Chapitre 8 : L'épée au fourreau

Les deux sabres se rencontrèrent dans un fracas de métal. Caraghon se dégagea prestement pour profiter de la faille dans la défense de son adversaire, mais celui-ci avait déjà rétabli sa garde, et leurs lames se heurtèrent à nouveau avec violence. Autour d’eux, un cercle s’était formé, et des d’encouragements fusaient sous les voûtes de la salle d’arme. Caraghon les entendait à peine, le regard fixé sur son adversaire, guettant ses moindres mouvements. Les muscles bandés, il détourna un nouvel assaut d’une parade avant de s’écarter d’un rapide pas chassé.

— Arrêtes de te dérober, trainée ! pesta l’autre avant de porter un coup latéral qui obligea Caraghon de reculer encore d’un pas. Lâche !

Sans tenir compte des insultes qui pleuvaient autant que les coups, le jeune soldat raffermit sa prise sur son épée et se fendit souplement. Son adversaire occupé à vitupérer réagit trop tard. Le souffle coupé par la pointe de l’arme qui avait percuté son abdomen, il trébucha en arrière ; une torsion de poignet suffit à Caraghon pour lui faire sauter sa lame des mains, et il conclut en l’envoyant au sol d’un coup de pied. Des sifflements moqueurs résonnèrent, accompagnés de slaves d’applaudissements saluant de vainqueur.

— Fait attention à qui tu insulte, la prochaine fois, Laedion, laissa tomber Caraghon en faisant négligemment tournoyer son épée entre ses mains.

Tout en se redressant péniblement, l’autre lui jeta un regard assassin. Il respirait avec difficulté, encore haletant du choc encaissé en pleine poitrine. Sans la cuirasse d’entraînement et le fil émoussé de leurs épées, il aurait certainement fini embroché. Caraghon y avait mis la force nécessaire.

Celui-ci se désintéressa de son adversaire alors que leurs camarades le félicitaient à grands renforts de tapes dans le dos, qu’il accueillit avec plaisir. La brute camaraderie de ses frères d’arme de la garde Révérente était ce qu’il avait de plus précieux au monde, ne serait-ce qu’à cause du mal qu’il s’était donné pour l’obtenir. Cela avait été long et laborieux pour se faire accepter d’eux comme un égal, comme si son physique trop délicat faisait de lui un être de moindre valeur. Il lui avait fallu faire ses preuves, montrer qu’il valait autant qu’eux ; et si la plupart avaient changé leur opinion de lui au cours du temps, il restait encore quelques obstinés, comme Laedion, pour persifler dans son dos ou lui cracher des injures au visage. Il avait fini par s’y faire.

Quittant l’arène pour laisser place à d’autres belligérants, Caraghon rejoignit Askaos, qui s’affairait à rassembler sa chevelure blonde en un chignon serré.

— Bon combat, apprécia celui-ci en lui adressant un regard en coin.

— Ça fait du bien d’enfin se dégourdir les muscles, soupira Caraghon en s’étirant les bras. Le lieutenant a été bien avisé de demander au roi de nous ouvrir la salle d’arme. Je commençais à croire que les Eälagoniens voulaient nous faire crever à force de nous engraisser.

— C’est vrai qu’ils passent leur temps à boire et à manger, répondit son ami en souriant. Il est amusant qu’ils ne ressemblent pas encore tous à des tonnelles.

Caraghon rit en s’adossant à un pilier non loin de lui.

— Askaos ! appela brusquement Laedion depuis le centre de l’arène. Je te défie en duel, le relèves-tu ?

— Avec grand plaisir ! répondit le soldat en finissant d’attacher son chignon.

Il empoigna son arme, appuyée contre le pilier de Caraghon.

— On dirait qu’il a décidé de nous provoquer tous un par un, fit remarquer ce-dernier.

Askaos leva vers lui un regard à la fois amusé et résolu.

— Je vais lui régler son compte en un rien de temps.

Puis, en roulant des épaules, il descendit affronter Laedion. Celui-ci l’attendait, son épée plantée dans le sable ; mais au lieu de regarder son nouvel adversaire, c’était Caraghon qu’il toisait, avec une morgue qu’il ne se donnait même pas la peine de cacher, et Caraghon le lui rendit bien.

Ils ne s’étaient jamais entendus, et l’implicite montée en grade de Caraghon, que tous considéraient comme le sous-lieutenant de la garde Révérente bien qu’il ne possède toujours que le simple statut de soldat, n’avait pas contribué à arranger les choses. Laedion ne cachait pas la convoitise qu’il nourrissait pour le poste de lieutenant de la garde ; mais son ambition s’assortissait mal au dédain qu’il avait de tous ceux qu’il considérait comme inférieurs à sa personne, et en tête de cette liste, étaient Caraghon et les Eälagoniens. A se demander ce qui était passé par la tête de Laeïos quand il avait décidé de le compter parmi les gardes d’escorte de l’ambassade.

