Chapitre 9 - Le jus de chaussette habituel

Par Keina

— C’est bien, tu commences à contrôler tes capacités, lui avait dit Jane lorsqu’il lui avait parlé de son premier jour de travail.

Ianto se retint de lui dire qu’il n’avait rien contrôlé du tout, et à la place lui renvoya un sourire pincé.

Il voyait Jane une fois tous les quinze jours, pour apprendre à gérer son don d’empathie, mais aussi à manipuler cette drôle d’énergie enchantée qui enveloppait le Royaume et facilitait la vie de ses résidents. Téléportation, transmutation, télékinésie, télépathie : tout cela était déjà rendu possible par l’équipement techno-magique du Château. Mais lorsque le corps acceptait de se laisser remplir par les particules magiques, il se dotait de pouvoirs supplémentaires qui perduraient pendant quelques semaines dans les autres mondes. Pour cela, il existait un entraînement que seuls les aspirants au service actif étaient autorisés à pratiquer.

Même s’il n’avait aucune envie de rejoindre le service actif de l’Organisation, Ianto n’avait pas osé décliner l’offre de Jane. Par moment, il avait l’impression de voir une psy. Une psy à qui il se refusait de dévoiler la moindre parcelle d’intimité, ce qui rendait leurs entretiens particulièrement inconfortables.

 

Il se sentait beaucoup plus à l’aise avec Angie. Elle était fascinée par tout ce qui était morbide et bizarre, passait du coq à l’âne lorsqu’elle parlait, souriait très rarement et toujours avec ce regard qui lui donnait l’air de fomenter un meurtre, s’arrêtait parfois brusquement pour se murer dans un silence qui pouvait durer toute une journée, mais jamais elle ne l’avait regardé avec compassion, jamais elle ne l’avait traité différemment d’Andy (qui, tout comme Jane, était un Silfe et comptait presque un siècle d’existence) ou de miss Brown, qui, en terme de bizarrerie, les surclassait tous.

Le premier jour, il l’avait donc suivie deux étages au-dessus, au soutien logistique du service actif, qui travaillait en lien étroit avec le CM.

— On est peut-être tout en bas de la hiérarchie, mais crois-moi, c’est nous, le pilier du Cristal, déclara froidement Angie tout en le guidant à travers une enfilade de salles vitrées à l’équipement high-tech.

Ils pénétrèrent dans un bureau où une dizaine d’individus s’agitaient derrière d’immenses écrans virtuels. Diverses émotions planaient autour d’eux – nervosité, contrôle de soi, concentration, stress, lassitude, espoir, résignation — mais Ianto s’efforça de ne pas se laisser submerger, et se composa un visage aussi neutre que possible.

Il commençait à en avoir l’habitude.

— Ah, Angie ! Tu tombes à pic, cria l’un d’eux en les découvrant sur le seuil. Est-ce que tu as trouvé la liste des contacts que je t’avais demandée ?

— Monde 142PZ658, réseau de quatre-cent soixante-huit contacts répertoriés à ce jour dans trente-deux pays, dont cent vingt-et-un de premier rang et quarante-six agents dormants, voici la liste, débita Angie sans se démonter, en lui présentant le dossier qu’elle tenait entre les mains.

— Merci, ma belle, t’es la meilleure.

 L’homme s’était déjà détourné pour parler avec l’un de ses collègues lorsque Angie prit de nouveau la parole.

— Vous avez affaire à quoi cette fois ? demanda-t-elle en contemplant les écrans, sur lesquels Ianto devinait des cartes où clignotaient des points rouges, diverses caméras de surveillances et une caméra en vue subjective.

— La cellule Cinquante-huit a perdu de vue l’un de ses agents, Samuel, dans une prise d’otages au Yemen. Il ne répond pas à leurs messages télépathiques, alors on met la grosse machine en marche pour le retrouver, répliqua distraitement l’un de ceux qui étaient assis. Oh, tant que tu es là, tu pourrais nous ramener des cafés ? On va en avoir pour un moment.

— Des cafés. Ouais ouais.

Elle jeta un dernier regard sur les écrans, émit un drôle de frisson et sortit d’un pas pressé, Ianto sur ses talons.

— Pfff… quelle bande de con ! ne put-elle se retenir une fois dans la cuisine, hors de portée de voix. Ils n’ont même pas remarqué que tu n’étais pas Nadish, pourtant tu fais deux fois la taille de ce gringalet. À leurs yeux, on n’existe que pour leur porter leurs dossiers et leur précieux café. Je suis contente d’avoir quitté le service actif. Tu prépares le café, Jones ?

Il acquiesça. Le café ? Ça, oui, il savait faire. Il s’approcha du percolateur qui trônait dans un angle, et, en un tour de main, prépara huit tasses de café fumant, dosé à souhait. À Torchwood, son café avait été l’une des nombreuses raisons pour lesquelles Yvonne ne pouvait plus se passer de lui. Mais il n’était plus à Torchwood…

 — Okay. Dorénavant, ça, tu le réserves pour Andy et moi, et éventuellement la Velue, lui ordonna Angie avec de gros yeux après avoir trempé ses lèvres dans l’une des tasses.

— Euh… d’accord ?

Sans vergogne, et au grand désarroi du Gallois qui poussa un cri de surprise, elle versa dans l’évier le liquide de chaque tasse et le remplaça par une cafetière de café soluble. Voyant l’air désespéré de Ianto, elle haussa les épaules.

— Pas question qu’on les habitue à quelque chose d’aussi bon, ils risqueraient d’y prendre goût. Le jus de chaussette habituel, ça leur ira très bien.

 

Recevoir et transmettre les informations, les trier, les classifier, faire le relais avec la Logistique, la Direction du Personnel, les Archives Internes (ceux-là, moins je les vois, mieux je me porte, avait dit Angie devant un Ianto médusé, ils sont vraiment, vraiment trop bizarres) et divers autres départements du Cristal, voilà quelle était globalement leur mission. Ianto se prêta au jeu, et fut le premier étonné à prendre plaisir à effectuer son travail. En premier lieu, il appréciait la tranquillité paradoxale de l’endroit. Paradoxale, car à cette époque de l’année, de nombreux services avaient besoin d’eux et ils couraient parfois d’un service à l’autre du matin jusqu’au soir. Mais cela plaisait au Gallois : moins il avait à penser durant la journée, mieux il se portait. Et, oui, malgré tout, il régnait une certaine tranquillité entre les rayonnages imposants, à peine éclairés, que miss Brown passait beaucoup de temps à inspecter.

Il avait décliné les invitations d’Andy et Angie à venir boire un coup avec eux, et, le soir, préférait rentrer chez lui pour se mettre au lit dès que possible. Prétextant des insomnies, il avait soutiré à Jane une technique infaillible, mêlant magie et concentration, pour s’endormir rapidement.

Car, avec le sommeil, venaient les rêves.

Et avec les rêves, venait Lisa.

 

Aussi, la nuit où Lisa mourut pour la seconde fois, Ianto crut-il que le désespoir aurait cette fois raison de lui.

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