— Madame, il commence à y avoir trop de monde. L’entrée est à une centaine de mètres, mais la foule m’empêche d’avancer ! s’écria le chauffeur à l’adresse d’Héloïse.
— Merci Georges. Nous y allons à pied à partir d’ici. Vous pouvez rentrer à la maison.
Ils délaissèrent la voiture, puis progressèrent avec le reste de la foule vers l’exposition universelle. Héloïse, Bérénice et Charles se laissèrent petit à petit prendre par l’enthousiasme général. Charles marchait quelques pas devant elles, obnubilé par les pavillons nationaux représentant chacun des pays accueillis pour l’occasion.
Quel exotisme ! Des bulbes dorés orientaux et des palais vénitiens sur la Seine côtoyaient des Pagodes et des Alcazars hispanisants. Bérénice avait l’impression que tous les pays du monde s’étaient donnés rendez-vous à Paris.
— Il faudra absolument que nous prenions le métropolitain ! s’exclama Héloïse, excitée. Papa a clairement refusé. Je me charge de le faire capituler.
— Et le trottoir roulant ! renchérit Charles.
Bérénice jeta un coup d’œil discret aux rares visiteurs accompagnés de leur emblème. C'était des nobles, fiers de ce symbole visible de leur rang. Quant aux emblèmes, coq, ours, cerf, serpent… Ils se mouvaient avec la même langueur que le renard des Lépine.
Bérénice se demanda à quoi pouvait bien ressembler l’emblème de Lysandre. Elle imaginait un lion féroce ou bien un éléphant, roi des animaux et symbole de sagesse.
Elle n’avait aucune de ses nouvelles mais avait reçu le soir-même de son arrivée ses bagages envoyés par un domestique. Elle avait d’ailleurs rougi en constatant que sa vieille valise cabossée avait été lustrée.
Ils atteignirent l’entrée, une majestueuse porte orientale qui donnait sur le Champ de Mars. La tour Eiffel était absente, sans doute en train de se dégourdir les jambes à l’autre bout de Paris. En revanche, Bérénice distingua le globe terrestre d’Élisée Reclus, géographe et Habile reconnu. Il était quasiment aussi grand que le deuxième étage de la tour Eiffel, mais bien plus massif. Deux cents mètres de hauteur pour quasiment autant de largeur ! Bérénice sourit en apercevant l’Arctique. Un traineau y avait été accroché, en hommage au voyage de Philéas Hawkins.
— Quel gâchis ! Dire que tous ces monuments vont être détruits après l'exposition ! soupira Bérénice.
— On peut voir une galerie des machines ! On dit que certains mécanismes sont animés comme la Tour Eiffel. Allons-y ! proposa Héloïse le nez plongé dans un dépliant.
— Mademoiselle Lépine ! s’exclama une voix gutturale dans leur dos.
Tous trois se retournèrent.
Un homme trapu, à l'allure militaire, se tenait droit comme un pic, les mains jointes derrière le dos. Engoncé dans son costume, il avait une démarche rigide et étriquée qui contrastait avec ses airs d'animal sauvage. Ses yeux sombres et perçants, sa barbe hirsute, tout ce qui émanait de sa personne fit trembler Bérénice. Il baisa la main des deux jeunes femmes et salua Charles de sa casquette.
— Bérénice, voici Emilien Decas, ministre de la police et futur ministre des Habiles, lança Héloïse, très avenante.
Bérénice plissa les yeux. La fille Lépine avait perdu sa spontanéité habituelle, brusquement sur ses gardes.
— Ce n’est pas encore officiel, mademoiselle Lépine, répondit-il en baissant la tête, faussement humble.
— Peu importe monsieur Decas, vous jouez avec les mots puisque ce n’est qu’une question de jours ! Monsieur Decas est proche de notre empereur finit-elle à l’adresse de Bérénice.
Cette dernière fut étonnée qu’Héloïse ait eu vent d’une information aussi confidentielle. Ce n'était pas une simple promotion. Le ministère des Habiles était la plus sensible des institutions impériales. Elle poursuivit les présentations :
— Je vous présente Bérénice Vasari, une amie séjournant pour quelque temps chez nous. Bérénice nous vient du sud pour découvrir notre capitale.