Restant un peu à l’écart, Caraghon suivit le duel de loin, mais avec un vif intérêt. Il était peu risqué de parier sur la victoire d’Askaos, qui était l’une des plus fines lames de la garde, après Laeïos lui-même. Il ressemblait à un ouragan qui étourdissait son adversaire de feintes et de parades, sans jamais s’essouffler. L’issue du combat fut rapide et sans surprise. Qu’avait cherché à prouver Laedion en le provoquant, sinon qu’encore une fois il n’était pas à la hauteur ? songea Caraghon avec mépris.

— Tu avais raison, c’est un plaisir de se défouler un peu, lança Askaos en revenant vers lui, un large sourire aux lèvres. Que dirais-tu d’un duel, toi et moi ? Cela fait longtemps que nous ne nous sommes pas affrontés…

S’appuyant de l’épaule contre le granit du pilier, il se pencha vers Caraghon pour lui chuchoter à l’oreille :

— Il serait dommage que tu te laisses aller à t’empâter à cause de ces Eälagoniens, n’est-ce pas ?

— Ose encore suggérer quelque chose quant à mon poids… susurra Caraghon en le prenant à la gorge d’une poigne sans douceur pour le repousser.

Askaos se dégagea en riant et recula d’un pas.

— Je plaisantais, assura-t-il en l’examinant des pieds à la tête. Tu es toujours aussi agréable à la vue.

Caraghon lui renvoya un regard sévère, bien qu’un sourire menace d’éclore sur ses lèvres.

— D’accord pour le duel, mais n’attend rien d’autre de ma part.

Askaos leva les mains en l’air dans un geste d’innocence, mais une pointe de déception passa brièvement dans son regard.

Alors qu’ils redescendaient ensemble sur le sable de l’arène où leurs compagnons les attendaient, un grand bruit retentit dans le couloir, leur faisant tous lever la tête.

— Les Eälagoniens ! pesta Laedion, reprit en échos par des marmonnements mécontents des soldats Dejclans.

— Eh bien quoi ? Ils sont encore chez eux, il paraît normal qu’ils viennent ici quand bon leur semble, le rabroua Caraghon, tout à fait disposé à défendre la cause des Eälagoniens si cela lui permettait de contredire Laedion.

Là-dessus, les portes de la salle d’arme s’ouvrirent sur un flot de soldats eälagoniens. Ceux qui venaient en tête marquèrent un temps d’arrêt en avisant le terrain occupé, avant de les ignorer pour investir les autres arènes de combat. Alors que Caraghon allait détourner la tête, son regard accrocha une chevelure blonde trop reconnaissable parmi ces hommes bruns.

Tyeltaran, lui, ne sembla pas le voir tout de suite. Caraghon ne s’attendait même pas à ce qu’il le remarque. Et pourtant, le regard bleu du prince se posa sur lui, presque par erreur, et sembla s’illuminer en même temps qu’un sourire apparaissait sur son visage.

— Hîl Caraghon !

Il quitta ses compagnons et bondit dans l’arène comme un jeune faon, soulevant un nuage de sable sous ses pieds. Tétanisé de surprise, le jeune soldat ne sut comment réagir en le voyant s’approcher. Tyeltaran eut un geste de main, comme pour lui donner l’accolade, avant de se contenter d’une bourrade à l’épaule.

— Je ne vous ai pas revu depuis la chasse, et je le regrette beaucoup. J’ai entendu dire que vous passiez beaucoup de temps avec mon père et mon frère…

Caraghon se risqua à hocher la tête, la gorge étrangement sèche. Les yeux du prince cherchaient les siens avec avidité, lumineux comme d’immenses saphirs.

— Cela doit être horriblement ennuyeux ! s’exclama-t-il d’un air navré. Si j’avais su, je serais venu vous tirer de leurs longs débats insipides.

— Ce n’était pas nécessaire, parvint à articuler Caraghon en reculant légèrement. Je ne fais que mon devoir aux côtés de mon lieutenant, et si vous voulez tout savoir, je ne m’ennuie pas du tout.

C’était là un demi-mensonge, mais nul n’avait besoin de le savoir. Tyeltaran cilla, comme s’il venait d’entendre quelque chose de très surprenant, mais se reprit bien vite.

— Je suis ravi de vous croiser ici, en vérité. Justement, mes compagnons et moi-même venions nous entraîner ; vous plairait-il de vous joindre à nous ? Je meurs d’envie de découvrir ce que vous valez au combat.

