Huit jours après la mort de Gorvel, Twelzyn
Livana
Arnic marcha jusqu’à mon lit d’un pas hésitant. Sa peau pâle avait des allures fantomatiques dans la pénombre de ma chambre. Son visage décomposé me rappelait sa réaction après la mort du Bras Droit. Cette fois, au lieu de colère, un effroi que je ne lui connaissais pas. Mon époux passa près des rideaux entrouverts et la lumière me révéla un instant son visage. Il avait le regard fixe, les traits tendus et des cernes effrayants. Je devinais qu’il n’avait pas dormi de la nuit après avoir appris l’attentat contre Tresiz.
En arrivant à mon chevet, mon époux me tendit la main sans un mot. Nos doigts s’entremêlèrent comme ceux de jeunes tourtereaux. Arnic me serra fort de sa main froide. Il avait l’air dans un état si pitoyable que je lui aurais volontiers transmis un peu de mon énergie vitale. Arnic s’assit sur le matelas sans lâcher mes mains puis s’immobilisa quelques instants. Aucun de nous deux n’osa prendre la parole, profitant d’un silence réconfortant, d’une pause bienvenue au vu de la folie des dernières semaines. Finalement, Arnic prit la parole :
— Gorvel, la couronne volée, Afener et maintenant Tresiz… Qu’ai-je fait pour mériter tant ?
— Tresiz est-il encore en vie ?
— Il respire encore et les médecins me promettent qu’ils vont faire tout ce qui est en leur pouvoir mais je crains qu’il n’en ait plus pour longtemps. Aucune de ses blessures n’est grave mais il a perdu beaucoup trop de sang.
— A-t-on retrouvé des indices ?
— Rien d’intéressant. Je ne comprends pas comment cela a pu arriver dans le palais. Nos ennemis n’ont aucune limite. Ma mère avait raison de rassembler ses armées, de grands dangers menacent notre royaume. Je vais relancer la mobilisation et commander des armes.
— Pour affronter qui ? Nous ne savons même pas qui est derrière ces meurtres.
— Il finira bien par se dévoiler et nous le détruirons. Et s’il continue de se cacher, nous le trouverons. Notre armée sera aussi nécessaire face à Oglion.
— Mais pourquoi ? Nous n’avons rien à voir avec la mort de Tresiz.
— Il était en ambassade ici de la part de l’Empereur, il appartient à la famille Oglion, nous devions assurer sa sécurité. Sa mort est un motif suffisant pour une déclaration de guerre.
Malgré sa véracité, je peinais à imaginer cette terrifiante éventualité. La guerre. Mises à part les escarmouches avec les tribus Maitir, Amarina avait connu des siècles de paix. Je peinais à croire que mon époque verrait la fin de cet âge pacifique. La perspective de ces sombres évènements me glaça le sang. Arnic reprit finalement, d’une voix d’outre-tombe :
— J’ai fait tout ce que je pouvais pour la paix et ils me l’ont arrachée. Je rêvais d’un règne d’abondance et les récoltes meurent à cause de la sécheresse. Les rivières s’assèchent, la famine guette déjà les campagnes. Nous devrions nous ravitailler auprès des cités du nord en denrées alimentaires, au lieu de cela nous allons les affronter.
— La pluie finira bien par tomber.
— Même si elle tombait ce soir même, les conséquences de cette sécheresse seront terribles pour notre pays. Et il n’y a pas un nuage dans le ciel. Nous sommes maudits des dieux, Liva’. Maudits !
Arnic lâcha ma main. Quand il me regarda à nouveau, il avait le même regard dévoré de colère qu’après la mort de Gorvel. Je reculais contre l’arrière de mon lit, inquiète.
— Que veux-tu dire ? murmurai-je.
— Ils nous punissent pour nos péchés ! Ils nous punissent d’avoir voulu faire d’ un bâtard notre héritier !
— Drakic n’est pas un bâtard !
— Il n’est pas de mon sang ! Il n’a pas de droit au trône ! Nous avons menti à tout le royaume. J’ai offensé les dieux et ils me punissent. Tout ce que j’entreprends sera voué à la désolation tant que je n’aurai pas expié mes péchés. Je dois destituer cet enfant, je dois chasser l’homme qui l’a conçu !
Je sentis une larme couler le long de ma joue en entendant Arnic parler ainsi de mon fils. Il n’avait pas le droit de parler ainsi de Drakic.