— Mademoiselle vous avez bien de la chance, s'étonna Emilien Decas en parlant directement à Bérénice. Vous ne devez pas être n’importe qui pour disposer des deux meilleurs guides pour découvrir Paris : Héloïse Lépine et Lysandre Cœurderoy.
Bérénice sentit son sang se glacer. Elle, qui avait cru au départ que cet homme venait à leur rencontre dans l’unique but de séduire Héloïse, déchanta. Sous couvert de leur conversation, il lui faisait passer un interrogatoire sur Lysandre ! Avec prudence, elle rétorqua :
— Oui, je ne connais pas très bien monsieur Cœurderoy, qui a eu la gentillesse de m'accompagner jusque chez les Lépine, mais Héloïse est une amie et guide hors pair. Nous venions justement visiter l’exposition universelle.
Bérénice se sentit lâche. Emilien Decas acquiesça, les mains derrière le dos, comme s’il jaugeait sa réponse. Héloïse lui jeta un bref coup d’œil confondu et reprit la direction de la conversation. Elle badinait avec légèreté, animant quasiment toute seule la conversation, sous l’œil vif d'Emilien Decas. Son esprit était fin et aiguisé. « Cet homme est dangereux et a du pouvoir. » réalisa-t-elle.
— Bérénice sera une mine d’informations sur la partie de l’exposition concernant les géographes.
Alarmée, Bérénice reprit pied dans la conversation. Poursuivre sur cette pente n'était pas une bonne idée :
— Comment ? fit-elle.
— Je disais à monsieur Decas que tu travaillais pour la Société de géographie.
Bérénice sentit le regard affuté du ministre la fixer avec un nouvel intérêt :
— Et quel est votre sujet d’étude ?
— Les paysages, dit-elle précipitamment. Je répertorie les paysages : leur type, leur climat, les individus qui vivent dans ce milieu…
— Comme c’est fascinant ! Je suis moi-même un grand amateur des paysages, bien que je ne puisse pas les étudier. Et où était votre dernier terrain de recherche ?
— Oh ! Difficile à dire, je suis surtout basée dans les colonies, en Afrique…
« Reste vague » se dit-elle.
— En Égypte, par hasard ?
Le sang cogna contre ses tempes. Son cœur battait la chamade.
— Je n’y suis restée que très peu de temps. Vous m'avez l'air bien informé, monsieur.
Après un hochement de tête entendu, Emilien Decas détourna la conversation vers un sujet plus neutre : la soirée chez les Harcourt, une autre grande famille de la noblesse.
Emilien Decas leur proposa de les conduire à l’intérieur de l’exposition pour éviter la file d'attente. Héloïse accepta. Une fois le portail franchi, le futur ministre les quitta, non sans un dernier regard soupçonneux vers Bérénice.
Ils plongèrent avec délectation dans la découverte de l'exposition universelle. Tous trois naviguèrent entre les constructions quasi oniriques du Palais de l'Optique, de la Fée électricité et des armatures herculéennes telles que le globe d'Élisée Reclus et des machines grandioses. Alors que Charles marchait quelques pas devant elle, Héloïse chuchota :
— Tu ne m’avais pas dit que tu connaissais monsieur Cœurderoy.
Cette idée ne devait pas l'avoir quittée depuis leur rencontre avec Emilien Decas.
— Le connaître, c'est un bien grand mot ! souffla Bérénice. On s’est rencontré à la gare et il a accepté de m’amener chez vous. Est-ce si grave que ça ? Je n’ai pas commis un crime !
Elle lui conta ses aventures rocambolesques de la gare de Lyon à l’appartement des Lépine.
— Tu le connais, toi ? demanda-t-elle, finalement.
— La véritable question est plutôt : « Qui ne le connaît pas ? ». Si j’étais toi Bérénice, je ne m’approcherais pas trop de Lysandre Coeuderoy. Le fait qu’il revienne à Paris, après tant d’années d’absence, pousse l’empereur à se méfier. Il a peur de son neveu !
