Chapitre 8 : Un magnat bien furieux

Par Rouky

Jehan Saint-Cyr n’était pas un homme patient. Aujourd’hui dans la force de l’âge, il avait néanmoins passé toute sa vie à obtenir ce qu’il désirait. De l’argent ? Légué par son père à sa mort, riche politicien et lointain descendant de Louis XI. De l’amour ? Il en avait trouvé l’illusion en épousant la comtesse Amelia Corday. Des serviteurs ? Obtenu au décès de sa mère, en même temps que son luxueux château situé dans les Cornouailles.

Oui, son château... C’est là-bas qu’il aurait dû se trouver actuellement, et non pas en plein cœur de Londres, dans ses bureaux privés.

A travers les larges baies vitrées, St-Cyr voyait le soleil descendre lentement à l’horizon, annonçant une nuit particulièrement sombre et glaciale. Après plusieurs minutes à contempler silencieusement le paysage de Londres, il se tourna enfin vers son invité.

Red Sharp se tenait au milieu de la pièce, les mains dans le dos. La tête baissée, les yeux rivés au sol, tout était fait pour ne pas observer l’homme terriblement influent en face de lui. Voilà cinq bonnes minutes qu’il patientait silencieusement, osant à peiner respirer pour ne pas troubler l’air déjà lourd.

St-Cyr s’assit confortablement dans son fauteuil, les coudes posés sur son bureau en acajou, les maints jointes en triangle. De sa voix traînante, il se contenta d’un seul ordre :

- Raconte-moi tout.

- Nous nous apprêtions à classer l’affaire comme un suicide, monsieur, comme selon vos ordres. Seulement, monsieur, le père Laon a envoyé son fils ainsi qu’un détective français pour enquêter là-dessus. J’ai essayé de m’y opposé, monsieur, mais vous savez comme Monsieur Laon est un homme riche. Il a récemment offert un don important au commissariat. Si je ne les laissais pas faire, mon chef m’aurait mis à la porte, monsieur. Je ne pouvais rien faire de plus...

- Pour qui travailles-tu, Sharp ?

- Pour vous, monsieur, déglutit l’inspecteur.

- Et qui est le plus à craindre, entre un vieux commissaire sans intérêt, ou moi ?

- Vous, monsieur...

- Alors pourquoi ne t’es-tu pas plus ardemment opposé à cette enquête ? Tu es un inspecteur, mon inspecteur. Tu travailles pour moi !

St-Cyr avait hurlé cette dernière phrase, faisant sursauter l’homme de loi.

- Quand je t’ordonne de classer cette affaire en suicide, tu t’exécutes ! La main de Victoria Boleyn était promise au Duc Falk. Tu sais pertinemment qu’il s’agit de mon interlocuteur privilégié pour mes affaires en Suède. Catherine Boleyn était mon alliée pour effectuer ce mariage arrangé. Non seulement j’ai perdu un soutien précieux en la personne de cette dame, mais en plus de cela c’est sa fille qui a commis le crime ? Si tu l’avais classé plus tôt comme un suicide, Falk n’aurait pas appris que je comptais lui offrir une meurtrière pour être sa femme !

St-Cyr se leva, la respiration saccadée. Il contourna son bureau, vint se planter en face de l’inspecteur. Ce dernier dû se faire violence pour ne pas reculer.

- Je viens justement de recevoir un appel de sa part, poursuivit St-Cyr. Sais-tu ce qu’il m’a annoncé ?

- Je... Je l’ignore, monsieur.

- Allons, réfléchis une seconde !

- Il... il souhaite mettre un terme à vos affaires, monsieur ?

- Félicitations, tu as deviné ! Je suis en train de perdre tous mes contrats effectués en Suède, inspecteur. J’ai perdu énormément d’argent, et ma crédibilité vient d’être férocement entachée. Et tu viens me dire que mes malheurs sont liés à un jeune dandy et son ami d’Outre-Manche ? Simplement parce que tu n’as pas eu assez de volonté pour les écarter de l’affaire ?

- Ce n’est pas cela, monsieur. Simplement, le commissaire m’aur-

- Oh oui, le commissaire, c’est vrai ! Tu craignais qu’il ne te mette à la porte ? Mais moi, mon petit...