— Nous avions besoin d’un héritier. Le royaume le voulait. Nous n’avions pas le choix.
— Il faut que nous essayions encore.
— Tu sais bien que tu ne peux pas avoir d’enfants, Arnic. Drakic est un prince parfait, tu n’auras jamais de plus bel enfant.
— C’est un bâtard ! Les lois de nos ancêtres interdisent aux enfants illégitimes d’hériter. Et voilà que tu en portes un à nouveau.
Arnic se rapprocha de moi, presque menaçant. Incapable de reculer davantage, je soutins son regard brûlant de colère.
— Est-ce encore lui qui l’a engendré ? Le vois-tu encore ?
— Oui, c’est Cregar.
— Je vais mettre à mort ce chien. Peut-être que cela contentera les dieux et…
— Arnic ! hurlai-je. Arnic ! Tu es fou !
Mon cri sembla rendre conscience à mon époux, qui recula d’un pas. Il cligna des yeux, éberlué, comme si un autre que lui avait pris sa place. Je pus enfin me relâcher, respirer plus calmement. Cette crise d’Arnic avait été encore plus terrifiante que la première.
— Souviens-toi de ce que nous nous sommes dit autrefois, repris-je. Les enfants que je porterai seront aussi les tiens. Tu seras autant leur père que s’ils avaient ton sang. Drakic est ton fils. Il ne mérite pas d’avoir son père dans un tel état.
— Pa…pardon, balbutia Arnic. Je suis misérable.
— Le royaume ne mérite pas de voir son roi sombrer alors qu’il a plus que jamais besoin que lui. Il faut que tu dormes, que tu reprennes des forces. Beaucoup de choses graves sont arrivées et nous devons faire front, nous montrer à la hauteur de nos responsabilités. Les prochaines décisions que tu vas prendre seront décisives. Il faut que nous fassions tout pour empêcher la guerre, pour retrouver les criminels qui tentent de s’en prendre à notre famille. Je sais que nous y arriverons. Nous sommes forts, Arnic. Nous y arriverons.
J’avais prononcé ces phrases sans réfléchir une seconde, seulement mue par la certitude qu’elles étaient nécessaires pour rendre la raison à mon époux. J’avais conscience que le temps de l’innocence et des fêtes était révolu et qu’à défaut de pouvoir sortir de mon lit, je devais tenter d’aider le royaume.
— Tu penses vraiment qu’on peut empêcher la guerre ? Qu’on peut revenir comme avant ?
— J’en suis sûre. Tu seras un grand roi, comme ton oncle. Il faut seulement être fort maintenant.
Arnic m’avait posé sa question comme un petit garçon en quête de réconfort. Mes mots eurent leur effet et je le vis reprendre doucement contenance. Il ferma les yeux en murmurant :
— Merci, Liva’. Merci beaucoup.
Puis il sortit de la chambre, du même pas lent que celui de son arrivée. Je n’étais pas sûre que notre conversation lui ait permis d’aller mieux. Arnic m’inquiétait de plus en plus. Je ne reconnaissais plus le prince dont je partageais la vie depuis douze ans. Quand il eut disparu, je m’effondrai littéralement sur mon matelas, me pris la tête entre les mains. Feindre la confiance m’avait demandé un effort terrible tant j’en manquais en ces jours.
Cinq nuits avaient passé depuis que je me savais enceinte et chacune me paraissait plus longue que la précédente. Je faisais d’affreux cauchemars, qui s’achevaient toujours dans des mares de sang. À chaque fois que je regardais mon ventre, je ne pouvais m’empêcher de penser aux draps dégoulinants de sang où Drakic était né. Pire, à l’instant où la sage-femme était rentrée dans ma chambre la tête baissée pour m’annoncer la mort de Cresic. Quel serait le destin de cet enfant ? Sa naissance menacerait-elle ma vie ? Se pouvait-il vraiment que les dieux veuillent me punir de ma liaison avec Cregar ?
Mon amant me manquait cruellement. Lui aurait su trouver les mots pour me réconforter, me raisonner. Il les trouvait toujours. Je ne l’avais plus vu depuis plusieurs semaines et il m’avait alors annoncé voyager dans le Sud pour tenter d’en apprendre plus au sujet de la Dame d’Étain. Je priais pour qu’il revienne au plus vite.
