Chapitre 8 - Milicent Kirkov

Notes de l’auteur : Ce chapitre est à présent corrigé. J'ai étoffé les réflexions de Mili autour des enjeux politiques et le drame de son histoire personnelle. J'espère que cette nouvelle version vous plaira.
Bonne lecture,
Ori'

Mis à jour le 20/06/2025

Irotia, casernes militaires, 13 septembre 3224, tôt le matin. 

« Reste encore un peu avec moi, Mili, lui intima la jeune femme en essayant de l’attraper par le bras. Je n’aime pas être toute seule dans ce grand lit.

– Tu devrais te lever, alors. Tu vas être en retard pour ton entraînement au tir. » 

Le regard de Milicent tomba sur la jeune Prune, une fille des rues dont elle s’était entichée trois ans auparavant. Brune, ça oui elle l’était, avec des yeux d’un bleu océan à faire fondre n’importe qui. Un corps mince, qui sans être exceptionnel était agréable à caresser. Une poitrine un peu trop plate, mais c’était sans grande importance : la jeune femme compensait son physique par son intelligence. À cela s’ajoutaient un sourire ravageur, une once de désinvolture et un léger soupçon d’impertinence. Un cocktail de charme qui ne laissait jamais l’amirale indifférente. Mili Kirkov avait toujours aimé les femmes, elle n’en faisait pas mystère dans les casernes. Bien sûr, il lui arrivait de s’évader avec un homme séduisant un soir ou deux dans l’année, mais l’essentiel de ses escapades amoureuses se faisaient en compagnie de la gente féminine, et tout particulièrement de Prune.

Mili l’avait rencontrée lors d’une prise d’otages dans un quartier mal famé d’Irotia, après une fusillade au cours de laquelle ses parents et son frère avaient trouvé la mort. Avant cela, Prune servait de commis dans l’épicerie familiale et arrondissait ses fins de mois comme danseuse dans un club libertin des faubourgs. L’amirale éprouva très vite de la tendresse pour cette orpheline désargentée. Elle décida de la prendre sous son aile et Prune rejoignit les fantassins des Gingers. Sous l’égide de Mili, qui dirigeait autrefois une unité de snipers, la jeune femme démontra une habileté redoutable au tir et un sang-froid exceptionnel. Elle fut rapidement mutée dans une escouade de tireurs d’élite sous le commandement de Jens Harold. La veille, celui-ci l’avait promue caporale et nommée responsable de la formation des nouvelles recrues.

« Tu as trop de responsabilités ici, on ne passe pas assez de temps ensemble, la relança Prune de sa voix craquante.  

- Que veux-tu mon coeur, c’est ça d’être amirale des Gingers. »  

Mili déposa un baiser sur le front de sa compagne et se détourna à regret pour rejoindre leur dressing. Le compartiment s’ouvrit pour lui présenter l’éternel alignement de badges des forces spéciales irotiennes. Elle en choisit un qu’elle appréciait particulièrement, gris taupe avec des liserés rouges sur les manches, et pressa le bouton du petit appareil. Dans un chuintement feutré la combinaison textile se déploya sur son corps, l’habillant des épaules jusqu’aux chevilles. D’un geste machinal, elle ajusta les galons sur sa poitrine et son regard accrocha l’anneau d’or blanc qui ornait son annulaire. Un large sourire s’épanouit sur son visage. Un mois plus tôt, l’amirale avait demandé Prune en mariage. Après toutes les épreuves qu’elle avait traversé, la vie lui offrait enfin une chance de se reconstruire. 

Et pourtant, son passé continuait de la tourmenter.

Milicent avait tout perdu sur Edidris douze ans plus tôt. Son ancienne compagne Élisa faisait partie du détachement de Maz, elle n’avait pas pu atteindre la corvette Fidelia avant que Feris n’ordonne le décollage. Quant à leur fils adoptif, Teddy, il sortait à peine de l’école militaire et enfilait pour la première fois avec fierté la combinaison grise des Gingers. Elle avait insisté pour qu’il rejoigne son unité, pour pouvoir le protéger. Chaque soir, elle revoyait son sourire juste avant l’alunage sur cette planète maudite. Elle entendait son rire aussi, quand il se moquait parce qu’elle avait peur pour lui. « Ça va aller, m’man. Je ne suis plus un enfant, je serai prudent. De toute façon, nous sommes cinq fois plus nombreux qu’eux, alors qu’est-ce qui pourrait mal tourner ? » Et puis, il y avait cette image. Affreuse. Obsédante. Celle du corps de Teddy, le bruit écoeurant du tir de plasma atteignant son crâne. Et du sang.