St-Cyr se pencha vers le visage de son subalterne, si bien que Sharp pu sentir son haleine chargée d’absinthe.

- Moi, murmura Jehan, je t’aurai fais assassiné. Et pas de la manière la plus délicate. Alors crois-moi, de nous deux, ce n’est pas le commissaire qui est le plus à craindre.

Red Sharp pâlit, leva des yeux terrifiés vers St-Cyr. Celui-ci éclata d’un rire mauvais.

- Allons, ne sois pas aussi horrifié ! Va, je te laisse une chance pour cette fois. Je suis miséricordieux, vois-tu. Mais seulement pour cette fois. Tu n’es pas irremplaçable, souviens t’en. Garde un œil sur ces deux idiots qui m’ont mis des bâtons dans les roues. Je ne veux plus jamais les voir rôder autour de mes affaires, c’est bien compris ?

- Oui... Oui, monsieur.

- Oui quoi ?

- Oui, j’ai bien compris, monsieur. Ces deux individus ne vous gêneront plus, monsieur, je vous le promets.

- Bien, tu peux disposer.

St-Cyr repartit se poster devant les baies vitrées, contemplant à nouveau l’horizon. Sharp s’inclina rapidement, se dirigea vers la sortie. Mais, avant qu’il ne sorte, St-Cyr lui jeta par dessus son épaule :

- N’oublie pas, jeune inspecteur. Une seule nouvelle erreur de ta part, et je te ferai décapiter.

*

Confortablement assis dans le train, je regardais les paysages défiler, tandis que notre locomotion se dirigeait à grands pas vers la France. Installé en face de moi, Gallant était plongé dans un ouvrage relatant les plus grands criminels du siècle dernier. Livre entièrement rédigé en anglais, je me demandais s’il comprenait tout ce qu’il lisait.

Je finis toutefois par interrompre sa lecture.

- Gallant, dis-je. Voilà quelques jours que j’hésitais à vous faire part de cela, mais j’ai reçu des nouvelles de l’inspecteur Antoine Favre.

- Favre ? S’exclama le détective en levant les yeux de son bouquin. Comment va-t-il ?

- Bien, je crois. Mais il m’a avant tout communiqué les faits suivants : Eden D’Asande a été condamné à dix ans d’emprisonnement. Aucune circonstance atténuante ne lui a été accordé.

- Comme c’est dommage, se peina Gallant. Bien qu’il ait commis un crime grave, je suis toutefois loin d’être ravi à l’idée qu’il finisse derrière les barreaux. Il a été en proie à un épisode de violent désespoir, et le voilà enfermé pour dix années...

- Oui, je suis entièrement d’accord avec vous. Mais, ce qui m’inquiète le plus, c’est la deuxième information que m’a fait parvenir Favre.

- Quelle est-elle ?

Me tortillant sur mon siège, je me demandais si tout révéler était bien la meilleure des idées. Je n’aimai guère cette situation. Je repris toutefois :

- Dorian D’Asande a disparu du village. Il est parti comme ça, sans prévenir personne. Il a quitté l’auberge le lendemain du jugement de son frère. Les dernières personnes à l’avoir vu indiquent qu’il était dans une colère noire impossible à tempérer.

- Et alors ? C’est bien son droit. Avec toute cette affaire, je doutais qu’il veuille rester dans ce village. Et puis, sa colère est légitime. Sa seule famille restante va passer dix ans en prison. Je me serai plutôt inquiété qu’il se soit réjoui, et que les témoins parlent de lui comme d’un homme au comble du bonheur.

- Oui, seulement... Enfin, Gallant, cette colère est évidemment tournée contre vous ! C’est vous qui êtes arrivé de nulle part pour faire jeter son frère dans les geôles. C’est vous qui l’avez écrasé du poing de la justice, et qui êtes aujourd’hui responsable de sa solitude et de sa rancœur.

- Qu’essayez-vous donc de faire, Thomas ? Renforcer mon sentiment de culpabilité ? Pas la peine d’essayer, elle est déjà bien assez importante comme ça.

- Non, Gallant, ce n’est absolument pas ce que j’essaye de faire. Je pense simplement qu’il vaudrait mieux faire un peu plus attention à vous, à l’avenir. Vous savez bien de quoi un homme au comble du malheur est capable de faire.

