Chapitre 9 : Elme carae

C’est d’humeur maussade que Caraghon prit le chemin de la fauconnerie au petit matin.

Il avait mal dormi, ne cessant de se retourner du côté de la fenêtre dans l’espoir vain d’entendre la voix du prince fantôme d’Eäran ; il ignorait pourquoi cela l’obsédait à ce point, et cette impuissance face à son désir irrationnel de retrouver cet étrange chant sous la lune l’exaspérait. Il ne pouvait s’empêcher de penser que si sa séance d’entraînement à la salle d’arme s’était conclue autrement, il aurait trouvé un sommeil bien plus profond le soir venu. Mais il avait fallu que Tyeltaran se mêle de ce qui ne le regardait absolument pas, et par-dessus le marché lui extorque une nouvelle promesse de rendez-vous. Pour qui se prenait-il, exactement ? Et que lui voulait-il ?

Quand il pénétra dans la fauconnerie, passablement hérissé, les oiseaux l’accueillirent d’un concert de criaillements depuis leurs perchoirs. Visiblement, les allées et venues ici ne passaient pas inaperçues, songea-t-il sans même parvenir à s’en amuser.

— Eh bien, vous resplendissez de joie de vivre. C’est un vrai plaisir de vous voir ainsi.

La voix qui s’était élevée était féminine. Il mit un moment à reconnaître Kanska, qui se fondait presque dans la pénombre. Comme la dernière fois qu’il l’avait vue, elle portait des habits masculins, mais ses cheveux noirs étaient cette fois librement lâchés sur ses épaules.

— Je me passerai volontiers de vos moqueries, gronda-t-il en avisant son sourire malicieux.

— Il ne s’agissait pas d’une moquerie, mais d’un simple constat, répondit la jeune femme sans se démonter. Vous avez l’air d’une humeur de chien – et passez-moi l’expression, en tant que fille de veneur je peux vous dire que n’importe quel lévrier du chenil serait plus guilleret que vous.

Malgré son irritation, Caraghon se surpris à sourire.

— Je préfère cela, dit Kanska en croisant les bras sur la poitrine.

Caraghon s’adossa lourdement contre le mur à ses côtés. Les muscles de ses bras le tiraient légèrement, et si d’ordinaire cela ne le gênait pas le moins du monde, ce matin il avait la sensation de transporter une carcasse de bœuf sur ses épaules.

— J’ai mal dormi, expliqua-t-il succinctement.

Balayant la tourelle du regard, et ne voyant nulle part de trace de celui qui l’avait fait venir ici, il s’exclama d’un ton acerbe :

— Où est donc le prince ? Encore en retard ?

— Au mieux, oui. Il se peut même qu’il ne vienne pas. Son frère l’a retenu, apparemment pour quelque chose de très urgent.

— Merveilleux, marmonna Caraghon.

Ce prince était capable d’être en retard voire même absent à un rendez-vous qu’il avait lui-même orchestré. C’était dire à quel point il poussait loin le culot.

Kanska l’observa d’un air compréhensif sous les boucles folles de sa chevelure noire.

— Si vous souhaitez retourner dans votre lit et prendre du repos, je ne me vexerai pas.

Caraghon envisagea sérieusement cette possibilité, mais maintenant qu’il était là…

— Non, décida-t-il. Tant qu’à faire, occupons-nous de nos faucons.

Quand ils rejoignirent le coin où les cages des incarnats étaient isolées, ils trouvèrent le maître fauconnier occupé à les nourrir. Caraghon apprécia la précision de ses gestes, et le soin qu’il mettait à ne pas brusquer les rapaces. Cela devait faire plusieurs jours qu’il s’occupait ainsi d’eux, et ils ne semblaient plus aussi farouches que lors de leur sortie, quoiqu’il demeurât une certaine fixité dans leurs yeux qui dénotait d’un reste de méfiance.

Caraghon s’arrêta quelques pas en retrait et invita Kanska à faire de même, afin de ne pas les perturber. Le fauconnier leur adressa un bref regard en coin avant de reprendre sa tâche avec délicatesse, offrant des lambeaux de chair fraîche aux oiseaux à tour de rôle jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien de ce qu’il avait apporté. Alors, refermant la cage, il s’approcha des deux jeunes gens.

