Sa première rencontre avec l’équipe réduite du bureau de Classification des Mondes aurait eu de quoi déstabiliser Ianto, s’il avait eu le cœur à ça. Après avoir emprunté l’un de ces « cercles de transport » si pratiques pour passer d’un endroit éloigné à l’autre d’un battement de cil, le directeur adjoint du Cristal le mena toujours plus bas dans les entrailles du Château, jusqu’à un sous-sol gigantesque aux murs recouverts d’archives. Un équipement moderne occupait le centre de l’espace et formait un contraste saisissant avec l’ambiance gothique qui se dégageait des hautes arcades de vieilles pierres.
— Bien, je vous laisse faire connaissance, avait rapidement dit Eoin avant de disparaître dans l’ombre du couloir, laissant Ianto seul face à ses nouveaux collègues.
En fait de collègues, il n’y avait qu’une petite brune à peine sortie de l’adolescence et un grand gaillard aux cheveux blond ébouriffés et au sourire lumineux.
— Alors comme ça, c’est toi le type bizarre qui s’est coupé les ailes ? demanda d’emblée la jeune femme sur un ton indifférent.
Ianto haussa un sourcil. Que répondre à cela ?
— Euh… ouais. Jones, Ianto Jones. On m’a affecté ici… je crois.
Il tendit une main que la jeune fille dédaigna.
— Cool, répondit-elle avec un demi-sourire un peu flippant, en l’examinant de pied en cap. Faudra que tu me racontes. Moi c’est Angèle, mais tout le monde m’appelle Angie. Et le type là-bas, c’est Andy. Ouais, « Angie et Andy », je sais, c’est naze. On dirait un duo de pop guimauve. Andy est homo, mais t’inquiète, t’es pas son genre. Il baise jamais les Gardefés. Une histoire de sentiments, je crois. Bref, bienvenue dans l’équipe, Ianto ! Viens, je vais te présenter à la chef.
Laissant à peine le temps à Ianto d’assimiler la somme d’informations qu’elle venait de débiter, elle l’agrippa par le poignet et l’entraîna à travers les rangées d’archives.
Ils s’arrêtèrent devant une créature aussi haute que les murs, perchées sur quatre longues pattes velues, tandis que les quatre premières s’affairaient à classer des documents sur les étagères les plus hautes. Loin au-dessus, une petite tête à taille humaine, encadrée de longs cheveux châtains qui formaient un rideau opaque sur ses joues, se pencha vers eux.
— Bonjour, miss Brown ! cria Angie, les mains en porte-voix. Je vous présente Ianto, notre nouvelle recrue !
Lentement, la créature cligna de ses grands yeux globuleux et acquiesça du menton en direction de la silhouette pétrifiée de Ianto, qui ne savait quelle conduite adopter. (Il avait déjà croisé de nombreuses créatures extraordinaires depuis son arrivée, mais les réflexes de Torchwood avaient la vie dure, et il lui arrivait souvent de porter la main à son flanc avant de se rendre compte que d’une il ne portait plus d’arme, et que de deux, ces créatures étaient parfaitement inoffensives.) Finalement, il leva une main en guise de salut, et tourna vers Angie un regard interrogateur. Celle-ci lui sourit, de son drôle de sourire qu’il trouvait de plus en plus perturbant, et fit demi-tour.
— Voilà, tu as fait la connaissance de miss Brown, la directrice du CM. Elle n’est pas très bavarde, mais tu t’y feras. Andy la surnomme Brownie, moi je l’appelle la Velue. Quand elle n’est pas dans les parages bien sûr. C’est notre chef, tout de même.
Ianto haussa un sourcil mais s’abstint de tout commentaire.
— J’espère que tu n’en veux pas trop à Angie pour la façon dont elle t’a accueilli, l’informa Andy un peu plus tard. Elle est comme ça avec tout le monde, c’est sa façon d’être. On s’y fait, tu verras.
— Pas de problème, répondit Ianto en esquissant un sourire qu’il espérait convaincant. J’apprécie sa franchise. Ça me change de la pitié de Beve et des regards consternés de Jane.
Andy lui rendit son sourire.
— Ouais, je connais ça. Jane est une amie de longue date. Je l’adore, mais parfois, elle est tellement coincée !
— Alors, c’est pour ça que vous avez du mal avec… avec les Gardefés ? Angie a dit que…
— Ouais… Nan, ça n’a rien à voir avec elle ou avec toi. Au fait, j’adore le costume ! ajouta-t-il avec un clin d’œil.
Ianto rougit jusqu’à la racine de ses cheveux.
— Je ne disais pas ça pour… enfin…
Le blond partit d’un rire franc.
— Désolé ! J’arrête la drague, promis. Le harcèlement, c’est pas mon genre. Les Gardefés sont…
— Loyaux, consciencieux et discret ? le coupa Ianto avec une pointe d’agacement. Devant le regard interrogateur d’Andy, il ajouta : Votre directeur adjoint, Eoin, m’a fait un topo.
— Oh ! Oui, il en connaît un rayon sur les Gardefés, lui aussi. On était assez proche, à une époque. Non, c’est pas ce que je voulais dire. Il y a une légende, qui court sur vous. On dit que lorsque vous aimez votre amour devient… invulnérable, comme vous. Qu’une fois que vous êtes transformé, vous n’aimez qu’une seule fois, pour l’éternité, et que vos ailes s’accordent avec la personne que vous aimez. Il grimaça : Dit comme ça, ça fait un peu tarte, je sais.
Ianto ouvrit la bouche, ne sachant que répondre (Lisa, c’est Lisa que j’aime… est-ce que mon amour pour elle l’a rendue invulnérable ? Est-ce pour cela qu’elle semble si réelle dans mes rêves ?), mais Angie choisit ce moment pour s’inviter dans la conversation.
— Hey, Jones ! Je peux t’appeler Jones ? Ça a un côté agent secret, j’adore ! Bref, t’as quel âge ?
— Vingt-quatre ans, répondit-il, interloqué.
— Et merde, c’est encore moi la plus jeune. Je vais devoir payer la première tournée au pub, ce soir. Et sinon, ça te dit de venir observer ce qu’on fait ? Je veux dire, à part moisir ici et parler cul avec Andy.
— Hey ! Je ne parle jamais de sexe au boulot, c’était Nadish qui…
— Ferme-là, Andy ! Bon, Ianto, suis-moi. Finalement je vais t’appeler Ianto. C’est trop cool, comme prénom.
— C’est gallois, l’informa le jeune homme.
Tandis qu’il lui emboîtait le pas, Ianto réalisa soudain quelque chose : depuis son arrivée au bureau de Classification des Mondes, il n’avait pas prêté une seule seconde attention aux émotions qui émanaient de ses collègues. Il soupira intérieurement, de soulagement et d’appréhension mélangés. L’idée qu’il allait peut-être commencer à se faire à cette nouvelle vie s’installait petit à petit dans son esprit, et il n’aimait pas spécialement ça.