Chapitre VIII : Sangs et larmes
Quatre jours après la tentative de meurtre d’Afener, Twelzyn
La Voilière
Même confinée dans les geôles de la Citadelle, je continuais de suer à grosses gouttes. Malgré mes supplications, mes geôliers ne consentaient à me donner qu’une gourde par jour, que je me dépêchais de boire tant qu’elle était fraîche. Chaque journée depuis mon arrestation était plus longue que la précédente. Je n’avais reçu la visite que de quelques soldats, bien étonnés de me voir en si mauvaise posture. Une fois leurs quelques questions posées, ils m’avaient abandonnée à l’ennui. Depuis, je passais mes journées à attendre la fraîcheur de la nuit.
Un fol espoir m’animait tous les matins. Celui de recevoir la visite du roi, que je pourrais essayer de convaincre de mon innocence. J’avais fait plusieurs séances de peinture dans son cabinet avant mon arrestation, commençais à gagner en influence auprès de lui. Malheureusement, chaque heure passant, cette idée se muait un peu plus en illusion.
J’enrageais de ne pouvoir servir la cause à l’extérieur dans des instants si décisifs, de ne pouvoir connaître les dernières nouvelles. Tresiz était peut-être déjà mort de ses blessures, la guerre une question de temps. Une fois que le maître aurait ordonné la mort de l’Empereur, notre plan se réaliserait en seulement quelques semaines. On viendrait me libérer, m’offrir la place d’honneur que je méritais. Car malgré mon échec face à Afener, j’avais accompli ma mission. De nombreuses informations sur Amarina, la correspondance avec Tresiz, l’assassinat du Bras Droit… Le maître pouvait être fier de mon travail.
Cependant, ces perspectives plus joyeuses ne suffisaient pas à me distraire de la solitude de la petite pièce rectangulaire où l’on m’avait enfermée. Ma seule perspective se résumait en quatre murs équidistants de pierre grise. Mon mobilier se résumait en un matelas de paille et quelques morceaux de bois rongés par des termites qui avaient dû former une chaise. En traînant mes chaînes, j’avais réussi à atteindre la porte, couverte d’inscriptions grossières. Des noms, des dessins, autant de traces insignifiantes et pathétiques laissées par des prisonniers terrifiés par l’oubli.
Après les avoir méprisées, je m’y étais peu à peu intéressée. Les heures s’étiraient, interminables, et je relisais ces inscriptions pour la cinquième fois quand j’entendis un bruit étrange dans le couloir. C’était un pas différent de celui de mes geôliers, plus lent, plus lourd. Puis un deuxième vint le rejoindre et je me figeai, espérant que l’on venait pour moi de la part du roi. C’était peut-être ma chance. Je m’écartai de la porte, pris la position la plus digne permise par mes lourdes chaînes et attendis que l’on achève de déverrouiller le loquet de ma cellule.
Je crus être en plein cauchemar lorsque la silhouette d’Afener se profila dans l’embrasure de la porte. Le Bras Droit avait le visage couvert de cloques et brûlures, boitait légèrement. Il me regardait avec un sourire mauvais, heureux d’enfin pouvoir rendre ses comptes avec la femme qui avait tenté de le tuer. Cependant, le cauchemar commença vraiment quand son serviteur entra derrière lui. Le jeune homme blond qui avait fait échouer ma tentative d’assassinat avait une apparence monstrueuse. Au-delà de son visage largement brûlé, il avait les bras et les jambes couverts de bandages sanglants. Il portait un poignard à la main droite et referma la porte derrière lui.
Je tirai mes chaînes pour m’éloigner autant que possible, me retrouvai bientôt dos au mur. Privée de toute issue, à la merci de mon pire ennemi, je me résolus à hurler :
— Au secours !
— S’il vous plaît, minauda Afener, cessez ce vacarme.
Je me gardai bien sûr d’obéir à son ordre, ce qui eut le don de l’agacer.
— Cette femme est bruyante, Delnon. Fais-la taire.
