Chapitre 7:Sergueï

Les ténèbres partaient doucement, et lentement je me soulevais.

Des jours que je cauchemardais sans trouver de répit. Une jambe après l’autre, je quittai le lit et déambulai dans ma chambre. Je tirai les rideaux à la recherche de lumière : le ciel était encore gris. Ce soir, je retomberai entre ses mains. Il fallait se faire une raison. Elle serait dans ma tête pour l’éternité. À moins que je trouve enfin la force dont j’avais besoin pour la plonger dans le néant. Un jour, je parviendrais à contrôler la porte de mes songes et remodèlerai ma vie.

Las, je posai ma tête contre la fenêtre, plongeai mon regard sur les passants de la rue Froidanledos. Le même manège se déroulait comme chaque jour, à croire que j’étais prisonnier d’une boucle temporelle.  Le chapelier ouvrait sa devanture avec le même clopinement. Il leva la main vers le boucher qui pour sûr lui tenait un sourire balafré tandis qu’une prostituée se postait devant les grilles d’une rue perpendiculaire à la nôtre. Ce n’était pas la même que d’habitude. Elle était plus jeune, mieux faite que sa collègue.

Les doigts sur la vitre froide et embuée par ma respiration, je détournais les yeux et les posais sur le ciel où s’amoncelaient des nuages plus sombres encore que la veille. Le soleil me manquait. Sa chaleur en caresse délicate n’était plus qu’un souvenir lointain.

Je sentis Daraclès se hisser à ma jambe. Il serpentait comme à son habitude. J’étais sa maison. Il était mon seul ami et depuis si longtemps.

Dans un geste familier, je l’attrapai et le laissai s’enrouler à mon bras. La tiédeur de sa peau écaillée me convainc de penser à autre chose. Il ranima l’homme et sa curiosité.

J’avançai jusqu’à mon secrétaire et avisai les prénoms qui dormaient sur ma liste de victimes potentielles.

J’attrapai mon miroir, lien avec mes créations.

Daraclès se faufila par la manche de ma chemise. Son existence était là pour me rappeler à l’ordre, pour ne jamais me faire oublier l’image de sa défunte maîtresse et mon rôle dans ce monde. Ne pas me laisser aller à des faiblesses inutiles. Il y avait des cruels à punir. C’était ce que je voulais bien crois. Je savais que je me servais du mal seulement pour me sauver, car un égoïste ne tue que pour lui-même. Cette danseuse avec ce sourire contrefait et sanguinolent n'était qu'un reflet de moi-même, l'innocence que j'avais perdu, la naïveté que j'aurais voulu retrouver. J'aimais seulement me leurrer pour éviter de voir mes propres horreurs. Le mal, je le portais au cœur et à l'esprit, comme Galabria, comme bon nombreux de mes "victimes".

— Miroir qui voit tout, ouvre-moi les yeux de la Rabatteuse aux chaussons bleus, ordonnai-je.

Un son cristallin apparut. D’abord lointain, puis de plus en plus présent. Il inonda la pièce et fit vibrer les attrape-rêves disposés un peu partout dans ma chambre, ainsi que les statuettes de la déité des songes encerclant mon lit.

— Maître cordonnier, nous voilà, susurrèrent les chaussons bleus des Rabatteuses. Donnez-nous l’ordre et vous verrez.

Je reconnaissais leurs voix suaves et énigmatiques. Je leur avais donné le timbre d’une danseuse des rues que j’avais connu bien après mes crimes les plus sordides. J’avais vécu quelques mois en sa compagnie pour retrouver la simplicité de la vie. Pendant que je jouais du saxophone, elle s’animait et dansait au gré des courants d’air. Je n’avais jamais vu une personne si harmonieuse avec la nature. Une grâce infinie baignait ses mouvements. Elle tournait, levant les jupons colorés de sa robe froufrouteuse, et faisait s’élever des applaudissements rythmés. Magdaleina…La fille mystère qui ne me posait jamais de questions et qui parlait des fleurs et du temps. J’aurais aimé qu’elle vive plus longtemps.

— Chaussons bleus, vous qui avez glissé les plus fins de vos fils dans la chair de la fille, activez-vous.

Un éclat bleuté envahit le miroir et je vis un lustre composé de mille cristaux dorés. Des centaines de voix se bousculèrent à mes oreilles et un brouhaha monstre me paralysa l’esprit.

Je posai l’objet, m’assis sur la chaise, quand je sentis une main douce et légère sur mon épaule.

— Lananette ?

Une jeune fille se posta devant ma rabatteuse. Je découvrir en même temps le prénom de la demoiselle aux yeux vert clair, Lananette. Ce n’était pas commun.

— Tu manges avec moi, ce midi ?

C’était suppliant et empli de générosité. Je distinguais un léger apitoiement. Mary-Lou avait le même regard que Magdaleina la première fois que nous nous étions rencontrés. J’étais amorphe, allongé dans la paille d’une grange laissé à l’abandon pour l’été. J’avais tué pour la dernière fois… Ou du moins c’est ce que j’avais cru. Et j’attendais que la mort me cueille sous les envies de cannibalisme d’Ieugres. Il voulait me dévorer, mais n’y parvenait pas. Je cherchais la rédemption et de ce fait, je l’affaiblissais. Drôle à s’imaginer, mon monstre intérieur démuni.

Lananette hocha la tête.

— D’accord, dit-elle enfin, de cette intonation neutre que je lui avais connue dans la cordonnerie.

Mary-Lou afficha un grand sourire comme si l’affirmation était une nécessité à sa vie. Cette Naïveté me déconcertait. Un sentiment d'envie me prit aux tripes. Je le refoulais givrant mon cœur et ses maudites pulsassions d'un voile d'indifférence.

L’une à côté de l’autre, elles dépassèrent plusieurs couloirs avant d’atteindre une classe où des mappemondes dissimulaient les murs. Elles y pénétrèrent. Mary-Lou quitta Lananette et s’assit au centre de la classe de géographie. Ma rabatteuse se posa près d’une fenêtre basse. La fraicheur de la table où elle plia ses bras, me laissa frissonner. Elle regardait encore Mary-Lou qui lui sourit, puis dirigea ses yeux vers une fille dont le chignon était porté haut sur le crâne. Une animosité et une vive rancœur s’étendit dans mon corps. Les sentiments de Lananette s’introduisaient parfaitement en moi. Elle devait détester cette fille et peut-être la craindre. Oui. Il y avait de la peur sous les pulsations de son cœur. L’envie d’en apprendre sur ces deux-là s’invita.

***

L’air frais raviva mon instinct de survie et la cruauté qui allait avec. Le soleil était toujours un cercle flou dans le ciel gris, mais ma chambre commençait à m’oppresser. Après une longue heure à errer et reprendre du poil de la bête, je revins dans ma cordonnerie. La chaleur qui m’accueillit dessina un sourire sur ma bouche. J’avais envie de retrouver d’anciennes sensations dans la traque d’un ou deux danseurs exécrables et dérangeants. Le passé se rappellerait à moi suffisamment tôt pour me rendre le sadisme que j’avais perdu depuis quelques jours.

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