Tellement de sang.

Mili se souvenait de son cri. Elle avait hurlé, hurlé jusqu’à en perdre la voix, jeté sa colère et son désespoir au visage du monde entier. Autour d’elle, les Gingers qui passaient en courant ressemblaient à des silhouettes fantomatiques. Tout avait cessé d’exister, elle ne pouvait détacher son regard du corps de son fils. Les larmes n’étaient pas venues tout de suite. D’abord, il y avait eu la haine. Elle s’était relevée et pendant que l’ensemble du corps d’armée irotien se repliait dans la panique, elle avait chargé seule en direction des polarians. À contre-courant, elle avait remonté le champ de bataille la rage au ventre, vidant ses chargeurs sur les rangs ennemis. Elle ne voulait plus vivre, juste le rejoindre. Elle attendait la brûlure salvatrice du plasma qui viendrait la libérer de sa souffrance. Mais elle n’était jamais venue. Elle avait essuyé une rafale, ça oui, mais de balles conventionnelles qui avaient fauché ses jambes et l’avaient laissée là, dans la boue, face contre terre. Trop brisée pour continuer de vivre. Trop précieuse pour qu’on l’autorise à mourir.

Le reste n’était que souvenirs confus dans sa mémoire.

Après le décollage de la Fidelia, les polarians la gardèrent captive une éternité. Elle fut frappée d’un rayon paralysant, ligotée et conduite dans une cellule obscure avec une cinquantaine d’autres Gingers blessés. Un médecin d’Edona délivra les premiers soins d’urgence pour endiguer l’hémorragie de ses jambes. Il l’opéra à même le sol, dans la crasse et la poussière, avec pour seul assistant un mécanaute de combat dont les talents de chirurgie s’exerçaient d’ordinaire sur l’électronique d’une exoarmure. Par miracle ou par malheur, elle survécut. Pendant ses longs mois de captivité, Mili essaya plusieurs fois de mettre fin à ses jours. Elle refusa toute forme de nourriture, alors ils la gavèrent de force. Elle voulut se pendre avec les draps de sa cellule, mais ils ôtèrent tout ce qui pouvait servir de nœud coulant. Et chaque soir elle subissait le même cauchemar, elle revoyait Teddy se faire exploser le crâne dans une gerbe de sang. C’était comme si une force supérieure s’acharnait pour l’empêcher de retrouver son fils. Son petit garçon, qui avait à peine dix-huit ans.

Les semaines s'écoulèrent, interminables. De temps à autre, le bruit retentissant d’une explosion lui parvenait, signe que les combats continuaient au-dessus de leur tête. Elle apprit plus tard que la générale Minatobi était arrivée en renfort de la capitale, transformant peu à peu la déroute des forces irotiennes en une victoire écrasante grâce à la puissance des destroyers impériaux. Une fois la flotte polarianne balayée, le Conseil des Primautés fut contraint de négocier un armistice lourd de conséquences en faveur de l’Empire. Leur planète-mère fut rançonnée, dépouillée de ses ressources stratégiques. La Confédération Edonienne, dont les enrôlés volontaires s’étaient retournés contre Maz au cours de la bataille, fut sévèrement sanctionnée pour sa trahison. Mais ce n’était pas assez aux yeux de Mili. Elle voulait que ces chiens paient, qu’ils versent le prix du sang pour ce qu’ils avaient fait à sa famille. 

Une semaine après la signature des accords, les otages furent relâchés en gage de bonne foi et de paix éternelle entre les deux nations. Milicent retrouva Irotia, dans un hôpital militaire où elle termina sa convalescence. Le pire de tout fut la cérémonie. Deux cercueils vides recouverts d’un drap noir, avec leur photo dessus. Le regard plein de pitié de Maz, quand il avait croisé le sien. Et ce sentiment d’absence qui la dévorait chaque jour un peu plus.

