Chapitre 8 : Paréidolie

Le puissant rugissement se répercuta le long du corridor. Feolan évita la charge bruyante de Conan. Son pouls bondit, ses pupilles se fendirent. Elles examinèrent le jeune homme enragé qui se relevait pour l’attaquer à nouveau, digne d’une bête sauvage. Elles ne l’avaient jamais vu ainsi. Qu’est-ce qui avait pu provoquer ce changement soudain ?

— Maudits Sylviens ! cria Conan.

Feolan lui échappa encore et se mit à courir. C’était évident, il avait aperçu son tatouage-totem. L’archiviste n’avait pas pensé à le lui cacher, il se fustigea pour cette négligence. Il avait pourtant deviné que son invité avait eu affaire au peuple de la forêt. Le Renard l’avait trahi, il devait maintenant le sortir de cette situation.

Le couloir était vide, mais ça n’allait pas durer. Il cavala, priant pour ne pas glisser, Conan se lança à ses trousses. Il avisa ce qu’il cherchait : un petit sauna. Il s’y engouffra et se plaqua contre le mur, laissant son poursuivant débouler comme une furie et s’écraser contre la paroi d’en face tandis qu’il refermait la porte. Il profita que son assaillant soit sonné pour augmenter la chaleur dans la pièce à l’aide du petit four qui s’y trouvait. Il lança une bassine dont l’eau explosa au contact des pierres brûlante pour venir masquer la silhouette ahanante de Conan.

Ce dernier rugit encore et se précipita sur l’ombre de Feolan. Le Sylvien esquiva et répliqua en enfonçant ses doigts au niveau des reins. Son adversaire se courba avec un hoquet, mais se releva vite, encore plus remonté. Le protégé du Renard s’était déjà glissé à l’autre bout de la pièce pour le narguer. Il avait encore monté la température.

Dans une autre vie, Feolan avait été un Hekaour. Il avait été entrainé pour vaincre n’importe quel adversaire. Mais il était un peu rouillé. Sans compter que le monstre en furie qui l’assaillait n’avait rien d’un novice, même s’il le cachait bien.

Conan hurla, Feolan se pinça les lèvres. Il allait finir par ameuter du monde avec ses cris. Il décida de le faire courir un peu en se déplaçant souplement aux quatre coin de la salle surchauffée et embuée. Le jeune homme suivit, le visage cramoisi. Son hôte avait beau le narguer, il craignait la force et la rapidité de ses poings. Ses coups n’étaient pas si facile à éviter.

Voilà pourquoi Feolan glissa en esquivant un crochet. Son dos heurta violemment le mur, secouant toute sa boîte crânienne. Il n’eut pas le temps de se relever qu’un poing furibond fonçait vers son visage. Il ferma les yeux.

— Eh oh, qu’est-ce que vous foutez ici ?! s’exclama une voix en tambourinant à la porte.

Conan se figea une demi-seconde, le temps suffisant à Feolan pour le repoussa. Le jeune homme tomba en arrière, renversant une autre bassine.

Il ne se releva pas.

L’élu du Renard s’approcha. Il avait perdu connaissance à cause de la chaleur. Exactement ce qu’il voulait provoquer. L’urgence, maintenant, c’était de le sortir de là avant qu’il ne meure.

Feolan ouvrit la porte, sa tête lui tournait. Il avait fait attention, pourtant, mais il s’était trop agité.

— Pouah, mais vous avez chauffé à mort ! commenta l’homme qui les avait interrompu.

— On… on voulait tester nos limites… souffla le Sylvien. Mais je crois qu’on est allé trop loin… il s’est évanoui…

Il eut à peine le temps de pointer vaguement Conan qu’il bascula. L’inconnu le rattrapa.

— Eh, ça va ?

— Occupez-vous de lui, plutôt, reprit Feolan en s’appuyant au mur.

L’homme hocha la tête et appela de l’aide pour transporter l’inconscient au frais. L’archiviste le laissa partir, ses pupilles fendues le fixant depuis l’ombre de ses cheveux roux. Il passa une main brulante sur son visage trempé.