Le jeune homme se jeta sur moi, comme s’il s’était retenu en attendant l’ordre de son maître. Dans mon état, les bras enchaînés, je ne pus lui offrir qu’une piteuse résistance. Il me renversa sur le dos, s’accroupit au-dessus de mon ventre, et me bâillonna à l’aide d’un chiffon visqueux. Puis il me retourna violemment sur le ventre et noua mes chaînes entre elles, me privant de toute liberté de mouvement. Je hurlai en sentant mon poignet foulé se tordre à nouveau. Je me débattis autant que possible malgré ma situation désespérée, autant par colère que par orgueil.
Dès que Delnon se leva, je me contorsionnai pour lui infliger un violent coup de pied à l’arrière de la jambe mais cela ne parut pas l’affecter. Épuisée, je me laissai tomber sur le côté, rageant d’impuissance. Afener alla s’asseoir sur mon matelas de fortune, tout près de mon visage. Si son maudit suppôt ne m’avait pas attachée, j’aurais pu lui sauter dessus, l’étrangler avec mes chaînes. Au lieu de cela, je fus contrainte d’écouter son insupportable voix mielleuse :
— Je dois avouer que je suis très déçue de vous chère Voilière…
Comment connaissait-il ce pseudonyme ? Je ne l’utilisais que pour ma correspondance avec le maître et… Tresiz. L’impérial m’avait dénoncée à Afener avant son accident, j’en étais sûre. Il avait dû sentir que je ne lui étais pas fidèle. J’avais eu raison de voir en lui un adversaire redoutable car s’il avait fourni de la correspondance à la couronne amarine, j’aurais grand-peine à défaire les charges contre moi. À condition d’arriver vivante au procès.
— J’espérais que nous puissions arriver à une coopération raisonnable. Vous rappelez-vous de la requête que je vous avais faite lors du spectacle d’Agdane ? Me transmettre un simple document, voilà qui n’était pas cher payé pour garder un si lourd secret. Tresiz m’a tout dit à votre sujet avant son accident. Je dois vous avouer que je ne m’attendais pas à une trahison de telle ampleur.
Tandis qu’il parlait, je parvins à desserrer mon bâillon d’un coup de dents et à le faire tomber sous mon menton. Je protestai :
— Je n’ai jamais trahi le royaume.
— Vraiment ? Vous pensez pouvoir jouer l’innocence ? Voilà une stratégie bien grossière après avoir tenté de m’assassiner, mis le feu à ma résidence.
— J’ai essayé d’éliminer un ennemi de la couronne, de venger Gorvel.
— Vous êtes ridicule, soupira Afener. J’avoue que j’espérais mieux de votre part.
— Vous êtes un traître, prêt à tout pour obtenir le pouvoir. C’est vous qui avez supprimé le Bras Droit pour prendre sa place.
— Votre ligne de défense ne tient pas une seconde, je détiens plusieurs lettres de votre correspondance avec Tresiz. Le roi sera très en colère en découvrant votre double-jeu.
— J’ai fait tout cela pour Amarina. Je n’ai cessé de tromper Tresiz toutes ces années pour obtenir des informations utiles à la Couronne. Je n’ai qu’une aspiration : servir mon pays et mon roi.
— Je vois que notre conversation ne va pas beaucoup progresser… Si nous passions à un dialogue un peu moins traditionnel ? Delnon, je vais avoir besoin de toi pour m’aider à faire dire la vérité à cette misérable traîtresse.
L’ombre glaçante du jeune homme blanc s’approcha de moi. Je frissonnai en voyant ses longues mains squelettiques s’approcher de mon visage. Pansées à la va-vite, les plaies de ses deux doigts sectionnés dégageaient une puanteur épouvantable. Il me saisit par les cheveux, leva mon visage à hauteur de son nombril.
— Chère Voilière, ne vous inquiétez pas, je serai aussi bref que possible. Répondez rapidement à toutes mes questions et notre rencontre ne sera bientôt plus qu’un mauvais souvenir.
— Vous n’avez pas le droit, protestai-je, nous sommes à la Citadelle. C’est à des officiers de la couronne de m’interroger.
— Je suis le Bras Droit. Et les traîtres n’ont pas de droit. Première question : avez-vous empoisonné la reine Sarvinie ?
— C’est ridicule, jamais je…
— Delnon !