Il lui avait fallu trois ans. Trois longues années pour réapprendre à vivre. Et malgré tout, aujourd’hui encore, ces souvenirs faisaient régulièrement surface pour la torturer. Elle était revenue au sein des Gingers, avait repris son poste d’amirale pour eux. Pour Élisa, pour Teddy. Parce que le meilleur moyen de leur rendre hommage, c’était de continuer d’avancer. Et pendant tout ce temps, étouffée par le quotidien austère des casernes, elle s’était fait une promesse : retourner là-bas et comprendre. Oui, plus que tout Mili désirait remettre le pied sur Edidris pour exorciser ses démons et percer le mystère de la défaite. Comment avait-on pu en arriver là alors que la victoire était assurée ? Quel terrible piège le général polarian Yoma-Slan leur avait-il concocté ? Et surtout, qui avait donné l’ordre aux conscrits d’Edona de trahir Maz Keltien pour le prendre à revers ?

Toutes les données de la bataille, tous les enregistrements des scanners et des exoarmures avaient été confisqués par l’administration impériale. Enfouis, protégés. Classés top-secret. Inaccessibles. La version officielle reposait sur la culpabilité de Feris Park, qui avait désobéi aux ordres de Maz. Une somme astronomique avait été virée sur son compte, en provenance d’une entité fantôme, deux jours avant le carnage. La générale Minatobi expédia son procès militaire, et il n’évita la prison que de justesse en comparution devant la chambre civile. Sa Majesté en personne l’avait gracié pour avoir sauvé la vie de Maz, mais aux yeux de tous il demeurait le seul responsable du désastre.

Pourtant, Mili refusait d’y croire.

Pendant dix ans, elle avait cherché des réponses. Toutes ses demandes pour consulter les archives de la bataille furent rejetées. On lui interdit d’entrer en contact avec le mercenaire, sous peine de déportation au bagne impérial. Elle fut placée sur écoute. Surveillée, menacée. Obligée de taire sa rancœur et de prouver sa loyauté. Mais plus on tentait de la museler, et plus sa conviction se renforçait. La vérité était ailleurs. L’ascension fulgurante de Maz dérangeait. Le carnage d’Edidris était un traquenard soigneusement planifié pour le discréditer. Ou peut-être pire.

Elle se trouvait face à un billard à trois bandes impliquant le général polarian, Ravena Minatobi et un dignitaire édonien qui restait dans l’ombre. Hélas, la toute-puissante cheffe des armées impériales était une icône intouchable. Milicent avait retourné le problème des milliers de fois dans sa tête, mais elle parvenait toujours à la même conclusion. Si Ravena avait piégé Maz, il lui fallait un complice sur le champ de bataille. Quelqu’un capable de donner des ordres, de semer la panique et de désorganiser les rangs des Gingers pour les conduire droit dans l’embuscade. Un officier qui avait murmuré dans l’oreille de Maz, pour l’inciter à attaquer de front. Dans celle de Feris Park, pour le convaincre d’abandonner sa position. Et qui avait indiqué précisément aux Edoniens à quel moment ils devaient faire sédition.  

C’était lui, le maillon faible de la conspiration.

Mais comment réussir à l’identifier ? La mémoire de Mili était un vaste champ de ruines. Amnésie post-traumatique, d’après les médecins. Elle se souvenait du chaos de la bataille, de la mort de Teddy, mais avant ça… rien. Toutes les réunions d’état-major, les nuits blanches passées à élaborer leur stratégie, les suggestions des autres officiers. Envolées. Sa seule chance de découvrir la vérité, c’était d’accéder aux archives des Primautés, sur Polaria. De capturer le général Yoma-Slan et de le faire parler. Alors, quand Maz avait annoncé la nouvelle campagne depuis son balcon de la place Geneter, l’amirale avait pleuré de joie. Elle se sentait prête, elle avait des alliés. C’était l’occasion idéale de débusquer le traître, de mettre à jour le complot qui avait coûté la vie de sa compagne et de son fils adoré.

Elle ne reculerait devant rien pour obtenir justice.

« Encore perdue dans tes pensées, mon amour ? »

Retour violent à la réalité. Sa chambre dans les casernes, sa future épouse dans leur lit, près d’elle. Son avenir, radieux. Avait-elle le droit de sacrifier Prune, tout ce qu’elles allaient construire ensemble pour venger les fantômes de son passé ?