— Mais qu’est-ce que je vais faire de toi, hein…

*

 

— Non, je ne le dirai pas.

Kurtis eut un mouvement de recul.

— Quoi… ? Mais… pourquoi ?

Hênora chassa une volute de fumée d’enceint qui caressait son visage.

— S’immerger dans des échos sans autorisation est proscrit.

— Mais… c’est ce que vous m’apprenez à faire ! Et les éléments glanés sont capitaux pour le jugement !

— Calme-toi.

La voix implacable de l’Élue le fit frissonner. Il baissa les bras, décontenancé.

— Mais… on ne peut pas laisser Daïré être jugée sans ces informations… ce ne serait pas juste.

— C’est vrai.

— Mais alors, pourquoi vous refusez de…

— Tu m’as mal comprise, Kurtis.

Hênora se leva, elle se saisit de son sceptre pour sortir pesamment de sa demeure.

— Tous les Arsalaïs sont convoqués, toi comme moi.

Il déglutit.

— Mais je viens à peine d’avoir mon totem, ils ne m’écouteront pas…

La moïa laissa filer un soupir entre ses lèvres immobiles.

— Il y a une différence entre ce dont tu as envie et ce dont tu as besoin. Ce dont tu as envie, c’est que je prenne la charge de tes découvertes. Je te laisse réfléchir à ce dont tu as besoin.

Sur cette phrase sentencieuse, elle poussa le lourd battant et sortit. Kurtis la suivit à l’extérieur, le cœur battant. La nuit coulait son obscurité lancinante et glaciale dans Bibracte, éclairée en un point par de ombreux braseros. Le lieu du jugement.

Les deux Arsalaïs s’y rendirent en silence. Le jeune garçon fixait la haute silhouette de Hênora qui marchait devant lui.

L’atmosphère qui les accueillit à leur arrivée au Conseil se montra encore plus froide et pesante que la saison des neiges qui les guettait. L’Élue se plaça au centre tandis que Kurtis rejoignait Isbail et Oanell au premier rang, plus en périphérie. Puisque les Laevis étaient impliqués dans l’affaire, ils avaient droit à une place d’honneur, et ce indépendamment de leur âge. Le jeune garçon fit un discret signe à Maig, tout au bout du demi-cercle. Son sourire le rasséréna. Un peu. Toute cette mise en scène lui rappelait cruellement Gwenladys. L’injustice qui se jouait désormais était cependant d’une autre nature. Kurtis serra les dents. Le Conseil devait entendre ce qu’il avait à dire, d’une manière ou d’une autre.

Deux Hekaours escortèrent Daïré face à l’assemblée. Ses iris vitreux labouraient le sol, ses mains hybrides pendaient à ses bras pâles alors que ses pieds se trainaient sur le sol. Son expression creuse raviva la douleur de son camarade. Près de lui, Oanell pleurait déjà.

Hênora frappa le sol de son sceptre pour signifier le début du jugement.

— Daïré de la Roussette, fille d’Angarad de la Martre et Lehomel du Lérot, membre de la tribu des Laevis, du clan des Arvennes, tu es accusée du meurtre de ta moïa, Saoirse de l’Effraie. Avoue-tu ton crime ?

— Je l’avoue, répondit l’intéressée d’une voix atone.

— As-tu prémédité cet assassinat ?

— Je l’ai prémédité.

Un murmure indigné se répandit dans les rangs. Kurtis broya sa toge entre ses poings. Il devait se lever, il devait prendre la parole. Maintenant. Mais pourquoi son corps refusait-il de bouger ?

— Quelles sont les raisons qui t’ont poussée à commettre cet acte ?

Daïré eut un silence.

— La colère, finit-elle par lâcher.

— La colère ?

— Saoirse a toujours été… très contrôlante. Je ne pensais pas pouvoir la supporter en tant que moïa…

— Seulement pour ça ?! s’indigna quelqu’un.

Des voix s’élevèrent pour l’approuver. Mais la Laevi demeura impassible, posant ses yeux que sur le sol.

— Est-ce que dont là tout ce que tu as à déclarer ? s’enquit Hênora d’une voix plus inquisitrice.

Daïré se tassa légèrement.