Ce qui me pesait le plus avec la cascade de nouvelles catastrophiques des dernières semaines, c’était mon impuissance. J’étais toujours fatiguée, sans cesse nauséeuse, incapable d’influer en quoi que ce soit le cours des évènements. Seulement prier, si tant est que les dieux acceptent de m’entendre. Les journées étaient interminables, à ressasser sans cesse les mêmes pensées. Je ne pouvais que voir la situation dégénérer, l’état de mon époux empirer. Et rien ne pouvait m’en distraire.
J’aurais rêvé de pouvoir m’offrir une coupe de vin à cet instant. Sentir l’odeur de la boisson, puis apprécier sa fraîcheur sur mon palais… S’il avait cessé de soulager mes angoisses depuis bien longtemps, l’alcool était demeuré l’un de mes plus fidèles compagnons à travers les années. La difficulté dont j’avais à m’en passer montrait combien il m’était devenu nécessaire lors des derniers mois.
Adolescente, le vin avait d’abord été un symbole d’émancipation, de rébellion. Face aux interdictions d’Icase, à la rigueur de mes précepteurs, à la vie fade de Lagen. Puis il avait accompagné de superbes moments de camaraderie lorsque j’avais commencé à traîner avec les soldats de la garnison de l’ouest en secret. Après mon arrivée à Twelzyn, je l’avais abordé avec plus de finesse, cherchant à en apprécier toute la richesse, à sélectionner les meilleurs crus. Après la mort de Cresic et ma maternité douloureuse, il m’avait aidé à ne pas perdre la face devant la pression de toute une cour. Je m’en étais ensuite séparée difficilement, appuyée par Cregar et Giadeo.
Cela s’était reproduit à nouveau cinq ans plus tôt, après les disparitions d’Etelia, Arelic, Tenic, Serantio et Anastor. Porter tant de deuils à la fois avait fait ressurgir mes pires angoisses mortifères. Cette fois, il ne m’avait été d’aucun soutien, empirant même la situation. Je me souvenais avoir terminé plusieurs fois ivre allongée dans les jardins royaux. Sarvinie avait essayé de me l’interdire à de nombreuses reprises, en vain. Heureusement, le soutien de mes amis m’avait aidée à réduire ma consommation à un niveau raisonnable.
À force d’y penser, l’envie de me lever ou d’appeler un serviteur pour m’en procurer grandissait. Je savais bien que cela serait inutile, Arnic devait avoir interdit à quiconque de m’en donner. J’essayais de chasser cette éventualité dans mon esprit, pensant à l’enfant que je portais. À cet instant, je peinais encore à imaginer qu’un petit être grandissait en moi. Ce phénomène demeurait à mes yeux l’un des plus grands miracles de la vie.
Il était bien ironique que cet enfant vienne à l’instant où je l’attendais le moins. Au moment où le royaume allait au plus mal. J’espérais que la situation se rétablisse avant sa naissance. Je me retournai sur le côté, tentant de penser à autre chose. J’enfouis ma tête dans mon oreiller en fermant les yeux. Cependant, dormir était l’activité dont j’avais le moins envie au monde. Mes quadriceps picotaient légèrement, trop peu sollicités lors des dernières heures. Cependant, je savais que je ne pourrais courir longtemps sans être rattrapée par mes vertiges.
Tout à coup, on frappa plusieurs coups à la porte et je me redressai brusquement.
— Entrez !
Lavia, une des femmes de main d’Arnic, pénétra sans douceur dans la pièce. Elle était suivie d’une petite silhouette familière : celle de Sentia. La guérisseuse que j’avais rencontrée quelques semaines plus tôt grâce à Giadeo portait une ample tunique noire et un petit trousseau de toile bleu. Elle sourit en me voyant, comme si j’étais une de ses vieilles amies. Sans même qu’elle dise un mot, sa présence me soulagea d’un grand poids, chassa la solitude.
— Sur ordre de sa Majesté, Sentia s’occupera de vous pendant le temps de votre grossesse.
Lavia se retira sans en dire davantage, me laissant tout étonnée de cette annonce face à Sentia. Cette dernière ne s’en offusqua pas et me salua d’une voix douce :
— Bonjour, Livana.
— Sentia, je suis très heureuse de te voir. Mais comment est-ce possible que tu entres au service de la Couronne ? Tu dois rentrer à Guérison.
— Sa Majesté me rémunèrere considérablement pour ce travail et m’a promis une aide directe de la Couronne pour ouvrir de nouveaux hospices dans la région. Je crois que ça vaut la peine de passer quelques semaines avec vous.