« Viens voir ça, Mili ! Il y a eu une explosion dans la Ruche, la nuit dernière ! »

L’amirale quitta son dressing en trombe. Prune avait allumé l’écran plat pour écouter les dernières infos de La Dépêche Irotienne. Devant un vaste entrepôt carbonisé, le reporter évoquait l’attaque d’un bar et de plusieurs usines désaffectées par un commando militaire équipé d’exo-armures, ce que l’armée et la Sécurité Civile démentaient avec fermeté. Au même moment, le terminal de Mili se mit à sonner.

« On dirait que la journée va être mouvementée », dit-elle.

Elle posa les yeux sur son horloge et poussa un soupir exaspéré. Cinq heures trente du matin. Il n’y avait que Johan Tyu pour la déranger à un moment pareil. Elle embrassa Prune du bout des lèvres et, pour éviter qu’il ne voie sa compagne encore nue, quitta la chambre avant d’accepter l’appel. 

« C’est pas trop tôt, grogna Tyu avec hargne. Tu es au courant, Mili ? »

L’amirale se décomposa intérieurement. Johan semblait d’une humeur plus exécrable que d’habitude. Pas de doute, cette journée s’annonçait comme un véritable enfer.

« Je viens juste de l’apprendre aux nouvelles. On connait le nombre de victimes ?

– De… victimes ?

Tyu hésita, comme s’il tombait des nues.

– Mais non, par l’empereur, je ne te parle pas de ça ! Je m’en torche le fondement, de cet incendie débile ! Ma destitution, tu étais au courant ?

– Quoi ?

– Jens a comploté avec le général pour me mettre au placard. Ils m’ont pris mon vaisseau, Mili ! Mon adjoint, mon autorité ! On va devoir cirer les pompes du blanc-bec ! »

L’amirale esquissa un léger sourire et se mordit la lèvre pour garder son sérieux. Jens avait réussi ! Enfin une bonne nouvelle ! Au-delà de son caractère épouvantable, Tyu faisait partie de ses principaux suspects dans le rôle du traître d’Edidris. Ambitieux, retors et bouffi d’orgueil, elle l’imaginait bien s’associer avec Yoma-Slan et Minatobi pour provoquer la déchéance de Maz. Savoir qu’il ne ferait pas partie de la prochaine campagne était pour elle une bénédiction. S’il existait des preuves de sa duplicité sur Polaria, il ne pourrait pas les détruire.

« Je suis désolée Johan, mentit-elle d’une voix qu’elle espérait compatissante. Je n’étais pas prévenue de ce revirement.

Le vieil amiral parut se détendre un peu.

– Je te crois, Mili. Tu as toujours été honnête et intègre. C’est bon de savoir que je peux encore compter sur ton soutien.

– Si je peux faire quelque chose pour t’aider…

– Et bien oui, justement. Tu as toujours eu les faveurs de Maz, il ne peut rien te refuser. Je doute qu’il revienne sur sa décision de me laisser sur Irotia, mais si tu parviens à le convaincre de me rendre le Gardien… 

Milicent soupira.

– C’est impossible, Johan. Ton destroyer est notre meilleure arme, tu le sais bien. Nous en aurons besoin pour forcer les défenses polariannes et dissuader Edona d’intervenir.

– Dans ce cas, essaie de l’amadouer pour qu’il te donne le commandement des armées. Je ne supporte pas l’idée que ce crétin d’Harold récolte les lauriers de la victoire.

– Dis plutôt que tu aimerais que je coupe l’herbe sous les pieds de Jens pour les élections, corrigea-t-elle. C’est d’accord, je m’entretiendrai avec le général. Mais je ne peux rien te promettre.

L’amiral afficha un sourire carnassier.

– Merci, Mili. Préviens-moi quand tu auras sa réponse. »

L’image se flouta et elle coupa la communication. Décidément, cet imbécile de Tyu ne changerait jamais. Sa réaction relevait au mieux d’une jalousie puérile dictée par sa frustration. Il ne supportait pas que Jens ait réussi à le battre, alors il cherchait tous les moyens de l’écarter à son tour. La rivalité de ses collègues masculins était une arme dont Milicent entendait bien se servir à son avantage. Maintenant, il ne lui restait plus qu’à ravir la place de favori de Jens. Sa naïveté le rendrait encore plus facile à berner qu’un vieux renard comme Johan. Et pour y parvenir, Milicent disposait d’un atout redoutable dans sa manche.