— Oui.

« Non ! » avait envie de hurler Kurtis sans parvenir à en avoir le courage.

Son mentor ferma un instant les yeux.

— Tu n’es pas sans savoir que le meurtre enfreint une de nos lois sacrées, celle de toujours prendre soin de nos semblables. De plus, il s’agit du meurtre d’une Arsalaï, d’une moïa, même. Il ne peut y avoir de pire crime que celui-ci. La sentence se doit donc d’être la pire que nous puissions appliquer.

— Faites, souffla l’accusée.

Elle ne paraissait ni furieuse, ni révoltée. Ni repentante, ni soulagée. Elle paraissait résignée. Elle paraissait vide.

— La sentence sera donc…

— Attendez !

Kurtis s’était levé sans s’en rendre compte. Il vacilla immédiatement lorsqu’une nuée de regards incendiaires le percutèrent. Il avait interrompu l’Élue en personne, il n’en revenait pas de son audace. Il se força à rester debout, bombant le torse pour affronter l’assemblée en un simulacre d’assurance.

— J’ai des précisions à apporter à l’affaire. Des précisions qui nécessitent la révision du jugement.

Des chuchotements acerbes ébrouèrent l’assistance.

— Rassis-toi, le pressa Isbail à mi-voix.

Il l’ignora, plantant fermement ses yeux dans ceux d’Hênora.

— Il eut été plus sage d’intervenir plus tôt, dans ce cas, dit cette dernière.

— Je m’excuse. Puis-je prendre la parole tout de même ?

— C’est accordé.

Kurtis fit quelques pas pour se placer face aux Arsalaïs, défiant ses jambes flageolantes. Une foule de regards sentencieux le suivit en silence, lui donnant envie de s’enfuir ventre à terre.

— Je connais le véritable motif de Daïré, énonça-t-il difficilement.

Il s’humecta les lèvres, l’attention de l’assemblée lui étant acquise.

— La moïa Saoirse a… elle a tué Angarad de la Martre, sa sœur. Daïré a agi par vengeance.

— Angarad s’est suicidé ! protesta Isbail.

Des voix retentirent, Kurtis retint le mouvement de recul qui le prenait.

— C’est faux ! clama-t-il. Enfin, partiellement. Saoirse a découvert un enchantement permettant de plonger quiconque dans le désespoir. C’est ce désespoir qui a causé le geste d’Angarad.

— Ce genre d’enchantement n’existe pas ! gronda Padraig.

— Arrête de dire des âneries et retourne à ta place, gamin ! reprit un autre.

Le jeune garçon serra les poings, luttant contre les larmes.

— Je dis la vérité !

— Et comment l’as-tu eu, cette vérité ? demanda le doyen des Ardyens.

Il se tendit.

— J’ai plongé dans son écho. Celui de ses derniers instants.

Un silence médusé accueillit sa déclaration. Puis, la tempête reprit.

— C’est interdit !

— Tu trahis toutes nos lois et on est censé te croire ?!

— Il doit être puni !

Cette fois, Kurtis ne tint, plus, il recula.

— Vous devez comprendre… bégaya-t-il, mais sa phrase se perdit dans les éclats de voix.

Hênora frappa le sol de son sceptre. Tous se turent instantanément.

— Notre frère a certes enfreint une règle, mais ses propos ne sont pas à prendre à la légère, déclara-t-elle. Il sera puni comme il se doit, je m’en assurerai personnellement. Quant à nous, nous devrions réfléchir à ces révélations. Si cet enchantement du désespoir existe bel et bien, nous devons le trouver et le détruire. Je propose que l’on suspende le jugement jusqu’à avoir toutes les informations nécessaire.

Les Arsalaïs affichaient des airs peu convaincus, mais hochèrent la tête. Sauf Oanell qui resta figée, ses grands prunelles brunes accrochées à Kurtis. Quand l’assistance se dispersa, elle se leva, raide, pour venir le trouver. Il manqua de s’effondrer dans ses bras, mais elle le retint.

— T’es un fou, murmura-t-elle.

— Haha, sans doute…

Ils suivirent des yeux la silhouette de Daïré que les Hekaours raccompagnaient.