Quand il prit la parole, en eälagan, Caraghon parvint à capter quelques mots à la volée, mais l’homme parlait trop bas et trop vite pour qu’il puisse tout comprendre. Comme il le regardait, s’adressant visiblement à lui, ce fut Kanska qui se chargea de traduire :

— Tyeltaran a expliqué à sire Waren tout ce que vous aviez fait lors de la partie de chasse l’autre jour, et il souhaite vous féliciter en personne.

— Oh, mais je n’ai pas fait grand-chose… protesta Caraghon avec embarras.

La réponse transmise fit rire le fauconnier, qui présenta au jeune soldat l’épais gant qui couvrait sa main. Le cuir était profondément déchiré par endroits, et les traces caractéristiques des quatre serres effilées des incarnats étaient facilement reconnaissables.

— Même avec son expérience, sire Waren a failli passer un mauvais quart d’heure avec ces faucons, reprit Kanska, qui semblait prendre son rôle d’intermédiaire très à cœur. Il dit que vous êtes très inconscient, et très chanceux, de vous êtes risqué à les prendre sur votre poing presque à mains nues.

Le regard de Waren, à la fois grave et amusé, pesait sur le jeune homme qui baissa humblement la tête. Sur le coup, il n’avait pas réfléchi, et maintenant qu’il y repensait, il reconnut qu’il avait eu énormément de chance de ne pas avoir fini en sang comme Tyeltaran. Il n’osait pas imaginer la colère dans laquelle se serait mis son père s’il l’avait su.

— C’était une erreur indigne même d’un néophyte, admit-il en soupirant.

— Vous êtes fauconnier ? demanda Waren dans un dejclan hésitant.

Pris de court, Caraghon hésita avant de secouer négativement la tête.

Une brève discussion s’engagea entre Waren et Kanska, dans laquelle Caraghon reconnut confusément le mot « nourriture » (Axat avait tenu à le lui apprendre en jurant qu’il faisait partie du vocabulaire fondamental), « sauvage » et « patience ». Kanska conclut d’un signe de tête, avant de tourner les talons en entraînant le jeune homme à sa suite.

— Le fauconnier préfère que nous attendions un peu avant d’aller les voir, expliqua-t-elle alors qu’ils sortaient dans la cour. Il a constaté que juste après le repas, les incarnats étaient moins disposés à répondre aux incitations de qui que ce soit. Et puis, Tyeltaran risquera de nous en vouloir si nous les sortons sans lui, ajouta-t-elle d’un ton rieur.

Dehors, le ciel était encombré de nuages grisâtres, et il faisait frais à l’ombre des épaisses murailles que le soleil blafard n’avait pas encore surpassées.

— Nous avons du temps, lança la jeune femme en l’entraînant par le bras, l’air enthousiaste. Que souhaitez-vous faire ? Peut-être voudriez-vous descendre à la salle d’arme ? A cette heure, il ne doit pas y avoir grand-monde…

— J’y ai déjà passé un certain nombre d’heures hier, déclina-t-il gentiment, constatant avec surprise que sa mauvaise humeur s’était quelque peu dissipée.

— Oui, Tyeltaran m’a dit qu’il vous y avait vu. Il paraît que vous avez refusé de le combattre.

Elle lui lança un immense sourire, auquel Caraghon ne put s’empêcher d’y répondre. Ils s’arrêtèrent sous les colonnades d’une galerie couverte, près d’une fontaine dont le jet d’eau continu chuchotait à leurs oreilles.

— Est-ce que vous aviez peur de perdre face à lui, dites-moi ?

— J’avais plutôt peur de l’humilier en le battant, répliqua Caraghon.

— Mais voyez-vous cela ! Quel orgueil se dissimule derrière ce visage sérieux…

Le rire de Kanska était clair comme celui d’un enfant.

— Et moi ? reprit-elle, les yeux brillants d’amusement. Auriez-vous peur de m’humilier, moi aussi ?

— Comment cela, vous ? s’étonna Caraghon.

— Peut-être pensez-vous que ma taille menue n’a pas de chance face à vos gros bras de guerrier surentraîné ? plaisanta Kanska.

Le jeune soldat cilla, sincèrement perplexe.

— Mais je ne pourrais pas me battre contre vous ! laissa-t-il échapper. Vous êtes une femme.

