lisière, montrant nettement qu’ol nous serait autant utile qu’une fougère. Stasha se percha sur une des pierres comme pour compenser ses chaussures plates. Comme la plupart des noiras, al raffolait des chaussures à talons, mais al avait eu la lucidité de ne pas s’en embarrasser aujourd’hui. Arucelu également.

Je clopinai autour de la clairière. En dépit des herbacées qui pullulaient jusqu’aux genoux, elle était entretenue avec soin. La mousse ne se développait pas sur les pierres et aucun gland n’était parvenu à faire croitre un début d’arbrisseau. Des fleurs en tous genres bénéficiaient de la trouée de lumière et coloraient les lieux de mauves, roses et jaunes.

– Ce n’est pas très heureux, commenta Stasha en fixant la pierre qui lui faisait face.

– Les fresques retracent la mémoire des éruptions passées.

Je sursautai et me retournai vers la voix nouvelle ; una noira franchissait le seuil de la clairière. Al portait une longue tunique violette, fendue sur le côté, et des pendants d’oreille qui effleuraient ses épaules de leurs perles. Ses cheveux d’obsidienne bouclaient dans sa queue de cheval.

– Les dévastations et les quantités de décès entraînés par une éruption provoquent rarement joie et gaieté et ce n’est pas le rôle des mémoriaux que de donner l’envie de rire, poursuivit-al sévèrement. Peu importe l’horreur d’un événement, le souvenir s’estompe immuablement avec le temps. Sur cette île où tout peut être avalé, submergé ou enterré, il est d’autant plus crucial de préserver notre passé, en espérant que des vestiges en ressurgissent pour les générations futures, si jamais ils devaient être engloutis par de la lave, un séisme ou un tsunami.

Les pierres montraient autant d’aspérités que si elles n’avaient pas été taillées. Dans les creux et les arrêtes, des burins avaient gravés des sillons, joué des formes déjà présentes dans le roc, et fait apparaître des visages, des corps animaux et humains, des arbres, des coulées de lave, des envolées de cailloux, des nuages épais, des flots tumultueux. Un morceau d’Histoire se sculptait dans ce caillou, reprit sur tel autre, prolongé sur celui-ci. Un travail minutieux qui narrait l’une des nombreuses éruptions du volcan Iré, ses conséquences, la reconstruction. Les Dévoués de l’époque étaient représentés fondus dans les éléments, leurs faciès découpés dans une traînée de pierre fondue, dans une bourrasque ou une pluie battante. Sous leur influence apaisante, les poussières se dispersaient, les eaux se purifiaient, les graines germaient. Dans les rugosités d’une ultime roche se lisaient les noms des disparus.

– Ce récit raconte une éruption non anticipée, rapportait la noira. D’autres clairières relatent l’efficience des Dévoués dans leur détection. Des animaux ont pu être évacués sur des bateaux, permettant une repopulation rapide en limitant l’importation de la faune des autres îles. Des habitants ont pu être épargnés, ainsi que leurs possessions les plus précieuses. Enfin, des zones entières ont pu être choisies par la communauté, désignées comme protection prioritaires. Les Dévoués y ont concentré leurs efforts et sont parvenus à les sauvegarder dans la grande majorité.

– Merci pour les explications, manestre, dit Stasha dans un silence. Qui êtes-vous ?

– Je suis una simple habitanta de l’île, volontaire pour veiller à la préservation du mémorial et transmettre cette mémoire sur laquelle notre survie repose, mais que nous négligeons bien trop souvent dans notre quotidien. Vous pouvez m’appeler Synneva.

Je ne l’avais jamais vua au Temple et al n’était pas una ancienna apprentia, ses cheveux découverts en témoignaient.

– Cette mémoire est notre boussole pour nos actions présentes, qui conditionnent notre futur. Voilà la menace qui bouillonne sous nos pieds et peut imploser à tout instant au-dessus de nos têtes. En tant que futurs Dévoués, vous ne devez jamais pointer ailleurs que dans cette direction. Les capacités que vous développerez dans votre formation ne vous seront d’aucune utilité si vous oubliez que notre existence est façonnée par le bon vouloir des éléments, en particulier par la clémence du Volcan. Vous seuls serez en mesure d’entendre son murmure. Il vous reviendra de l’écouter. Autrement, tout autant puissants que vous serez, vous serez balayés comme chaque brin d’herbe de cette clairière.

Le froid qui régna après cette diatribe me pénétra jusqu’aux os. Stasha descendit de son siège improvisé et montra plus de respect envers les fresques rocailleuses. Synneva nous laissa les détailler puis nous guida à travers les bois. Mes articulations, engourdies par l’immobilité, éprouvées par le trajet, m’abandonnèrent. Je m’effondrai dans le fauteuil roulant, crispéo par la souffrance et la honte. Des deux, j’ignorais ce qui m’était le plus douloureux.

Les cahots inconfortables des roues faisaient résonner les chocs dans le moindre de mes os et ligaments. Je me sentais me décomposer à mesure que nous avancions. Enfin, la Falaise Loreise surgit d’entre les arbres. Une crête de pierre et de terre longeait l’île, à la fois séparée et part intime de celle-ci. Ses deux versants, à pic, hébergeaient quelques plantes tenaces et des nids d’oiseaux. Quelques chèvres sauvages s’y aventuraient parfois, bondissant incroyablement sur d’infimes prises que leurs sabots mobiles semblaient dénicher d’instinct. Le vent paraissait souffler en permanence, irrégulier. Le ressac des vagues se faisait entendre. Côté île, un lac s’était formé, difficilement accessible au bas de ces pentes abruptes. Il faudrait s’y rendre en rappel. L’endroit était interdit à l’escalade. Je me souvenais l’avoir vu sur des cartes, mais la vision par mes propres yeux était d’un tout autre effet qu’à plat sur une feuille.

– L’océan, le volcan, la terre sont sources de danger, reprit Synneva comme si al ne s’était jamais arrêtéa de parler. Ils sont également à l’origine de merveilles et de la vie, ils façonnent tout ce qui les entoure. Ils nous façonnent. Futurs Dévoués, vous allez bientôt pouvoir les façonner en retour. Faites-le avec prudence, clairvoyance, parcimonie. C’est une vérité à deux tranchants. Ce qui nous condamne peut aussi nous faire vivre.

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