— Elle ne veut pas être sauvée, souffla Oanell.

— Je ne veux pas la sauver, répondit Kurtis d’une voix plus ferme. Je veux faire ce qui est juste.

 

*

 

La pierre grise tranchait le ciel en deux. Elle perçait la canopée, s’élevant de trois fois sa hauteur vers les nuages. Une tour, une tour immense et lourde qui se détachait sur le paysage dans sa froideur inflexible.

— C’est ça, le Pilier ? souffla Rhun.

Il échangea un regard atterré avec Keira et Oèn. Ils étaient censés détruire ce montre de roche ?

— Alors, vous le voyez ? demanda Calybrid depuis le sol.

Les trois Hekaours descendirent des hauteurs des feuillages, les mains moites.

— Il est énorme, déclara Rhun.

— Énorme ? Énorme comment ? s’inquiéta Ealys.

— Il fait trois fois la taille des arbres.

Le groupe fut pris d’un silence anxieux.

— Nous aviserons quand nous y arriverons, tempéra Andraz. Remettez-nous en route.

— Je vous l’avait dit, fit Jildaza tandis qu’ils reprenait leur marche. Ce machin est gigantesque.

Elle ne récolta que des soupirs en réponse. Keira claqua un moustique sur son bras, à la fois découragée et furieuse. Après des lunes de voyage, ils n’allaient pas faire échouer leur mission si proches du but. Si ?

— Pourquoi tu es venue voir le Pilier il y a deux ans, d’ailleurs ? s’enquit Calybrid en direction de la Galate.

Cette dernière haussa les épaules.

— Jusqu’à peu, c’était une légende. Je voulais voir si c’était vrai. Je n’étais pas seule, hein. On est partis à vingt. C’était un voyage sympa.

— Vous organisez des expéditions pour pas grand chose… siffla Cadfael.

— Eh, on est pas des planqués comme vous, nous. Le voyage, c’est toute notre vie. Alors à Heddish ou à Téta, ça fait pas grande différence. Bon, c’est vrai que y a moins de moustiques dans le désert.

— Parlez pas de ces maudites bestioles, les coupa Rhun,  je vais recommencer à me gratter.

Plusieurs points rouges ornaient son visage fatigué. Keira posa une main douce sur son épaule.

— On va réussir, assura-t-elle.

Oèn approuva et lui ébouriffa les cheveux.

Depuis qu’il avait invité le Rauraque à chasser avec lui, ils s’étaient découvert de nombreux points communs. Ils passaient beaucoup de temps ensemble. Parfois, ils invitaient Keira à venir les rejoindre. Elle acceptait, un peu étourdie par cette situation étrange.

— C’est valloné, ici, remarqua Gala qui cheminait non loin d’eux.

Elle admirait les massifs forestiers qui se dressaient vers les cieux, tout autour d’eux.

— Ce ne sont pas des collines, la reprit Jildaza. Ce sont des ruines.

— Des ruines ?

— Les ruines de Tetza, la capitale de l’empire du même nom. C’est lui qui a fait construire le Pilier.

Les Sylviens se mirent à détailler la jungle bosselée avec de grands yeux ronds.

— Ils voulaient absolument toucher le ciel ou quoi ? commenta Cadfael.

— C’est un peu ça. Ils vénéraient un dieu, une espèce de serpent ailé. Ils voulaient s’en rapprocher.

Keira jeta un œil au plafond nuageux. Les esprits de leurs ancêtres s’y trouvaient, eux-aussi. Mais ici, sur la Terre morte, ils ne pouvaient pas les protéger.

— On arrive sur la grande place, annonça Jildaza.

Un lumière pâle filtra au travers de la végétation, en face d’eux. Ils avancèrent, écartant les fourrés. Keira plissa les yeux, retint son souffle.