Son mariage.

Rassurée sur le bon déroulé de ses plans, elle quitta les baraquements d’un pas tranquille et prit le chemin des quais réservés à ses unités. Au passage, Mili fit un crochet par le mess où elle récupéra une galette de maïs fourrée de haricots rouges. Elle grignota sa collation du bout des lèvres, sans réel appétit. L’air frais en revanche lui fit du bien. Elle traversa d’un pas vif la cour des casernes pour rejoindre ce qu’elle appelait familièrement le tube : un monorail installé sous un dôme de verre blindé dont l’usage était réservé à l’état-major. Elle marqua une pause à l’entrée du spatioport en sentant le poids désagréable d’un regard sur sa nuque. Du coin de l’œil, elle entrevit deux hommes sous la pluie qui la dévisageaient.

Feris Park et Jens Harold.

Milicent se raidit imperceptiblement et haussa un sourcil. Que venait faire ici son ancien homologue déchu ? Elle rangea cette information dans un coin de sa mémoire et s’empressa de scanner son badge pour dissimuler son trouble. Les portes de l’aérogare coulissèrent et elle s’installa dans une capsule de voyage. Trois minutes plus tard, elle filait à toute vitesse au-dessus de la mégapole en direction des immenses quais orbitaux de la ville. Tout en contemplant le panorama de l’aube majestueuse derrière la silhouette massive du Gardien, elle prit le temps de réfléchir à ses projets. La présence du mercenaire sur Irotia était une chance incroyable, mais qui allait compliquer la donne. Elle savait de source sûre que l’Onyx, le service de contre-espionnage impérial, ne le lâchait pas d’une semelle depuis plus de dix ans. Par effet de bord, la surveillance dont elle faisait elle-même l’objet allait forcément se resserrer. Mili se rongea les ongles, indécise. Devait-elle prendre le risque de le contacter… ?

Son regard se porta au loin et elle aperçut un panache de fumée noire qui émergeait de la Ruche, le vieux quartier industriel. Cette vision la replongea dans le reportage de La Dépêche et la laissa songeuse. Elle avait le sentiment diffus que des rouages invisibles se mettaient en branle, dont elle ne percevait pas encore la finalité. L’attaque de Revitalis par les Polarians, le retour inexplicable de la Mort Rouge, les gangs qui s’agitaient, l’arrivée de Feris Park sur Irotia, la nouvelle campagne militaire… Tout cela avec en point de mire les élections pour le poste de gouverneur, qui se dérouleraient dans moins de six mois. La succession de Maz éveillait bien des appétits, y compris chez ceux que l’on soupçonnait le moins. Mais combien de valseurs s’inviteraient à cette danse ? Qu’adviendrait-il d’Irotia lorsque tous les candidats s’affronteraient à couteaux tirés ?

Le chuintement des freins du monorail la tira de ses pensées. En temps normal, il fallait une demi-heure à une navette de transport pour atteindre l’appontement des Gingers depuis les casernes. Grâce au tube, Mili posa le pied sur les docks moins de dix minutes après son départ. En dépit de l’heure matinale, une effervescence inhabituelle régnait déjà sur place. Des cohortes de mécanautes s’affairaient à réviser les bâtiments de la flotte. Une foule d’automates chargeaient du matériel et des munitions à bord des frégates et des corvettes. À l’autre bout du quai, le spatioport permettant de rejoindre la métropole était pris d’assaut par les équipes de nuit ; de ses entrailles émergeait un flot incessant de soldats et de techniciens venus assurer la relève. Le bruit des conversations, des bousculades et des robots en plein travail était assourdissant. L’air imprégné d’humidité se chargeait de vapeurs de soufre et de kérosène.