Le coup de genou du jeune homme me coupa le souffle. Sonnée, je mis plusieurs secondes à ressentir l’onde de douleur qui se répandait en moi. Je voulus porter mes mains vers mon ventre mais je ne pus que faire claquer les chaînes entre elles. Au bout de plusieurs secondes, je parvins enfin à inspirer, le cœur battant.
— Comprenez-bien que notre rendez-vous ne s’achèvera que lorsque j’aurai eu mes réponses, menaça Afener. Et j’ai toute la journée devant moi.
— Vous n’aurez rien de moi.
— Je répète ma question : avez-vous empoisonné Sarvinie ?
— C’est vous qui m’avez appris sa mort !
La gifle de Delnon me projeta le visage en arrière. Sa main laissa une douloureuse sensation de brûlure sur ma peau. Je serrai les dents en attendant la suivante. Afener était bien ridicule s’il pensait me faire plier avec des coups. Je fermai les yeux alors qu’il répétait sa question, encaissai la nouvelle gifle de Delnon sans un gémissement. Son coup m’ouvrit la lèvre et je sentis du sang couler sur mon menton.
— Bien, j’ai une autre question : pourquoi avez-vous tué Gorvel ?
Je triomphai intérieurement en entendant Afener abandonner sa première question. Il avait cédé le premier et je ne lui laisserais pas une parcelle de terrain.
— Gorvel était un Bras Droit admirable, plus que vous ne le serez jamais. C’est vous qui…
Le poing de Delnon s’enfonça dans mon ventre et je ne pus retenir un hurlement en entendant mes côtes se briser. Mon souffle se coupa à nouveau, je sentis mon visage rougir et mes yeux commencèrent à pleurer. Une toux libératrice me libéra de cette insupportable sensation d’étouffement. Je crachai plusieurs postillons de sang.
— Vous devriez cesser de vous enfermer dans le mensonge, Tresiz m’a tout dit à votre sujet. Votre procès est déjà joué.
— Tresiz ne sait rien. Et vous ne seriez jamais venu en personne si vous n’aviez pas de preuve.
Malgré la douleur qui me paralysait, je parvins à composer un sourire provocateur. Cela mit en rage Afener, qui marcha vers moi pour me frapper au visage. Son coup, mal ajusté, fut bien moins douloureux que le précédent. Cependant, il toucha mon nez qui commença à saigner. Je n’eus aucun mal à redresser la tête pour sourire à nouveau.
— La vérité éclatera bientôt, annonçai-je. Vos manigances seront révélées au monde entier.
— Assez ! Delnon, remets-lui son bâillon.
Le jeune homme s’exécuta, le visage toujours complètement dépourvu d’émotion. Il le serra si fort que je crus qu’il allait me briser le menton. Je grimaçai à cause de la douleur. Cependant, j’étais remplie d’allégresse par la tournure de notre échange. Afener n’avait aucun moyen de me faire parler ici, dans la prison officielle de la Citadelle. La torture lui était interdite, d’autant plus sur une femme connue des plus hauts gradés de la capitale.
— Bien, je vois que je suis en train de perdre mon temps. Je dois avouer que je suis déçu, j’espérais que ces trois jours d’attente vous auraient fait un peu réfléchir. Ne vous inquiétez pas, je reviendrai bientôt. Tous les matins, tous les soirs, jusqu’à ce que vous soyez disposée à m’écouter.
Voir le banquier abandonner si vite me stupéfia. Je l’aurais imaginé s’accrocher plus longtemps, tenter de se venger de ma tentative d’assassinat. Il pouvait bien revenir, je l’attendrais de pied ferme.
— Mais avant de vous quitter, j’ai une très bonne nouvelle à vous annoncer. Vous allez avoir un nouveau gardien en la personne de Delnon. Il a l’honneur de remplacer vos anciens geôliers qui n’étaient peut-être pas assez présents. Ne vous inquiétez pas, avec lui vous aurez de la compagnie.
Je frémis, horrifiée par la perspective de passer des journées entières avec cet être sinistre, inhumain. Si Afener ne pouvait se permettre de commettre des atrocités à mon égard, les crimes de son serviteur ne le regardaient qu’indirectement.