Confus, Caraghon se demanda s’il avait commis un impair. La gaieté du visage de la jeune femme avait laissé place à une expression d’incompréhension prête à se muer en colère.

— Et alors ? lança-t-elle sèchement.

Comprenant qu’il s’agissait là de son unique chance de s’expliquer, il veilla à choisir ses mots avant de risquer :

— Chez nous, le rôle des femmes s’arrête à épouser un homme et à porter ses enfants. Elles ne revêtent pas des habits masculins et elles apprennent encore moins à manier l’épée.

— Et vous vous êtes imaginé que les choses allaient de même ailleurs ? Oh, c’est donc pour cela que vous m’avez regardé si bizarrement lorsque nous nous sommes rencontrés ?

Kanska avait baissé les yeux, mais il devinait sans peine le dégoût qu’elle pouvait ressentir. Et il se sentit idiot d’avoir réagi d’une telle manière, lui qui savait mieux que personne ce qu’éprouvait quelqu’un rabaissé parce qu’il ne correspondait pas à l’idée qu’on se faisait de la virilité.

— Ici aussi, les femmes sont des épouses et des mères, mais elles sont plus que cela malgré tout, siffla Kanska, les mâchoires serrées. Je porte un pantalon parce qu’il n’est pas aisé de soigner les chiens en jupe longue, et jamais personne n’y a vu d’inconvénient. Bien que la plupart des courtisanes préfèrent la coquetterie de leurs robes, elles ont appris à se battre, comme tout le monde. On ne vit pas dans un jeune royaume à l’équilibre encore instable sans prendre la peine d’assurer ses arrières.

Caraghon hocha la tête pour marquer son accord, et songea silencieusement que les Eälagoniennes étaient chanceuses. Les femmes Dejclanes n’étaient guère plus considérées que comme le moyen de transmettre d’un homme à un autre les titres, les dots et la pureté du sang. Les plus belles et les mieux dotées étaient celles qui avaient le plus de chance à accéder à une éducation poussée, à une forme de liberté, quoique leur parole soit rarement écoutée, et leur statut constamment rabaissé. Il eut une brève pensée pour sa mère, une femme aimante, mais fière et décidée dans ses choix. Elle était de sang noble, mais malgré cela elle avait dû faire taire toutes ses ambitions. Si elle en avait eu la possibilité, c’aurait été elle qui serait devenue soldat. Il avait toujours soupçonné que c’était pour réaliser cette ambition à travers lui qu’elle l’avait envoyé dans les ordres militaires.

Caraghon croisa le regard de Kanska, et il songea qu’elles se seraient bien entendues si elles avaient eu la chance de se rencontrer.

— En somme, être une femme en Eälagon n’a rien de déshonorant, concluait-elle en levant le menton d’un air bravache.

— Votre prince a pourtant l’air de considérer que traiter quelqu’un de femme revient à l’insulter, rétorqua Caraghon avec une pensée amère pour le banquet du premier soir.

— Qui ? Tyeltaran ?

Kanska paraissait réellement interloquée. Le jeune soldat hésita, réticent à se confier ainsi alors qu’elle appartenait à l’entourage direct du prince en question ; mais il finit par céder à la tentation de lui rapporter brièvement cet incident qui lui restait en travers de la gorge. Elle l’écouta sans rien dire, avant de finalement secouer la tête avec lenteur.

— Oh, non… non, non, vous n’y êtes pas, hîl Caraghon.

— Comment cela ?

Ce fut au tour du jeune soldat de tomber des nues. Kanska hésita, semblant chercher ses mots.

— Tyeltaran a une manière bien à lui de s’exprimer. Aussi retors est-il parfois dans ses paroles, aussi facile il est de lire en lui lorsqu’on le connaît comme moi je le connais.

– Et qu’avez-vous lu ? s’impatienta-t-il.

Elle fut sur le point de répondre, quand son regard se déporta sur la droite et son expression changea, retrouvant le sourire d’enfant qu’elle arborait tantôt.

— Ah, mais voilà enfin Sa Majesté !

Caraghon se retourna presque en sursautant. En effet, Tyeltaran sortait de l’aile principale, les épaules couvertes d’un manteau bordé d’hermine, et se dirigeait vers eux à longues enjambées.