Il regardait Caraghon droit dans les yeux, et l’intensité de son regard mettait celui-ci affreusement mal à l’aise. La voix du prince était dépouillée de tout mépris qui aurait pu transformer ses derniers mots en moquerie. Mais, à vrai dire, lui aussi était curieux…

— Si vous permettez, intervint Askaos avant qu’il ait pu répondre, il m’a déjà promis un duel.

Tyeltaran leva brièvement les yeux vers lui, avant de revenir vers Caraghon, interrogateur. Le jeune soldat se força à opiner de la tête, et le visage du prince s’assombrit de déception, comme un enfant à qui on venait de refuser une perspective pourtant alléchante.

— Je vois.

— Mon prince, venez ! appela l’un des Eälagoniens depuis l’autre bout de la salle. On n’attend que vous !

Caraghon compris ses mots bien qu’il ait parlé en eälagan, et il se sentit fier de constater que les efforts d’Axat commençaient à porter leurs fruits.

Après lui avoir adressé un dernier regard plein de regret, Tyeltaran pivota sur ses talons. Caraghon s’empressa de se détourner, et se composa une expression impassible pour regarder Askaos. Les bras croisés sur la poitrine, celui-ci arquait les sourcils d’un air perplexe.

— Tu m’expliques ?

— Expliquer quoi ? rétorqua sèchement Caraghon en fouettant l’air de son épée. Eh bien, tu le veux, ton duel, oui ou non ?

Ils se positionnèrent à dix pas de distance, leurs épées pointées vers le sol. Autour d’eux, les autres soldats demeuraient silencieux, même Laedion. Les vociférations des Eälagoniens qui s’entraînaient de leur côté lui parvenaient comme assourdis par les pulsations accélérées de son pouls.

Ils se dévisageaient, immobiles et concentrés, attentifs au moindre mouvement de l’autre. Ce serait à celui qui engagerait le combat. Le sang battait plus fort dans les tempes de Caraghon, et son poignet délié se tenait prêt à parer la première attaque. Ce n’était jamais lui qui lançait l’offensive, et ils le savaient tous les deux. Askaos en jouait toujours. Il taquinait sa vigilance par d’infimes mouvements, des esquisses de pas en avant, de légères rotations de sa lame, l’obligeant à maintenir tous les sens en alerte ; et les nerfs à vif de Caraghon s’usaient de seconde en seconde. Le poids de son épée se faisait de plus en plus insistant dans sa paume contractée.

Exaspéré, il finit par faire mine de vaciller dans le sable collant, baissant volontairement sa garde. Askaos passa aussitôt à l’attaque. Caraghon rétablit vivement son équilibre et feinta, sa lame plongeant vers le flanc exposé de son adversaire. Elle fut déviée, et le choc cinglant du métal contre le métal marqua le début du véritable combat.

Regarder Askaos se battre n’avait rien avoir avec l’affronter en personne ; et on considérait que perdre contre lui n’était pas un déshonneur. Chaque fois que son épée heurtait la sienne, Caraghon prenait conscience de la puissance contenue que recelait le corps de son adversaire. Askaos était plus grand et plus massif que lui, et il savait comment user de sa force. Face à lui, Caraghon devait compter sur la rapidité de sa carrure souple pour esquiver et parer, et à défaut de le surpasser en puissance de coups, c’était par la vitesse qu’il tâchait de prendre l’avantage. Il ressemblait à un chien de traque agile harcelant un vigoureux sanglier. La plupart se cassaient les dents contre ses défenses ; mais il le connaissait trop bien, et savait exploiter ses failles. C’était une question d’endurance et de réflexes, où il laissait son corps parler de lui-même contre celui de son adversaire. Ils tournaient l’un autour de l’autre, se déplaçant à travers l’arène par de vifs pas chassés, le fracas du métal contre le métal emplissant leurs oreilles. Plusieurs fois, Askaos fut sur le point de le jeter à genoux, mais chaque fois Caraghon esquivait de justesse. Profitant d’une ouverture qui découvrait partiellement le flanc de son adversaire, Caraghon plongea soudain, tenant son sabre comme une fauche ; négligeant sa propre protection, il était conscient qu’il avait autant de chances de renverser Askaos que de s’écrouler à ses pieds.

Le choc de sa lame accompagné d’un traître croc-en-jambe jeta son ami à terre.

Alors que leurs camarades saluaient le duel d’applaudissements enthousiastes, Caraghon lui tendit la main pour l’aider à se relever. La sueur trempait ses bras et sa nuque, et les muscles de ses bras le tiraient, encore parcourus de l’énergie nerveuse déployée lors du combat.

— Ta tresse s’est défaite, fit doucement remarquer Askaos en tendant la main vers les mèches éparses coulant sur ses épaules.

Caraghon ne le repoussa pas. Sa poitrine haletante se soulevait à intervalles irréguliers, la bouche entrouverte en quête de souffle. Quand Askaos abaissa le regard vers lui, ses yeux étaient animés d’une étincelle malicieuse.