Comme chaque matin, Mili prit le temps de naviguer d’un vaisseau à l’autre, saluant les commandants de bord et échangeant quelques mots avec ses hommes. Dans l’ensemble, le moral des troupes semblait bon. L’attaque de Revitalis faisait l’objet de toutes les discussions et l’amirale se retrouva bientôt submergée de questions. Pour éviter de dévoiler des informations sensibles, elle se contenta de répéter les éléments du discours de Maz : un groupe de polarians avait aluné sur la station à bord d’un vaisseau furtif, détruit plusieurs fermes agricoles et massacré une centaine de militaires. Colère, incompréhension et crainte se succédèrent parmi son auditoire, mais nul ne semblait remettre la nouvelle campagne en question.

« Moi non plus, songea Mili en les écoutant. Cette guerre fera sans doute des milliers de morts, pourtant je me sens enthousiaste quand je pense à notre expédition. » 

Pour chasser cette idée sombre, elle entreprit d’inspecter une frégate des cales à la proue, guidée par un mécanaute amoureux de son vaisseau. L’homme parlait de sa Lionne Azur comme d’une femme adorée, une compagne de vie qui ne le quittait pas depuis une trentaine d’années. Il en connaissait chaque pont, chaque écoutille dans les moindres détails et semblait capable de déchiffrer le langage des propulseurs en les entendant ronfler. Avec fierté, il présenta à l’amirale le personnel de bord, les systèmes de navigation qu’il finissait de calibrer, l’unité centrale de pilotage et les douze batteries de lance-torpilles réparties sur les flancs. Intransigeante, Mili exigea de consulter le registre de vol et vérifia minutieusement le fonctionnement des sas et l’état des soutes pressurisées. Elle quitta la frégate deux heures plus tard, non sans avoir adressé ses félicitations au commandant et reçu les louanges de l’équipage, heureux d’avoir partagé un moment privilégié avec leur supérieure.

Lorsqu’elle regagna les quais, elle était de bien meilleure humeur.

Un groupe de soldats procédait non loin à l’arrimage d’un chasseur sous le ventre d’une corvette. L’opération, complexe et minutieuse, était supervisée par un officier aux cheveux blonds coupés ras qui lui tournait le dos. Reconnaissant là son principal adjoint, Milicent se hâta de le rejoindre.

« Bonjour Charles ! dit-elle en le faisant sursauter. 

L’homme se retourna et lui adressa un sourire éclatant. 

– Salut Mili, répondit-il avec sa familiarité habituelle. Tu tombes à point nommé : on termine d’appareiller le dernier biplace et je vais prendre un café. 

– Dans ce cas, retrouve-moi dans mon bureau, suggéra-t-elle. J’ai besoin de te parler. »

Le gradé acquiesça et reporta son attention sur le vaisseau de combat qui oscillait à l’extrémité de longs câbles en acier. Au-dessus de leurs têtes, un remorqueur pilotait la manœuvre avec une précision d’orfèvre. Tout autour, des cordistes installaient des vérins magnétiques pour immobiliser le chasseur. C’était un jeu d’équilibriste particulièrement dangereux. Les ouvriers évoluaient suspendus à trente mètres au-dessus du sol et se déplaçaient dans l’espace exigu entre les deux vaisseaux. La moindre erreur de trajectoire pouvait entraîner une collision du chasseur et de la corvette ; les cordistes se retrouveraient alors écrasés par plusieurs tonnes de métal.

À contrecœur, l’amirale se détourna de ce fascinant ballet mortel pour reprendre la route des casernes. Mais au moment où elle s’éloignait, elle entendit soudain un cri. 

« ATTENTION ! »

Il y eut un grincement épouvantable, une silhouette la percuta de plein fouet et Mili se retrouva projetée à terre. Puis un énorme choc. Dans son dos, la structure métallique des quais vibra, se tordit, se déforma. L’impact fut si puissant qu’elle le ressentit jusque dans ses os. Autour d’elle, c’était le chaos. Des gens couraient et hurlaient dans tous les sens, les automates abandonnèrent leur marchandise pour se précipiter sur les lieux du drame. Une poutre en acier de vingt pieds de long et de trente centimètres de large se balançait au-dessus de la foule, retenue miraculeusement par le filet de sécurité des cordistes.

On ne pouvait pas en dire autant du chasseur biplace. 

Trois câbles de tension venaient de se rompre, précipitant l’appareil dans une chute vertigineuse sur le quais en contrebas. Il s’était écrasé juste à côté de Milicent, qui n’en revenait pas d’être encore en vie. Son cœur battait la chamade, ses oreilles sifflaient et une vague de nausées la submergea. Si cet inconnu ne l’avait pas bousculée au dernier moment...