— Kanska, Caraghon.

Il avait abandonné le « hîl », nota le concerné en se demandant ce que cela signifiait.

— Je m’excuse, j’ai été retardé.

— J’imagine que l’on s’y habitue vite, avec vous, ne put s’empêcher de railler le jeune soldat.

Tyeltaran lui renvoya un sourire torve, avant de se tourner vers Kanska, qui, sans attendre, annonça :

— Sire Waren a décrété qu’il était trop tôt, ou trop tard, je l’ignore, pour sortir les faucons. J’ai bien peur que nous devions renoncer à nos plans pour aujourd’hui.

Tyeltaran afficha une moue déçue.

— Voilà qui est dommage. Je suis désolé, Caraghon, si ce que je vous ai proposé a ainsi avorté. Mais que je ne vous ai pas fait venir pour rien ; tout cela me rappelle que vous me devez un duel…

— Je ne vous dois rien, rétorqua le soldat avec hauteur.

— Si vous refusez, donnez-moi alors une seule raison valable, insista le prince en arquant un sourcil.

Caraghon n’en trouva pas.

— A la bonne heure, s’enthousiasma Tyeltaran. Alors allons-y ! Viens-tu, Kanska ?

— Et comment ! répondit-elle avec un sourire en coin.

Elle leur emboîta le pas alors qu’ils s’engageaient sous la galerie couverte conduisant à la cour arrière. La salle d’arme était située dans l’aile ouest, près des écuries, faisant de cette partie du palais le centre dédié aux soldats de métier. A cette heure encore matinale, il n’y avait personne, ce que Caraghon estima mieux. Une légère appréhension lui étreignait la gorge à l’idée d’affronter le prince ; ni l’un ni l’autre ne portaient de cuirasse d’entraînement, Caraghon était vêtu d’une simple cotte enfilée à la hâte, et Tyeltaran, tandis qu’il désagrafait le manteau lui couvrant les épaules, dévoila un surcot aux manches fendues d’une élégance superflue. Seule Kanska était vêtue d’une manière sobre et pratique, les pans de sa chemise rentrés dans la ceinture de son pantalon de cuir. Quand ils pénétrèrent dans la salle d’arme, elle fut la première à se diriger vers les râteliers où étaient alignées les différentes épées prêtes à l’usage.

— Si cela ne te dérange pas, Tyeltaran, j’aimerais commencer avec notre ami Dejclan, déclara-t-elle en en choisissant deux avec soin. J’ai un compte à régler avec lui.

Elle s’approcha de lui pour lui présenter l’une des épées, pommeau vers lui. Il la saisit et la soupesa machinalement. Elle était plutôt légère et bien équilibrée, mais la forme droite de sa lame l’étonnait, plus habitué aux armes courbes qu’il employait chez lui. Kanska le regardait faire. Le magnétisme de ses yeux noirs traduisait toute sa détermination. Caraghon comprit qu’il l’avait profondément vexée avec ses paroles malheureuses, et qu’elle s’apprêtait à prendre sa revanche.

Tyeltaran le gratifia d’une tape compatissante sur l’épaule.

— Bonne chance.

Tandis qu’ils descendaient dans l’arène de combat, au sable encore remué des combats qu’elle avait accueilli la veille, Caraghon commença sérieusement à s’inquiéter. Face à lui, Kanska était en train de nouer ses cheveux en chignon pour qu’ils ne la gênent pas, avec une parfaite décontraction.

— Fin du combat au premier contact, lui lança-t-elle en empoignant son épée pour la lever devant elle. Prêt ?

Il imita son geste pour signifier qu’il l’était, se campant sur ses jambes légèrement fléchies en s’attendant à ce qu’elle attaque la première.

En effet.

Elle bondit en avant avec une célérité qui le pris le court ; et avant qu’il n’ait pu rien tenter, elle était déjà sur lui, le harcelant d’une pluie de coups féroces qui le firent reculer de plusieurs pas. Il avait à peine le temps de parer ses attaques foudroyantes, et il ne pouvait se permettre de relâcher une seule seconde sa concentration. Kanska se battait comme une bête sauvage, sans élégance, en misant sur la force brute et la vitesse ; Caraghon échappait à sa lame uniquement grâce aux réflexes acquis par des années d’entraînement, et à moins de trouver très vite comment déstabiliser cet ouragan en mouvement, il ne voyait pas comment s’en sortir. Mais elle utilisait son épée comme une arme autant qu’un bouclier, trop vive pour lui laisser discerner la moindre faille.

