Rapport de mission d’observation :
Confirmation de la rumeur concernant le « Gardien ». L’équipe a réussi à entrer en contact avec la cible, qui s’avère effectivement être un Porteur de l’A-L. Nous ne jugeons pas qu’il s’agisse d’une menace : il s’est uniquement montré agressif au début, quand il nous a pris pour des braconniers.
Conseillons cependant l’entretien de relation cordiale, pour la mise en place d’un confinement de type large.
Archives de l’Apsû, branche Amazonienne, 1736
« Je vais vous donner du travail à réaliser par groupe de trois, pour la semaine prochaine. Inutile de vous tourner vers vos amis : j’ai déjà tiré au sort. »
Notre professeure de géographie commence aussitôt à annoncer les noms, produisant d’inévitables successions de grognements de protestation, qu’elle ignore froidement.
« Sacha, Diane et Inès. »
À la seconde où j’entends cette annonce, je sens le sol s’ouvrir sous mes pieds. Mais qu’ai-je fait au bon dieu ? Je me serais contentée, sans protester (autrement que pour la forme), de n’importe qui… alors pourquoi justement ces deux-là ?! Pourquoi ?!
De leur côté, Inès m’adresse un signe de la main, alors que Sacha sert si fort son crayon que celui-ci paraît être sur le point de se faire broyer en miettes !
« À présent, je vous laisse vous déplacer pour rejoindre vos camarades de travail. Vous avez jusqu’à la fin de l’heure pour vous mettre d’accord sur une ligne de conduite. Je rappelle, je veux un exposé de, grand minimum, deux pages sur le sujet des milieux urbains en Amérique. Allez-y. »
Un brouhaha ponctué de crissements de chaises plus tard, les groupes sont rassemblés et les chuchotements de discussions commencent rapidement à s’élever.
Mais à ma table, le silence à la texture de la colle…
Sacha nous fusille du regard, Inès et moi, comme si nous étions la cause de tous ses malheurs !
Au bout d’un moment, c’est moi qui essaie un pauvre : « Du coup… est-ce que quelqu’un a une suggestion ? »
Inès saute sur l’occasion pour briser la glace et ouvrir son livre de cours à la page correspondante au sujet de l’exposé, qu’elle nous présente.
Sacha ne prononce pas un mot, mais au moins, elle a la décence de se pencher vaguement dans sa direction, attentive un minimum.
C’est donc ainsi que se poursuit la suite de l’heure : Inès qui mène la barque, moi qui note et tente quelques suggestions par-ci par-là, et Sacha qui grogne dans son coin en écoutant juste assez pour qu’on ne lui fasse pas de réflexion.
Une équipe de choc, en bref…
Quand la sonnerie de fin de cours retentit, la professeure clappe dans ses mains pour attirer notre attention à tous.
« Je vous enjoins tous à vous réunir en dehors de l’établissement pour travailler. Soyons clair : je ne tolérerais aucun devoir non rendu. Et maintenant : sortez. »
Je mobilise mon courage pour attraper Sacha par le col, avant qu’elle ne parte, puis interroge notre trio : « On va être obligé de se voir en dehors d’ici, donc mettons-nous tout de suite d’accord. Quand et où ? »
« Sans vouloir vous vexer, mes parents vont faire un infarctus s’ils apprennent que je fréquente des gens comme vous … » Répond immédiatement Inès, bien que son regard soit surtout rivé en direction de Sacha.
« Mon oncle peut être lourd, mais il devrait nous laisser travailler tranquille. »
J’aurais préféré n’avoir à amener personne chez Hector, mais je suppose que je n’ai pas le choix…
« Jamais je ne m’approche de ce gars. » Me coupe notre troisième larronne, « On ira chez moi. On est mercredi demain, non ? Je vous donne mon adresse, puisqu’il le faut… Rendez-vous à treize heures, ok ? »
Nous hochons la tête, trop abasourdies par cette inattendue réaction. Sacha déchire un bout de papier où elle nous note son adresse, puis l’abandonne sur le bureau, puis s’en va, se défaisant de ma poigne devenue molle.
« Est-ce qu’il vient bien de se passer ce que je crois qu’il vient de se passer ? » Finis par m’interroger Inès, après un temps.
« Tout dépend… Il s’est passé quoi, selon toi ? »
« Sacha… vient de nous inviter chez lui. »
« Elle. », corrigé-je par réflexe, « …Oui. Elle nous a bien invités. »
« Pince-moi, je rêve… »
Sans trop réfléchir : je la pince. Fort.
Son cri me réveille de mon hébétement, mais non sans m’agresser le tympan.
*
Hector a été dur à persuader, refusant de me laisser aller chez quelqu’un dont il ne sait rien, mais j’ai fini par le convaincre.
Il me dépose en voiture, me répétant pour la cinquantième fois de l’appeler dès que je compte rentrer, puis s’en va en faisant crisser ses pneus.
Armée du GPS de mon téléphone, je me mets donc en route.