— L’empereur ne le considère pas vraiment comme une véritable menace, n’est-ce pas ? Après tout, il n’a aucun moyen de prendre le pouvoir. Ni argent, ni armée.
— Peut-être, mais il a de nombreux sympathisants. Et c’est ce qui inquiète l'empereur.
Bérénice songea à Lysandre et son emblème perdu. Elle fit part de sa réflexion :
— L'autre jour, Lysandre m'a dit qu'il voulait retrouver son emblème. Tu sais à quoi il pourrait ressembler ?
— Aucune. L'empereur Louis n'en a encore jamais fait usage et le père de Lysandre, l'empereur François non plus !
Héloïse poursuivit :
— Lysandre est jeune et sans pouvoir. Mais ses parents gardent une place spéciale dans le cœur du peuple.
— Si Emilien Decas est actuellement le chef de la police et il sait que Lysandre est à Paris… Cela signifit que l’empereur espionne son neveu, en déduisit Bérénice. Et donc il considère véritablement Lysandre comme une menace.
— Ce qui m’inquiète, reprit Héloïse en fronçant les sourcils. C’est que maintenant les espions, les mouchards de l’empereur te connaissent. Emilien Decas n’est pas un homme qui oublie un visage. Il faut te méfier de lui, il est prêt à tout pour l'empereur. S’il considère que tu peux mettre en péril l’empire, il n’hésitera pas à…
Elle n’acheva pas sa phrase.
Ils atteignirent l’immense bâtiment de la galerie des machines. Une immense nef trônait au cœur du quartier de Grenelle. Ses verrières reflétaient les rayons de soleil, aveuglant les visiteurs. Des statues antiques encadraient d’imposants escaliers à l’entrée. Une porte avalait le flot de visiteurs pressés de découvrir les nouvelles machines.
— Ça va être infernal pour entrer là-dedans, fit Bérénice à la vue de ce monde.
Bérénice et Héloïse attrapèrent fermement les mains de Charles et tous trois prirent d'assaut la longue file d’attente. Bérénice joua des coudes pour se frayer un chemin, guidant Héloïse et Charles.
L’intérieur était industrieux. Chaque espace était découpé en stands autour de la mécanique et de l’ingénierie. Chaque machine étincelait, chaque poulie brillait et des courroies tournaient à plein régime. Des automates géants circulaient dans toute la galerie, des bus sans chauffeur paradaient, des charriots autonomes naviguaient d'un ouvrier à l'autre, des moteurs couverts de suie tournaient, les pompes d'alimentation sifflaient, la vapeur formait un nuage au-dessus de leur tête. Le bruit était assourdissant. Bérénice avait l'impression d'être au cœur d'une unique et immense machine.
Sur un piédestal tournait une voiture. Non pas un fiacre, avec des chevaux, mais une voiture avec un moteur. Bérénice en avait déjà vu quelques-unes dans les rues de Paris, même si elles n’étaient pas encore monnaie courante. Son pilote la faisait ronronner sous les cris émerveillés des enfants qui s’étaient attroupés devant :
— C’est la nouvelle Panhard ! Elle a été fabriquée par les Habiles pour les services de renseignement ! C’est un bolide ! En plus d’aller très vite, elle a plein de gadgets ! s’exclama Charles.
Voyant son frère, excité à l’idée de la découvrir de plus près, Héloïse avança :
— Je l’accompagne et on se retrouve une fois tes affaires achevées.
— Parfait ! Merci Héloïse, je me dépêche et je vous rejoins !
Bérénice se précipita là où la foule était la plus massée. La plus grande attraction du jour restait les Habiles. Sur leur stand, quelques objets étaient présentés à l’attention du public. Bérénice entraperçut un pendule, un astrolabe et une bague, des lampes aux lumières bleutées... Les objets se mouvaient seuls, tandis que la bague émettait une lumière rouge.