Un infime faux mouvement suffit à le perdre. La lame de la jeune femme heurta son épaule de plein fouet et le projeta au sol. Roulant sur le flanc pour se redresser, il fut arrêté par le contact froid du métal contre sa gorge. Il se figea, levant les yeux vers Kanska qui le dominait de toute sa hauteur.

— Convaincu ? souffla-t-elle avec un sourire sardonique.

Il laissa échapper un petit rire qui ressemblait à un soupir, et écarta d’une pichenette la menace de sa lame. Elle recula d’un pas pour le laisser se relever, en le toisant sans cesser de sourire.

— J’admets m’être laissé aveugler par mes préjugés, déclara-t-il en massant son épaule endolorie. Me pardonnez-vous ?

— Je vous pardonne.

Toute trace de colère avait disparu des yeux de la jeune femme ; il devinait que sa victoire avait suffi à lui faire ravaler sa rancune. Rien que cela lui fit accepter sa défaite de bonne grâce. Ils se serrèrent la main pour signer la fin du duel, alors que derrière eux, de discrets applaudissements se firent entendre.

— Il semblerait que chaque rencontre me fasse découvrir de nouveaux talents en vous, Caraghon, lança Tyeltaran du haut des marches surplombant l’arène. Vous êtes bon cavalier, habile fauconnier et maintenant fine lame ; seriez-vous parfait ?

Surpris par cette tirade, le jeune soldat leva les yeux vers le prince. Nulle trace de moquerie n’était visible sur ses traits, au contraire.

— Peut-être avez-vous mal suivi le combat, mais je viens de perdre, répondit-il sans réfléchir, empli de gêne.

— Contre Kanska, c’est tout à fait excusable, rétorqua Tyeltaran sans se démonter. Vous avez pu constater de quelle férocité cette gente dame est capable sous ses airs innocents…

La concernée leva les yeux au ciel.

— Mais à présent, reprit le prince en descendant les marches pour les rejoindre, c’est à mon tour de vous affronter, Caraghon.

— Contre combien de gens dois-je encore me battre ? fit celui-ci en roulant des épaules pour détendre ses muscles.

La fatigue des efforts de la veille, qui n’avait pas été allégée par sa mauvaise nuit, se faisait encore sentir, et il ressentait toujours cette inexplicable répugnance à accéder à l’insistance demande du prince. Pourquoi celui-ci tenait-il tant à se mesurer à lui ?

— Votre tenue n’est pas du tout adéquate, argumenta-t-il raisonnablement. Je ne me pardonnerai pas de déchirer votre surcot par mégarde, ce serait…

— Allez, faites-moi ce plaisir, plaida Tyeltaran en lui adressant un regard de chien battu.

Un peu agacé, Caraghon allait céder comme on accepte une corvée, quand Kanska s’exclama derrière eux :

— Pour ma part, je dois vous laisser. Le temps passe et père aura besoin de moi au chenil. Au plaisir de vous revoir, elme carae.

Après avoir rangé son épée au râtelier, elle quitta la salle d’armes sans un regard en arrière ; mais Caraghon perçut un étrange sourire sur son visage alors que les portes se refermaient sur elle.

— Qu’a-t-elle dit ? demanda-t-il à Tyeltaran.

— Elme carae, répéta celui-ci d’un air tout à fait sidéré. Une expression tirée du vieil eälagan. Dans votre langue… ce serait l’équivalent d’âmes jumelles.

— Mais pourquoi…

Le regard du prince effleura le sien, et le bleu de ses prunelles, qu’il avait toujours trouvé rayonnant comme la mer sous le soleil, lui sembla aussi froid que la glace.

— Je ne le sais pas plus que vous, articula Tyeltaran, le visage fermé. Pardon, si vous permettez…

Il ne prit même pas le temps de finir sa phrase et lui tourna le dos. Complètement désarçonné, Caraghon le regarda quitter la salle d’arme à la suite de Kanska, avec l’impression qu’il fuyait.