« Par l’empereur, pensa-t-elle. Il s’en est fallu d’un cheveu. »

Sidérée par sa bonne étoile, elle se redressa en chancelant et s’approcha du cockpit éventré d’un pas hagard. Là, sous les décombres du vaisseau de combat, il y avait un cadavre. Broyé, affreusement mutilé, mais ses traits restaient malgré tout reconnaissables. Lorsqu’elle identifia son ange gardien, Mili sentit un étau glacial lui comprimer la poitrine.

Le mécanaute de la Lionne Azur lui avait sauvé la vie.

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Edouard PArle
Posté le 22/06/2025
Coucou Ori !
Je suis a fond dans cette histoire ! J'adore le fait de découvrir tellement de pdvs différents sur l'histoire, ça rend l'intrigue tellement intéressante et complexe ! En plus l'enchaînement entre eux est vraiment fluide, intelligent. Il permet de faire avancer l'histoire, de comprendre l'intrigue qui remie tous les personnages.
Mili m'intéressait déjà beaucoup de l'extérieur donc j'ai été ravi de découvrir son pdv. C'est un perso haut en couleurs avec déjà pas mal de complexité. L'ambition, l'amour, la volonté de vengeance... Elle risque d'être confrontée bientôt à des choix difficiles.
Son pdv permet d'en savoir plus sur un potentiel complot passé, qui, on s'en doute, a du lien avec les remous qui agitent Irotia dans le présent.
Encore une très bonne chute ! Mili va devoir faire très attention à elle dans les prochains chapitres.
Ma seule petite réserve est sur l'introduction des souvenirs de Mili. Il m'a manqué un petit élément pour raviver ses souvenirs. En l'état, la transitipn entre la scène initiale et les souvenirs m'a paru un peu abrupt. Sinon toute la partie passée était passionnante. Elle donne pas mal de nouveaux éléments et donne une teinte tragique a ce personnage. J'espère qu'elle ne sera pas consumée par la vengeance....
Mes remarques :
"Et ce sentiment d’absence qui la dévorait chaque jour un peu plus." Super passage !!
"Mais non, par l’empereur, je ne te parle pas de ça ! Je m’en torche le fondement, de cet incendie débile ! Ma destitution, tu étais au courant ?" Ahah j'adore ce personnage xD
"Je te crois, Mili. Tu as toujours été honnête et intègre. C’est bon de savoir que je peux encore compter sur ton soutien." Mdr
Je continue !!
MrOriendo
Posté le 22/06/2025
Hello Edouard !

Ravi de t'avoir happé dans les Chroniques ! Je t'avoue que je ne partais pas confiant au début, il y a encore quelques mois c'était de très loin mon récit le moins abouti, et je n'étais pas sûr que ce style de thriller futuriste sur fond de space opéra te corresponde. Ca me fait d'autant plus chaud au coeur d'avoir des retours si enthousiastes de ta part !

L'intrigue des Chroniques est effectivement complexe, c'est le moins que l'on puisse dire. C'est un billard à plusieurs bandes dont tous les enjeux n'ont pas encore été dévoilés, héhé. D'ailleurs, je vous réserve dans ce récit aussi (j'espère) des rebondissements à la hauteur de ceux du Sildaros :p

Mili est vraiment l'une de mes personnages préférées dans les Chroniques. Elle a une trajectoire complexe, une vraie évolution avec - comme tu le pressens déjà - des choix difficiles à faire.

Je suis d'accord avec toi, la transition entre la scène avec Prune et les souvenirs de Mili est un peu abrupte. Je n'ai pas encore trouvé de solution plus élégante pour le moment.
Ca fait assurément partie des dernières retouches qu'il manque à ce chapitre.

Au plaisir,
G / Ori
Edouard PArle
Posté le 22/06/2025
C'est vrai que c'est pas forcément un style que je lis beaucoup mais tu lui rends vraiment honneur et ton univers ezt vraiment super intéressant !
Yes, la complexité se sent et est appréciée, tu l'amènes par petites touches donc on n'est jamais submergés.
Oui, Mili est assez fascinante. J'ai hâte de lire ses prochains pdvs...
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