Une immensité dur, glaciale, supplanta soudain la forêt. Un sol de roche pavée, presque intact, sans mousse, sans buisson, sans aucune verdure pour l’habiller. La jeune femme leva les yeux vers le Pilier, encore plus titanesque que ce à quoi elle s’attendait. Plus large que trois troncs de chêne, son sommet effleurait les nuages, son pied fermement planté dans la grande place vide qui l’entourait. Keira sentait le Silh se défiler autour du mastodonte rocheux, comme s’il le contournait. Ne restait qu’un trou dans le courant spirituel, comme un abîme infini et terrifiant qui drainait la vie alentours.

— Mais comment… comment on va faire ? désespéra Ealys.

Andraz soupira.

— La nuit ne va pas tarder à tomber. Installons notre camp, nous agirons demain.

— Agir, mais agir comment ? gémit Cadfael.

— Nous verrons.

Ils échangèrent des regards lourds mais obéirent sans discuter. Un silence plein d’abattement leur colla à la peau tout au long de leur installation. Ealys partit méditer pour demander conseil à Hênora. Mais même l’Élue leur semblait impuissante face au monument millénaire.

Keira s’occupa du feu avec Oèn et Rhun. Ils rassemblèrent du bois mort qu’ils trouvèrent en périphérie de la place et allumèrent le foyer malgré l’humidité ambiante. Le campement était lové contre la forêt, défiant la pierre angulaire qui se trouvait à quelques pas.

— Ça vous dit de jouer à la paréidolie ? fit soudain Rhun.

Keira et Oèn relevèrent la tête.

— C’est quoi, ce jeu ? demanda ce dernier.

Le rouquin eut un sourire amusé.

— C’est un jeu larix qui se jouent avec des petits bâtons. J’y ai pensé parce que j’en ai sous les yeux.  Aussi parce que je supporte plus de voir vos têtes dépressives.

— Têtes dépressive ? T’as vu ta tronche de crapaud rose ? répliqua Oèn en lui donnant une bourrade.

Keira sentir ses lèvres se soulever. C’était leur pouvoir, à ces deux-là. La faire sourire alors que tout semblait perdu.

— Alors, c’est quoi les règles ? s’enquit-elle doucement.

Rhun attrapa les bâtons, l’air enthousiaste.

— On secoue les bâtonnet, comme ça, puis on les lâche sur le sol. Ils vont tomber aléatoirement, tout le monde va essayer de deviner une forme, mais sans la dire. Puis, ceux qui n’ont pas lancé vont dire la forme à laquelle ils pensent, et celui qui est le plus proche de ce qu’imagine le lanceur a gagné.

— C’est un peu bizarre… commenta Oèn, sceptique.

— C’est très drôle, tu vas voir ! Allez, je lance.

Les bâtonnets tombèrent en cliquetant sur le sol. Kiera se pencha et plissa les yeux, essayant de devineront une forme dans cet enchevêtrement de bois.

— Alors, vous en dites quoi ?

— Une fleur, peut-être, réfléchit Oèn.

— Moi je dirais plutôt une étoile.

— C’est ça, Keira, tu as gagné ! À toi de lancer.

— Rhoo, mais ça peut-être une fleur aussi.

— C’est ça toute la difficulté du jeu, se mettre à la place de l’autre. Penser comme lui.

— C’est vrai que c’est plutôt marrant, convint la jeune femme tandis qu’Oèn faisait la moue.

Elle lança les bâtons à son tour.

— Qu’est-ce que vous en dites, les garçons ?

— J’en dis que ça ressemble à rien.

— Moi j’ai un truc en tête.

— C’est quoi ?

— Je vais pas te le dire.

— Allez !

— Nah.

Keira pouffa, les deux hommes s’immobilisèrent.

— C’est ça, moque-toi, c’est facile quand on est lanceur.

— Nan, c’est juste que vous êtes très drôles…

Elle soupira, un sourire flottant sur les lèvres.

— Je ne vous remercierai jamais assez.

Rhun lui donna une pichenette sur le front.

— T’as rien à remercier. Et sinon, c’est un oiseau.

— Un oiseau ? Où tu vois un oiseau ? reprit Oèn.

— Juste là.

— Je vois rien… et toi, Keira ?

— Mmmh.

Un pilier, lui souffla son esprit. Elle se mordit les lèvres.

— Un arbre.

— Un arbre ? Et où sont les branches ?

