Au milieu du couloir, Séverin ne bougeait pas, comme ces jours où il ruminait sur ses défauts. Je voyais bien qu’il avait trouvé meilleur que lui, et je pressentais que l’amie de ma sœur en était la cause. Il ne manquait plus que ça ! J’avais demandé à ma sœur d’arrêter d’en parler. Évidemment, elle n’en avait fait qu'à sa tête, obnubilé par sa grande amie. Résultat, Séverin avait sa tête des mauvais jours.
La première fois que Mary-Lou nous avait parlé de Lananette, Séverin avait écouté d’une oreille. Mais, plus elle complimentait cette amie, plus il s’y intéressait. Les semaines et les mois passaient, et il enchaînait les partenaires, la frustration. Lananette devenait sa chance.
J’aurais dû être plus ferme avec ma sœur, lui dire d’arrêter de nous rebattre les oreilles avec ce « prodige », au risque que Séverin finisse par ronger les os de ses doigts.
Dès que le stress montait d’un cran, c’était son corps qui pâtissait de son état. Ce garçon impulsait en moi l’envie de le protéger jusqu’au bout de la raison. Ses émotions déferlaient en moi. Je désirais plus que tout m’enrouler autour de lui et le faire disparaître sous ma peau. Il aurait tout oublié, plus de blessures inconsidérées.
Malgré son tempérament de glace et son caractère pour le moins revêche, Séverin perdait facilement confiance en lui. Et cela pouvait le rendre mille fois plus cruel. Une ombre maléfique flottait autour de sa vie. Une austérité que les années avaient cousue à même sa peau. Il était son propre fléau.
—Tu attends le déluge ? lui lançai-je, en glissant ma main sur sa taille.
Il se tourna avec élégance et maintien, se dégagea de mon étreinte. J’avais envie de le serrer dans mes bras, me retint, replaça une mèche de ses cheveux roux.
Il me fixa avec ses yeux de félins, dont les cils caressaient presque ses sourcils fins.
— On va où ? demanda-t-il en me repoussant sans délicatesse. Trop près.
Éviter de se toucher, d’être trop près l’un de l’autre, alors que la plupart des gens savaient quelle intime relation nous entretenions, restait pour moi stupide. Le monde se fichait bien que nous soyons ensemble, mais pour Séverin, c’était une relation à cacher. Pourquoi ? À cause de son maudit oncle et de ses propos malveillants sur l’amour entre deux hommes. Ce vieillard était un disciple de l’ancien dieu Farlode. Un être solaire qui prônait la croyance que seuls les couples mixtes pouvaient être heureux. Il y en avait des tas, des anciens dieux. Tellement, que personne ne savait s’ils avaient existé ou si on les avait inventés au fil du temps. On pouvait tout bonnement leur faire dire ce qu’on voulait, en créer de nouveaux.
Si Séverin gardait ses distances, c'était parce qu'il se sentait mal de m’aimer. Il se détestait un peu de ne pas être comme le reste de sa famille. La brebis galeuse. Quelle connerie !
— Tu as l’air enthousiaste… ironisai-je.
— J’ai d’autres choses en tête, voilà tout.
— Comme souvent… Que dis-tu d’un cinéma ? Et après, on pourrait aller chez toi.
— Je la sentais venir celle-là. Tu en as envie, pas vrai ?
— Ton manque de tact me fera perdre les mots, un jour. Tu ne peux pas le dire autrement ?
— Pfff… J’appelle un chat un chat. Ne fais pas des longueurs, pour une partie de jambe en l’air. Je connais ce regard. Je l’ai vu trop de fois.
— Et tu en as marre. Si je ne te connaissais pas, je serais vexé.
— Vexé de quoi ? De mon franc parler ? Tu n’y es pas habitué depuis tout ce temps ? Tu es déprimant !
Était-ce ce qu’il pensait de ce moment intime où il glissait ses bras autour de moi et me serrait si fort que j’en perdais le souffle ? Ce moment où il perdait le charisme dont il se vêtait sur scène. Je le trouvais beau, magnifique dans ces accès de faiblesse, comme chaque fois qu’il s’érigeait entre le monde et moi.
Séverin mentait pour se protéger. Je le savais bien, mieux que quiconque. Il était arrogant, méprisant, mais je savais ce qu’il cachait. Et c’était beau.
Nous nous regardâmes, le temps de capter la ferveur de l’autre. Une fine tension serpenta entre le vide et nos corps figés. Un frisson m’envahit, j’avais envie de me jeter à son cou et d’aspirer son odeur, sa chaleur.
Rapidement, notre besoin de proximité nous imposa de bouger. Séverin humecta ses lèvres avec nervosité. Savait-il que j’avais dans l’idée de lui donner un baiser ? D’un mouvement circulaire de la tête, j’observais les alentours. Hélas ! la silhouette d’élèves m’empêcha de mettre à exécution mon projet. Toutefois, j’embrassai mon pouce et le déposai sur les lèvres de mon partenaire. Séverin sourcilla. Ses joues rosirent, il garda contenance, ne fit pas paraître plus d’émotion pour se détourner de moi.
Dans les allées de pierres blanches, nous n’échangeâmes aucun mot, prîmes l’initiative de descendre l’escalier et de passer les portes des vestiaires, afin de revêtir des vêtements plus confortables que nos tenues de danse.
La seconde qui suivit, je repris la parole, comme pour étouffer le silence qui régnait entre nous. Je m’approchai, ouvris mon casier métallique et demandai avec curiosité :
— Pourquoi as-tu choisi Lananette ?
