Sharp fit mine de bailler, flanqué de part et d’autre de deux grands gaillards. Nous avions réunis la famille Boleyn dans le salon.
Bien que je maudissais Red Sharp, sa présence apportait au moins une froideur qui permit d’éviter un bain de sang. En effet, Mark Andrew serrait et desserrait les poings, ses yeux furieux fixés sur Gallant. Nous avions également fait venir Anne Howard. L’intendante se tenait debout derrière le maître de maison, son visage sévère tourné vers moi.
Victoria Boleyn semblait, comme à son habitude, perdue dans sa rêverie. Le regard posé sur la baie vitrée qui donnait sur les jardins, c’était à se demander si elle comprenait la gravité de la situation.
Sebastian Boleyn était assis à côté de Lennox. Un bras passé autour des épaules de son jeune frère, il levait la tête vers nous, le regard nous suppliant d’abréger cette attente. Lennox, quant à lui, gardait les yeux rivés au sol, tiraillé par la culpabilité.
Emily, enfin, avait choisi de rester debout, adossée à un mur, les bras croisés. Son regard défiait quiconque de s’approcher d’elle. Dans ses vêtements jaune canari, elle ressemblait à un fauve prêt à bondir sur ses ennemis.
Au centre de ce joli monde se tenait Gallant, les mains jointes dans le dos, le visage sévère.
Ce fut Sharp qui parla en premier.
- Alors, dit-il, avez-vous trouvé le coupable ? Je l’espère bien, histoire de ne pas m’être déplacé pour rien. Alors, donnez-nous un nom.
Je lui décochai un regard noir, en me gardant toutefois de répondre.
Gallant, lui, ne releva même pas la remarque.
- Emily Boleyn, lâcha soudainement le détective.
Sa déclaration nous fit l’effet d’une bombe. Emily devint pâle. Même Sharp, malgré sa froideur habituelle, haussa les sourcils.
- Non, attendez ! Rectifia Gallant. Je ne vous donnais pas là le nom du coupable, je voulais simplement m’adresser à madame Boleyn !
Alors que des soupirs de frustration s’élevèrent, Emily Boleyn éclata de rire.
- Vous m’avez fichu la frousse ! S’exclama-t-elle.
- Pardonnez-moi, mademoiselle, reprit le détective. Je voulais simplement vous remercier, car vos informations sur tous les membres de cette famille ont été cruciales pour boucler cette enquête. Même si, je dois vous l’avouer, je vous ai d’abord suspecté d’être coupable.
- Ah, vraiment ? Et pourquoi cela ?
- A peine étions-nous arriver en émettant l’hypothèse qu’il s’agisse d’un assassinat, que vous vous êtes empressée de confirmer nos dires, de crier au meurtre. Comme si vous vouliez vous rallier à nos côtés pour prouver votre innocence. Mais vous avez bien vite disparu de la liste des suspects, dès le moment où vous avez incroyablement bien détaillé toutes les histoires qui tournaient autour de cette famille. Une famille atypique, baignant dans l’argent, mais manquant cruellement d’amour. Pour certains, l’amour achète tout l’or du monde, n’est-ce pas, Sebastian ?
Le fils aîné hocha tristement la tête.
- Mais, reprit Gallant, ce n’est pas le cas pour tout le monde. Pour d’autres, l’argent est un roi qui nous gouverne tous. Avec l’argent, on peut acheter l’amour. Parmi tous les membres de cette famille, deux personnes sortent du lot. Une d’elle souhaitait acquérir l’amour, même si cela impliquait de donner la mort. La deuxième manquait cruellement d’argent, et était prête à tout pour l’obtenir. Unissez ces complices, et vous trouvez les coupables
Gallant s’interrompit un instant. Puis il se tourna vers Sharp, et lui indiqua :
- A dire vrai, j’espère que vous avez prévu trois paires de menottes.
- Trois ? S’étrangla l’inspecteur.
- Tout à fait.
Alors, il déclama ce que tout le monde attendait avec impatience.
- Victoria Boleyn et Bishop Lawrence sont amants. J’ignore depuis combien de temps, mais toutefois depuis un moment assez conséquent pour que madame Victoria songe à assassiner sa mère, Catherine Boleyn voulant forcer sa fille à épouser un riche propriétaire de vignoble. Bien que majeur, vous saviez que l’opposition de votre mère face à votre amour risquait de jouer en votre défaveur sur le long terme, mademoiselle. Dans votre société, une riche femme déchue ayant choisie d’épouser un roturier ne fait pas long feu. C’est la ruine et le déshonneur qui vous attendait, vous en étiez consciente. Pour sauver votre amour, il fallait que votre mère décède avant qu’elle ne puisse vous renier.
Victoria consentit enfin à tourner la tête vers Gallant. Son visage paisible ne reflétait aucune émotion. Elle semblait simplement... calme.
- Bishop Lawrence, reprit le détective, vous a annoncé que votre frère Lennox avait en sa possession un poison redoutable afin de s’ôter la vie. Je suppose que votre amant vous a apprit cela afin que vous empêchiez votre frère de commettre l’irréparable. Mais, pour vous, cela signifiait tout autre chose. En voyant Sebastian partir avec Lennox, vous avez sauté sur l’occasion. Vous avez fouillé la chambre de votre jeune frère et avez trouvé le poison. Ne vous restez plus qu’à le faire ingurgiter à votre mère.
Gallant se tourna alors vers Mark Andrew.