— Tatata, on discute pas la vision du lanceur.

— Je discute pas, je conteste !

Ils éclatèrent de rire, attirant l’attention intriguée du reste de l’expédition.

— Vous jouez à quoi ? questionna Ealys en s’approchant.

— À la paréidolie, tu veux venir ?

— Je peux ? Vous avez l’air si bien tous les trois…

— Mais bien sûr ! Tiens, je vais inviter mon père.

Rhun se tordit le cou pour apercevoir Andraz qui somnolait contre un tronc.

— Mais il dort… souffla Oèn.

— Dâ ! Dâ, viens steuplaît !

Le meneur grimaça.

— Qu’est-ce qu’il y a ? grogna-t-il.

— Viens jouer !

L’imposant Rauraque jeta un regard grondant à son fils. Keira crut qu’il allait se mettre en colère, mais au contraire, il sourit et se leva pour les rejoindre.

— Je vous préviens, déclara-t-il, je suis très doué à ce jeu.

— Pas autant que moi, le défia son fils.

Ils s’affrontèrent du regard, retenant avec peine leur hilarité.

— Idris, viens jouer aussi, proposa Keira.

L’élue du Fossa eut un rictus.

— Je ne joue que pour gagner.

— On va voir ça.

— On veut venir aussi ! s’exclama Calybrid en tirant Haul par le bras.

Ce dernier n’avait pas du tout l’air de vouloir quoi que ce soit, mais il se laissa traîner dans le cercle de plus en plus grand. Gala et Cadfael les rejoignirent bientôt. Il ne manqua plus qu’une personne, une silhouette nonchalamment adossée contre un arbre.

— Jildaza, tu viens ? lança Rhun.

— Je préfère regarder, vous me faites bien rire.

— Nan tu viens, t’as pas le choix.

— Ah bon ?

— Oui.

Elle s’esclaffa.

— Si j’ai pas le choix, alors.

Elle vint s’asseoir dans le cercle.

— Mais c’est moi qui lance, alors.

— Seulement le premier, hein, accepta le rouquin en lui donnant les bâtonnets.

Elle eut un sourie taquin.

— On verra.

Les morceaux de bois tintèrent dans ses mains avant de s’envoler. Ils flottèrent brièvement pour retomber sur le sol humide de la jungle.

— Alors ?

Chacun énonça son interprétation. Aucune ne se ressemblait entre elle, mais toutes ressemblaient au locuteur. Ce fut Andraz qui remporta le tour en devinant un dromadaire.

Les tours s’enchaînèrent au milieu des rires et des piques. Keira oublia le Pilier, sa mission, le danger qui guettait son peuple. Elle aurait voulu que ce moment dure éternellement.

Elle récupéra les bâtonnets après avoir percer les pensées d’Ealys. Des crampes au joues et aux abdominaux la prévenaient que son prochain fou rire risquait d’être douloureux. Elle se concentra donc pour jeter les morceaux de bois, espérant les orienter vers une forme familière. Elle n’obtint cependant pas le résultat escompté.

— Qu’est-ce que vous en dites ?

— Un serpent, estima Rhun.

— Un cours d’eau, tempéra Andraz.

— Un arbre, la taquina Oèn.

— Une fissure, dit la pragmatique Idris.

— Une chaîne de montagnes, fit Jildaza d’un air assuré.

— Je sèche… un rivage, peut-être, tenta Ealys.

— Non, c’est un éclair ! s’exclama Cadfael.

— Une girafe… murmura Gala en fronçant les sourcils.

Toutes les têtes se tournèrent vers Haul, le seul qui n’avait pas parlé. Il fixait la figure nébuleuse de ses iris intenses.

— Une panthère, énonça-t-il finalement.

Ses prunelles grises heurtèrent celle de Keira comme s’il voulait lui faire passer un message. Elle ne le comprit pas et déglutit difficilement.

— Heu… je n’y ai même pas pensé… Je vois une rivière, moi.

Andraz ne clama pas la victoire, le grondement du tonnerre retentit au-dessus d’eux. La nuit nuageuse se réduisait à un néant dense. On ne pouvait plus voir les étoiles.

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