J’appréciai la franchise de mon interlocutrice, un peu moins les décisions d’Arnic.
— Mais qui va prendre ta place ? Tu n’as pas besoin d’être avec moi pour que la Couronne aide Guérison.
— Votre mari tient beaucoup à ma présence. Il m’a dit que vous aviez déjà eu deux fausses couches et une naissance douloureuse. Je vais m’assurer que tout aille au mieux.
Tout en parlant, Sentia s’était approchée de mon lit. Je m’étonnai de la voir jeter un regard interrogateur sur mon ventre. La guérisseuse savait que j’étais enceinte, quelle raison la poussait à s’étonner autant ? Elle montra finalement mon nombril en me demandant :
— Livana, me permettez-vous ?
— Euh… Oui.
Elle s’approcha de moi sans gêne et vint tâter mon ventre de mouvements experts. Un joli sourire naquit sur son visage au bout de quelques instants. Intriguée, je lui saisis la main en demandant :
— Eh, pourquoi tu souris comme ça ?
— Livana, je suis heureuse de vous annoncer que ce n’est pas un, mais bien deux petits cœurs qui battent à l’unisson avec le vôtre.
Le dialogue entre Arnic et Livana me touche pas mal, on perçoit à travers la colère et perte de contrôle d'Arnic toute sa souffrance, toute la culpabilité qu'il ressent, tout le poids qu'il porte à être roi. On sent qu'il essaie de trouver une explication "rationnelle" à ses malheurs ; le fait qu'il pense améliorer sa situation en tuant Cregar le rend terriblement humain. Donc oui j'apprécie particulièrement l'évolution d'Arnic qui se laisse complètement emporté par ses angoisses !! Et Livana qui feint la confiance s'en retrouve aussi épuisée, non seulement elle doit gérer sa grossesse (deux enfants !! :OO) mais l'état émotionnel de son mari.
Heureusement que Sentia arrive pour prendre soin d'elle, c'est bienvenue et ça lui fera beaucoup de bien je pense ! :)
Hâte de lire la suite héhé.
A bientôt !
Le perso d'Arnic a pas mal évolué entre les versions, content que tu aies apprécié ses échanges avec Livana dans ce chapitre et son évolution !
Oui, l'arrivée de Sentia risque de faire du bien (ou pas?)
Merci de ton commentaire !!
A plus (=
Ca correspond mieux a la Livana de naguere... (la version precedente). Pauvre Arnic, ses emotions le conduisent a paniquer, heureusement que Livana arrive a le calmer. Il a moins de substance que son predecesseur, mais on se dit qu'entre sa mere brutale et un pere absent, il avait peu de modeles pour lui donner de l'inspiration.
Mais apres l'avoir reconforte, Livana se demande qui va la soutenir, elle... Sentia est bienvenue. La facon dont elle revele que Livana porte des jumeaux est charmante.
Petits details : ah.... des l'ouverture du chapitre... LE RETOUR DE MON ENNEMIE PERSONNELLE... La peau pale reapparait ! just kidding mais bon tu auras saisi a demi-mots que ce n'est pas, a mon avis, une formulation tres heureuse. La paleur n'exprime-t-elle pas exactement ca, que la peau est pale?
..."Qu’on peut revenir comme avant ?" redevenir comme avant, plutot?
Ca fait plaisir de lire ce chapitre qui comble quelque chose qui manquait aux interactions de ces deux personnages qui sont au centre de toute l'histoire.
Ahhhh la fameuse peau pâle. C'était plus fort que moi, j'avais associé cette caractéristique physique à plusieurs persos ahah. Mais tes remarques m'ont fait réfléchir à ça, je l'utilise presque plus maintenant^^
Oui, je suis d'accord pour dire que ce chapitre était important pour le couple royal, on avait encore trop peu parlé d'eux.
Merci de ton commentaire !
Voilà encore un chapitre mené de main de maître, où même s'il ne se passe pas grand chose en termes d'action, la tension ne retombe pas et les dialogues sont fluides et agréables à lire. Voir Arnic perdre pied et sombrer doucement dans la folie, ça fait froid dans le dos et ça présage du pire pour la suite. Livana va devoir être forte pour traverser les tourmentes qui l'attendent...
Au plaisir,
Ori'
Oui l'évolution du perso d'Arnic n'est pas des plus joyeuses... Merci de ton commentaire !