Derrière un comptoir, les Habiles travaillaient. Certains d'entre eux répondaient aux visiteurs venus faire inspecter leurs trésors. Beaucoup repartaient bredouilles, dépités par la banalité de leurs objets.
Devant Bérénice, un marchand faisait trembler d’agacement et de fatigue un jeune Habile. Face à l’opiniâtreté de son client, il secouait ses boucles blondes. Au désespoir, il appela son supérieur :
— Monsieur. Je vais m'occuper de votre…tondeuse à gazon. Venez dans mon bureau.
Bérénice reconnut Dimitri Chapelier, le chef de projet des Habiles. Il écarquilla les yeux derrière ses lunettes à double foyer en la reconnaissant et invita l'importun à le rejoindre. Bérénice se reconcentra sur l’Habile qui se trouvait en face d’elle. Affable, son sourire remontait jusqu’à ses joues rebondies.
— Bonjour, mademoiselle ! Je me présente. Armand Bisaillon. Nous expertisons et analysons vos objets. Que puis-je faire pour vous ?
Son comptoir débordait d’outils, de vis, de pinces, de tuyaux et de microscopes. Bérénice se pencha vers lui :
— Bonjour. Je viens pour cet objet. Le connaissez-vous ?
Par contre, oh la la Bérénice commence à se mettre dans de beaux draps, ce ministre de la police ne me dit rien qui vaille. Quant à Héloïse, je me dis que finalement elle n’a peut-être pas une fidélité immodérée pour l’empereur vu la manière dont elle met son amie en garde.
Une petite coquillette que j’ai trouvée à la fin :
>> « Son comptoir débordait d’outils de toutes sortes, de vices, de pinces, d'étranges tuyaux, de microscopes. » : « vis » à la place de « vices » à moins que cet Armand Bisaillon n’ait un côté un peu coquin xD
Bon je continue parce qu’il faut absolument que je lise la suite, je trépigne !!!
J'étais très intéressée aussi d'en savoir plus sur Lysandre.
Bref, je suis toujours autant happée par ton histoire, je vais aller commenter la suite !
Une petite remarque : je trouve que ta phrase de début de chapitre est un peu abrupte, car elle fait suite à ce qui est dit à la fin du chapitre précédent (et m’a obligé à retourner la lire). Bref, je trouve la transition pas totalement réussie, comme si tu avais coupé là un peu arbitrairement.
Détails
Nous allons marcher à pied : redondant. marcher/continuer à pied ?
Engoncé dans son costume de qualité, sa démarche rigide et étriquée contrastait avec ses airs d'animal sauvage : phrase disjointe (ce n’est pas la démarche qui est engoncée)
pour quelques temps : pour quelque temps
hors paire : hors pair
Le sang cogna contre ses tempes et son teint devint livide : ce n’est pas un peu contradictoire ?
Emilien Decas leur proposa de les conduire : la répétition du nom ne me parait pas opportune ici
en déduit Bérénice : déduisit
et continua à la fixer : tu n’as pas dit qu’il la fixait ?
J'étais toute émue de visiter l'exposition universelle avec Bérénice et Héloise. Je reste presque sur ma faim (c'est mon côté touriste qui parle !), j'aurais voulu en voir davantage.
Quand tu dis : "Elle lui conta ses aventures rocambolesques de la gare à l’appartement des Lépine.", c'est qu'elles ont déjà quitté l'exposition ? Rapide, non ?
En tout cas, c'est un chapitre certes moins entraînant que les précédents mais n'empêche que tu as l'air de poser là les galons pour la suite de l'histoire. On comprends que Lysandre représente vraiment un danger et que Bérénice, elle, n'est plus tout à fait en sécurité. J'ai vraiment hâte d'en savoir plus au sujet des emblèmes. Pourquoi diable sont-ils aussi endormis ? Au sujet de l'empereur aussi, je me questionne. J'aimerais comprendre ce qui a justifié que Lysandre soit déshérité (est-ce que j'ai loupé l'info ?) et pourtant qu'il "plaise" toujours au peuple ?
Bref, je ne m'en lasse pas. A très vite ! :)