- C’est là que vous entrez en jeu, monsieur. Depuis quelques temps, vous avez entamé une relation avec l’intendante du manoir, Anne Howard. Une femme qui vous respecte bien plus que votre épouse. Catherine Boleyn vous rabaisse, vous menace de divorcer, de vous couper les vivres. Vous n’en pouvez plus de vivre à ses côtés, alors vous trouvez refuge auprès de madame Howard. Quand Sebastian vous annonce la disparition d’une fiole dangereuse, l’angoisse s’empare de vous. Vous craignez que quelqu’un s’en prenne à Catherine Boleyn. Vous savez bien que votre femme ne vous léguera que des miettes de pain. Si elle vient à mourir, vous serez ruiné. Pour vous, mieux vaut être malheureux à ses côtés mais riche, qu’être pauvre et heureux auprès de votre amante.
Mark Andrew ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit. Derrière lui, Anne Howard posa une main sur l’épaule de son amant, non sans jeter son regard glacial sur le détective.
Ce dernier reprit ses explications.
- Vous menez rapidement une enquête, et vous finissez par vous confronter à Victoria. Vous apprenez que c’est elle qui possède le poison. Un débat vous tiraille alors : Victoria souhaite la mort de sa mère pour vivre d’amour auprès de son amant, et vous, vous souhaitez la garder en vie, afin de préserver votre richesse. Mais, finalement, vous tombez sur un accord commun. Vous laissez Victoria empoisonner votre mère, et votre fille vous cédera une somme importante qu’elle obtiendra grâce au testament que Catherine Boleyn n’a pas eu le temps de modifier. Il fallait agir vite, du soir même, afin que la maîtresse de maison ne puisse s’entretenir avec Maître Carnot. Mais aucun parmi vous n’avez l’habitude de se rendre directement dans la chambre de madame Boleyn. Craignant que quelqu’un ne vous voit et trouve cela suspect, vous préférez jouer la carte de la sûreté. C’est pourquoi...
Le détective leva les yeux vers Anne Howard.
- ... Mark Andrew fait appel à vous. Vous l’aimez, alors vous rappliquez aussitôt. Je suppose qu’il vous a expliqué cela en des termes aussi simples que “aidez-moi à assassiner ma femme, et alors nous pourrons vivre ensemble dans la richesse”. C’est donc vous qui, comme d’habitude, apportez le thé empoisonné à madame Boleyn. Elle le boit, ne reste plus qu’à attendre quelques heures, histoire que le poison fasse effet. Au dîner, vous êtes envoyée dans la chambre de votre maîtresse. En constatant qu’elle est bien morte, vous posez la fiole à côté de la tasse de thé, histoire que la police croit rapidement à un suicide. Mais Mark Andrew ne vous a pas prévenu de l’implication de Victoria dans cette histoire. C’est pourquoi vous essayez de faire peser les soupçons sur elle, afin de les éloigner de votre amant. Madame Victoria a initiée l’idée d’un meurtre, Mark Andrew l’a rendu réalisable, et Anne Howard l’a effectué. Trois complices : une fille rêveuse, un père ruiné, et une amante passionnée.
Gallant déglutit, passa la langue sur ses lèvres sèches.
Un silence, puis un applaudissement. Un éclat de rire.
Tous les yeux se tournèrent vers Victoria, qui rejeta la tête en arrière tout en riant.
- Bravo, monsieur le détective !
- Victoria ! Gronda Mark Andrew. Tais-toi !
- Pardonnez-moi, père, mais la vérité se serait su de toute façon. Ils n’auraient eu qu’à interroger Bishop pour obtenir la vérité sur cette histoire de poison. Après tout, je ne lui ai jamais rapporté la fiole quand bien même je connaissais son existence. Et, Lennox étant toujours en vie, il fallait bien que cette fiole ait été utilisée par et pour quelqu’un. Mère était sur le point de me déshériter. Je suis la suspecte parfaite, père, vous en conviendrez. Mais si je dois tomber, alors je ne tomberai pas seule.
Une émotion passa enfin sur son visage impassible : de la colère a l’état pur.
A côté d’elle, Sebastian et Lennox, terrifiés par la cruauté soudaine de leur sœur, se levèrent pour aller se placer près d’Emily.
Mark Andrew se leva en poussant un cri de rage, se dirigeant droit sur Gallant. Heureusement, les deux grands gaillards l’interceptèrent et lui passèrent les menottes.
- Je vous tuerai ! Menaçait le père de famille à l’encontre du détective. Je jure de vous tuer, maudit Français !
Il fut escorté par l’un des policiers, tandis que le second s’approchait d’Anne Howard. L’intendante se laissa emmener, non sans cracher aux pieds de Gallant lorsqu’elle passa à côté de lui.
Enfin, Red Sharp s’approcha de Victoria Boleyn. Il lui passa les menottes en lui déclarant ses droits. Elle n’opposa aucune résistance, se contentant de nous observer un par un.
Ses frères et sa sœur la regardaient avec de grands yeux ronds, parvenant à peine à assimiler la situation.
- C’est dommage, jeune fille, annonça Sharp une fois sa déclaration terminée. Vous auriez pu jouir d’un brillant avenir. Oui, c’est bien dommage...
Je fronçai les sourcils, tentant de comprendre ce que signifiait ses paroles lourdes de sens. Mais Gallant me tapota gentiment l’épaule, me faisant signe de le suivre. L’heure était venu de laisser les Boleyn faire le deuil de cette tragédie.
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