J’ai également eu du mal à ne pas révéler l’adresse de Sacha à mon oncle. Mais en dépit de son insistance, j’ai tenu bon.
J’aurais pu la lui dire, en réalité… mais pour une quelconque raison, ma camarade n’avait vraiment pas l’air de vouloir s’approcher de lui. Ce que je peux comprendre. Si j’avais pu, j’aurais fait pareil.
Je quitte la rue principale pour m’engager dans une voie à sens unique, vers le milieu de laquelle se situe la porte de chez Sacha.
Et devant, je trouve Inès, occupée à discuter avec Mathieu.
Quand elle me voit, elle m’adresse de grands gestes de la main pour me saluer.
« Diane ! Bonjour ! Comment vas-tu ? »
« Bien, ça va. Hey, Mathieu. »
Le garçon me rend mon salut, accompagné d’un sourire aimable.
C’est alors que je découvre ce qui ressort du sac qui pend à son épaule… un chaton !
Juste sa tête et ses pattes avant dépassant, la petite boule de poils brune à l’expression bougonne, et son front est orné d’un point blanc, qui n’est pas sans me rappeler la mèche de Sacha !
« Allez, laisse-moi le caresser ! » Supplie Inès, reprenant visiblement la conversation qu’ils avaient avant que je n’arrive.
« Encore une fois : c’est non. Il n’aime pas ça ! »
Il se tourne vers moi, implorant clairement mon aide.
« Inès, arrête d’insister. Ce n’est pas une peluche. »
La jeune fille croise les bras, telle une gamine gâtée, mais au moins elle m’obéit.
Je poursuis donc, après avoir jeté un coup d’œil à ma montre : « Bon… Il est pratiquement treize heures. On y va ? »
« Je vous ouvre, je ramenai son chat à Sacha. » Intervient Mathieu, sortant des clés de sa poche.
« C’est le sien ? » S’exclame aussitôt Inès, tous ses plans pour tenter de convaincre notre camarade de projet de la laisser caresser le chaton, se lisant dans ses yeux, aussi bien que si elle les avait affichés sur un panneau lumineux.
« Oui… Sans moi, il resterait calfeutré dans la maison tout le temps. »
Le garçon pousse la porte, ce qui me permet de découvrir l’intérieur.
La pièce dans laquelle nous entrons est petite, l’espace étant étriqué par un escalier, face à nous, et par des meubles vieillots ainsi que des étagères où peut être trouvé un bric-à-brac d’objets divers et variés, allant des liasses de papiers, à une théière en porcelaine, à un antique appareil photo, en passant par une collection de statuettes d’animaux de bois.
Mathieu pose son sac au sol, dont le chaton s’échappe au pas de course, avant escalader l’escalier vers l’étage.
« Sacha ne devrait pas tarder à descendre, ne vous inquiétez pas, les filles. » Nous rassure le garçon, avec un sourire apaisant, « Je vous conseille de vous déchausser, en attendant, par contre. Sa… sa famille est à cheval sur la propreté. »
Inès bouillonne clairement d’envie de foncer rejoindre le chaton, mais je la retiens subtilement, en m’appuyant sur son épaule pour enlever mes chaussures.
« Ils font quoi, ses parents ? » Je questionne innocemment, sachant que ma camarade ne pourra résister à l’entente d’informations personnelles, et cessera ainsi de penser à l’animal.
« Sa mère est mammalogiste. Elle étudie les mammifères. Quant à son père, il travaille dans le milieu de la médecine animal. Mais je ne sais pas quel est son poste exact, cependant. Je ne lui ai jamais demandé… »
Le garçon paraît triste, pour une raison qui m’échappe.
« …Il y a quelques mois, vivaient aussi ici ses grands-parents paternels, un oncle, ainsi que sa marraine et j’ai déjà croisé un de ses cousins éloignés… Ils étaient du genre famille nombreuse et soudé. »
J’ai l’intuition que je vais regretter ma question, mais je la pose malgré tout :
« Que s’est-il passé ? »
« …On ne sait pas. Tout ce petit monde voyageait beaucoup, mais ils n’ont plus donné de nouvelles depuis un moment… »
« Ça ne les regarde pas. »
C’est Sacha, accoudé à la rampe d’escalier, qui vient de cracher ces mots.
« Pardon, tu as raison. Excuse-moi. »
L’autre descend les marches à notre rencontre.
« Merci d’avoir fait sortir mon chat… »
« De rien, ça fait toujours plaisir de te rendre servir. » Réponds le garçon, soulagé que son camarade change de sujet.
« Bon, je vous laisse travailler ? »
« Encore merci… À plus tard, Mathieu. »
Les deux amis échangent un sourire, ce qui me fait étrange, puisque n’ayant jamais vu Sacha sourire franchement auparavant…
Le plus enrobé du duo s’en va enfin, emportant avec lui la bulle de bonnes ondes qu’il semble exercer sur Sacha, qui redevient l’espèce de grand échalas désagréable auquel nous sommes l’habitué.
« Ok… Finissons-en. »