— Et maintenant ? murmura-t-il, sa main s’attardant au creux de son cou. Dois-je encore ne rien attendre de ta part, ou as-tu changé d’avis ?

L’adrénaline grisante coulait encore dans ses veines. Le sourire invitant qui jouait sur les lèvres d’Askaos, et la pression de sa paume contre sa gorge, là où battait son pouls affolé, lui rappelait qu’à Makeos, de tels duels finissaient souvent par un corps à corps d’une toute autre nature.

Levant les yeux, s’apprêtant à se faire encore un peu désirer bien qu’il brulât de céder sans arrière-pensées, Caraghon vit soudain se profiler derrière Askaos une silhouette désormais familière.

— Excusez-moi, prononça Tyeltaran en apparaissant à leurs côtés.

La main d’Askaos retomba le long de son propre corps. Le prince ne semblait absolument pas gêné de les interrompre, et ses yeux clairs comme le ciel cherchèrent aussitôt ceux de Caraghon.

— Je vous ai vu vous battre, de loin. 

Les épaules du jeune soldat se contractèrent instinctivement.

— Et je réitère ma demande, poursuivit Tyeltaran. Je souhaiterais me mesurer à vous en duel. Ou dois-je l’exiger pour que vous vous soumettiez ?

— Seriez-vous prêt à me contraindre ?

La voix de Caraghon était encore un peu essoufflée, effleurée d’une pointe l’agacement. Il n’avait aucune envie d’accéder à la demande du prince capricieux, surtout lorsque celui-ci venait se mêler de leurs affaires avec autant de décontraction.

— Je ne vous contraindrai à rien, assura Tyeltaran après l’avoir dévisagé avec surprise.

— De toute façon, reprit abruptement Caraghon en rangeant son épée au fourreau, je ne peux pas m’attarder plus longtemps. Mon lieutenant m’a demandé de le rejoindre le plus tôt possible, et à moins que vous ayez envie de nous accompagner écouter de longs discours insipides…

Il ponctua ses paroles d’un regard sans complaisance. Alors qu’il tournait les talons, une main agrippa son poignet.

— Alors permettez-moi de vous demander quand vous aurez un moment à m’accorder.

Il jugula une folle envie de se dégager et de partir sans un mot ; les convenances ne souffraient pas qu’on franchisse certaines limites.

— Tout dépend, lâcha-t-il en évitant le regard du prince.

Celui-ci libéra vivement son poignet, comme s’il réalisait avoir commis un impair, et lâcha très vite, presque avec précipitation :

— Je pensais, peut-être, demain matin, à la fauconnerie. Après tout, n’avez-vous pas dit vous-même qu’il nous faudrait du temps pour apprivoiser les incarnats ? Mais le temps ne sert à rien si nous ne les habituons pas à notre présence, n’est-ce pas ?

Il laissa échapper un rire qui n’avait rien de naturel avant de poursuivre :

— Kanska sera également avec nous. Et le fauconnier veillera à ce qu’il ne se produise aucun incident… quoique je me fie assez à vous pour les éviter.

Il désigna les écorchures en cours de cicatrisation qui ornaient ses bras dénudés par la cuirasse d’entraînement. Le regard de Caraghon s’y attarda malgré lui. Les griffures étaient visiblement plus profondes qu’il ne l’avait jugé sur le coup, songea-t-il en tâchant de ne pas prêter trop d’attention au frémissement des muscles roulant sous la peau claire du prince.

— Alors ? insista Tyeltaran d’un air impatient. Vous viendrez ? Demain matin ?

— Je viendrai, répondit Caraghon, sans vraiment réfléchir.

Et le prince lui adressa un chaleureux sourire, avant de s’incliner légèrement, une main sur la poitrine, comme il était de coutume de le faire en Dejclencie pour saluer ou remercier quelqu’un. Le jeune soldat le regarda s’éloigner, pensif, se demandant dans quelle affaire il venait encore de s’embarquer.

Puis il tourna brusquement la tête vers Askaos, dont il avait quelque peu oublié la présence. Celui-ci, les bras croisés sur la poitrine, lui adressa un sourire railleur :

— N’étais-tu pas censé retrouver notre lieutenant au plus vite ?

— Eh bien quoi ? répartit Caraghon en haussant les sourcils. L’intervention de Sa Prétentieuse Majesté a-t-elle suffi à étouffer tes ardeurs ?

Askaos émit un soupir, sans néanmoins cesser de sourire :

— Il n’est pas mal fait, n’est-ce pas ?

Et là-dessus, il éclata de rire et retourna vers ses camarades. En sentant que, de l’autre côté de la salle, Tyeltaran l’observait encore, Caraghon ne put qu’appliquer son mensonge et fuir hors de la salle d’arme, extrêmement troublé.