- Que voulez-vous dire ? Vous pensez qu’il va essayer de s’en prendre à moi ? Agir ainsi lui permettrait simplement de rejoindre son frère en prison. Ce serait stupide de sa part. Non, je conçois qu’il veuille me faire du mal, mais de là à me tuer, je pense que nous tombons dans l’absurdité.

- Vraiment ? Cela vous paraît-il si absurde ? Vous avez envoyé son frère en prison. Souvenez-vous comme il vous a menacé, suite à cela. S’il s’agissait d’un homme au tempérament calme, je ne m’inquièterai pas plus que cela. Mais nous parlons ici d’un jeune homme fougueux, qui vous a déjà ouvertement menacé. Il ne faut pas baisser la garde sous prétexte que cet acte serait absurde. Tous les jours, les hommes vivent dans l’absurdité, font des choses absurdes, pensent de manière absurde. Alors non, Gallant, je vous interdis de vous montrer trop confiant. Vous êtes une cible facile, je vous rappelle. Vous travaillez à votre propre compte, vous n’êtes pas protégé par un commissariat, ou à l’abri derrière un riche magnat. Non, il n’y a que vous et moi.

- Certes, mais-

- Non ! L’interrompis-je violemment. Gallant, vous envoyez des gens en prison, et vous continuerez de le faire. Certains pour quelques années, d’autres pour le restant de leur vie. Alors, des ennemis, vous risquez de vous en faire encore beaucoup. Promettez-moi simplement de faire plus attention à vous, à l’avenir. S’il vous plaît. Je vous le demande en tant qu’ami, je vous en prie.

Le détective m’observait, l’œil inquiet, peut-être plus préoccupé par ma nervosité soudaine que par sa situation délicate.

- Très bien, dit-il enfin. Je ferai attention, je vous le promet.

A moitié soulagé, je me forçais à regarder de nouveau le paysage. Du coin de l’œil, je vis Gallant continuait de me dévisager quelques secondes, de longues secondes, avant de remettre le nez dans son livre.

Je tentai de m’assoupir, mais mes efforts furent vains.

Dans le compartiment d’à côté, quelqu’un jouait du violon.

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Hylm
Posté le 05/04/2025
Super chouette comme la dernière enquête.
Ca se lit très vite, ce qui est rare pour une affaire de detective centrée sur le 'pourquoi' où généralement on s'étale sur des dizaines de pages à découvrir les détails de la psychologie des personnages, et c'est bien réalisé ici.
J'avais deviné pour Victoria et le jardinier pour le meurtre, mais pas pour le père et l'intendante. Les conclusions tombent bien en place, le raisonnement est logique et les motivations crédibles, bravo.
J'aurais souhaité peut-être un peu plus de clarté sur le déroulement de la journée du meurtre, en aprenant que la mère était morte 4h-5h avant le repas du soir je pensais que c'était juste après qu'elle ait dit au plus jeune de la famille qu'il partait pour les états unis, j'avais du mal à lui trouver le temps de demander/prendre le poison, trouver un moyen de le mettre dans le thé etc... Un mini rappel des circonstances du meurtre et des agissements des personnages aiderait un peu (je ne savais plus vraiment quand et combien de fois Sebastian était sorti par exemple).
Je me suis bien amusé, c'était intéressant et les personnages étaient bien distincts, en quelques dialogues et remarques j'avais une bonne idée de qui ils étaient. J'aime bien ce dernier chapitre aussi qui lance un fil rouge/menace avec St Cyr et même Dorian. Franchement je venais pour un petit mystère rapide bien ficelé et le contrat est plus que rempli.
Merci pour cette histoire, et à la prochaine (quand j'aurai un aprem de libre).
Rouky
Posté le 05/04/2025
Rebonjour du coup !

J'adore tes commentaires, ils me font toujours très plaisir !
Je n'avais pas fait attention à l'absence de déroulement de la journée du meurtre. Tu as raison, je devrais en faire un récapitulatif pour éviter qu'on s'y perde, moi y compris !

J'aime l'idée que les histoires d'une même saga se relient assez bien entre elles, d'où la mention de Dorian (et d'autres petites choses dans les prochaines histoires 😉).

Je suis heureuse que cette deuxième histoire t'ait plu, et j'ai hâte que tu puisses lire la troisième que j'ai déjà commencé à publier !

À bientôt !
Vous lisez