Séverin, les doigts sur son cadenas, suspendit son geste. Un long soupir s’échappa de ses narines et son visage se mua en une expression contrariée. Il fit volte-face, les lèvres pincées, le regard fermé, peint d’une pellicule d’agressivité.
— Pourquoi es-tu toujours en train de surveiller mes moindres faits et gestes ?
— Parce que tu ne me dis jamais rien… Je dois toujours deviner, comme hier. Pourquoi cette gifle ? Je ne crois pas l’avoir mérité.
— Tu sais très bien que si.
— Si je le savais, je ne te poserais pas la question. D’ailleurs, même en la méritant, tu aurais dû t’en abstenir. Alors, pourquoi ? Qu’ai-je fait de contrariant ?
Séverin haussa les épaules, sans montrer du repenti. Il se détourna de moi, retira ses vêtements, qu’il laissa se répandre sur les carreaux en ardoise, et souffla sans faire vaciller sa voix :
— Lomdélia.
— Lomdélia ? fis-je.
Je ne pus retenir un rire sans joie. Il claqua contre le carrelage des vestiaires et fissura la dignité de Séverin. Son visage prit les marques de l’agacement. C’était presque si je ne voyais pas de la fumée sortir de ses oreilles. J’avoue, j’adorais observer sa fougue et son peu de contrôle quand il s’agissait de moi, mais sa fixation sur Lomdélia devenait épuisante. Connaissait-il mes goûts en matière de fille ? J’avais comme un doute.
Il se tourna impulsivement, l’air fâché, les yeux bouillonnants de colère, et tout ça avec le corps à moitié nu. Ses mèches rousses tombaient sur sa peau blanche mouchetée de taches de rousseur, sans pour autant transparaître sur son visage. Il maugréa, son bras parti en avant bien décidé à me pousser, cependant il stoppa son geste comme si cette action l’ennuyait déjà.
Je m’amusais intérieurement de cette colère immature. Était-il si peureux à l’idée que je le quitte ?
Je tendis ma main vers la joue de mon garçon bougon. Il me repoussa sans une autre forme de reproche la main levée vers moi.
— Séverin, ne sois pas comme ça. Lomdélia n’est pas mon genre. Elle est ma partenaire de danse. Rien de plus. M’as-tu déjà vu regarder quelqu’un d’autre que toi ?
— Ne te fais pas des idées, tu pourrais tomber de haut.
Encore ses stupides grands airs !
Séverin se redressa, suffisant à lui-même. Il jeta sa chemise en lin sur son dos et réajusta le col. Il y avait quelque chose de terriblement séduisant dans son geste. Le petit garçon apeuré par la tromperie se changea en une fraction de seconde en un homme adroit et solide. Devant son mépris, je souris à nouveau, fasciné par ses changements d’humeur. Il ressemblait à Fragrance. À la capitale. Cette ville avait autant de visages que l’année avait de jours. Eh bien, Séverin était pareil. Et même si, je connaissais chacune de ses faces, je me fascinais à croiser celles que j’imaginais ne plus jamais apercevoir.
Je relevai la tête après avoir passé mon pantalon et regardai plus longuement mon rouquin. Les traits de Séverin s’adoucirent. Instinctivement, je contemplai sa sérénité retrouvée et en profitai pour enrouler mes bras autour de lui.
Le rouquin ne dit rien. Il me laissa embrasser sa nuque, sans mouvement d’humeur. Alors, je glissais mes lèvres sur sa peau et mon souffle vint caresser le creux de son cou. Un frémissement galba son dos. Il pouvait bien me repousser, j’étais conscient de tout l’amour qu’il me portait.
Son cœur. Il battait trop fort pour me mentir.
— Si je tombe et que tu me rattrapes, alors je peux bien tomber du dos d’un Constelet bleu*, murmurai-je.
Séverin se laissa faire, éprouvé par l’envie de me sentir contre son corps. Il s’appuya plus fort contre moi. Un vertige léger faillit me couper les jambes, mais elles ne firent que trembler.
— Lomdélia est une bonne danseuse. Je ne fais que danser avec elle… Elle n’est pas toi. Elle ne le sera jamais, chuchotai-je à son oreille en donnant un baiser sur sa tempe.
J’embrassai sa joue encore duveteuse et me dégageai légèrement sur le côté. Séverin resta stoïque. Mes yeux amoureux s'embuaient en le regardant.
— Elle est tragique dans chacun de ses mouvements. Que crois-tu remporter avec elle ? lança-t-il.
Séverin savait que Lomdélia était une bonne danseuse et qu’elle pourrait lui faire de l’ombre si elle dansait avec moi. Peut-être était-ce cela qui l’effrayait plus que tout. Car avant mon amour dévorant pour lui, il y avait la danse.
— Je l’ai choisie pour ça, répondis-je, en effleurant le bout de son nez avec le mien. Quoi de mieux pour jouer une tragédie que Lomdélia ?
Séverin se tut, abattu par la réponse simple et concise.
Je remportai le débat et revins à la charge :
— Alors, pourquoi Lananette ? réitérai-je la question, en le libérant de mes bras.
— Elle a ce qu’aucune autre n’a. Elle peut apprendre en quelques minutes des pas qui lui sont inconnus…Tu ne l’as pas vue danser ? Elle dégage une légèreté et une puissance que personne n’a ici. Ni toi ni moi. Elle a un don ! Elle est…
— « Prodigieuse » ?
Je me référai aux dires de ma sœur.
— Prodigieuse ? Elle est bien plus, encore.
S’il parlait d’elle comme d’un génie, avait-il pensé qu’elle pourrait l’éclipser en dansant avec lui ?