— Demandez à Delnon quand vous voudrez me parler, il sera ravi de m’en informer. Autre chose : je me dois de vous rappeler que vous avez une dette à honorer. Vous devez deux doigts à Delnon.
Le jeune blond sortit un couteau de sa main amputée et me fit tomber sur le sol. Je me débattis de toutes mes forces, terrifiée. En vain. Tandis qu’il me saisissait la main, Afener murmura :
— Je crains qu’il vous soit plus difficile de venir à bout de mes serviteurs à l’épée à présent. Mais n’ayez crainte, il vous en reste encore huit autres.
Eh bien, un chapitre très fort en émotions, il est vraiment très dur pour LV :( Mais après c'est super intéressant pour son développement, j'adore voir les personnages "tout puissants" qui semblent invincibles tout à coup se retrouver dans des positions inverses. On s'interroge sur leur manière de faire face à une situation inhabituelle pour eux, et comme attendu LV ne cède pas si facilement face à Afener... (J'ai été un peu étonnée qu'elle hurle "au secours" au début, je trouvais dommage parce que c'est presque un aveu de faiblesse qu'elle fait devant ses bourreaux et comme dans la suite de la conversation elle essaie de garder la face et sa dignité avant tout, ça m'a un peu interrogée. Mais c'est un micro-détail !!)
Je me questionne beaucoup sur l'identité de "son maître", et pourquoi elle est autant avide d'acquérir son estime, quel est le lien véritable qui l'unit à lui ! Sinon je trouvais ça très smart aussi qu'elle essaie de retourner la situation en accusant Afener du meurtre de Gorvel bhaha, ça la dédouane bien d'une certaine manière XDD
Hâte de lire la suite ! Les pieces du puzzle se placent doucement du côté de LV ;)
A pluche !
En effet ^^ Oui, je voulais vraiment pas une antagoniste surpuissante, au contraire. Je voulais explorer les difficultés rencontrées par LV, qu'elle a tendance à largement sous-estimer.
Je note pour l'appel au secours. Quant à l'identité du maître, on pourra en discuter quand tu auras fini, je me questionne pas mal sur ce perso de l'ombre.
Bah oui faut tout tenter eheh
A très vite !!
La description de sa cellule, les graffitis des precedents prisonniers, tout ca est tres bien rendu.
Evidemment, ses pensees provoquent des questions. Qui est "le maitre"? Je pense a quelqu'un de precis, en reference a la precedente version, mais tu as peut-etre change la donne ici. Et a-t-elle donc un seul maitre? Elle semblait jouer un double, ou triple-jeu precedemment, sans compter ses propres impulsions.
La brutalite est bien decrite et j'ai lu rapidement ces lignes, car c'est difficilement supportable - signe que tu as bien travaille!
Et deux doigts en moins... L'avenir n'est pas radieux pour la Voiliere!
C'est le cas de le dire ! Tant mieux, s'il y a une certaine attache émotionnelle malgré tout le background négatif...
J'avoue que c'est toujours le genre de petits détails qui me fascinent dans les romans... Ces traces évocatrices du passé si mystérieuses...
Je suis curieux de savoir à qui tu penses....
En effet, difficile de faire l'impasse sur de la violence au vu de cette confrontation.
Merci de ton commentaire !
A bientôt (=
Un chapitre qui fait froid dans le dos, mais encore une fois très bien écrit. J'aime la manière dont tu décryptes sans en avoir l'air le petit jeu de pouvoir et de volonté qui se joue entre La Voilière et Afener, avec les commentaires du style "Il avait cédé le premier et je ne lui laisserais pas une parcelle de terrain".
La violence est bien mesurée, tu décris des coups, une lèvre qui se fend, une côte qui se brise mais il n'y a rien de vraiment "trash" dans ce passage. Et on ne peut qu'admirer le courage de LV et la force de ses convictions.
Au plaisir,
Ori'
Ahah oui, j'adore les affrontements assez psychologiques (=
Pour le coup, je ne trouve pas que le trash aurait apporté grand chose. Tant mieux si ce genre de chapitre donne envie de s'attacher à LV. C'est un peu le but.
Merci de ton retour !