Chapitre 8 : Vivante.
La porte était ouverte. Celle qui était au fond du couloir, non loin des appartements de Gabrielle.
C'était à son réveil que dans son esprit, Armand lui avait glissé juste un mot pour lui demander de le rejoindre dès qu'elle serait disponible. 18h semblait désormais être une heure convenable pour se lever, pour elle comme pour les autres sûrement.
Voilà que quelques minutes plus tard, elle se retrouvait à frapper deux coups pour annoncer son arrivée. La voix d'Armand s'éleva:
« Entre, je t'en prie.
Le cœur tambourinant contre ses côtes, Gabrielle avança dans les appartements d'Armand.
- Tu voulais me voir? demanda-t-elle, avant de perdre ses moyens.
Plantée en plein milieu de la chambre, elle regardait Armand qui venait de se relever de son bureau. Incroyablement mal à l'aise, elle n'osait pas regarder autour d'elle, mais la présence entêtante du parfum de son hôte flottait dans l'air comme si les murs eux-même en étaient aspergés étaient suffisant pour voir l'impression d'être entrée dans son jardin privé.
- Je vais avoir besoin de ton aide dès ce soir, penses-tu que tu seras prête?
- Et bien... oui, je pense. Je ne sais pas en quoi je dois t'aider cela dit.
Armand replia la lettre qu'il avait achevée, vraisemblablement juste avant son arrivée. Il n'était qu'à peine présentable, sa chemise était encore ouverte, ses cheveux long détachés et les pieds nus. Du coin de l'œil, elle vit un piano. Depuis combien de temps ne l'avait-elle pas entendu jouer?
- Je te donnerai les détails plus tard, mais nous allons nous rendre dans une soirée privée. Un dîner très privé pour être exact, précisa t-il. Je n'y suis pas invité, mais comme il ne comptera qu'une petite dizaine de personnes, je n'aurais aucun souci à nous y faire rentrer et leur faire croire que nous étions attendus.
- Un dîner, c'est tout? demanda Gabrielle, laissant aller son regard autour d'elle.
- Pour eux c'est un dîner d'affaires, une sorte de réunion.
- Qui donc?
- Encore une fois, je t'expliquerai les détails en chemin.» sourit Armand.
Se forçant à ne pas être trop insistante ou trop curieuse, près du piano elle vit le lit d'Armand, une pièce massive. Un lit à baldaquin d'une grande taille, couvert de rideaux noir et argent dont seulement un côté - celui vers la porte - était ouvert. Une table de chevet était couverte de livres, de documents, il y en avait même au sol. C'était sûrement l'objet le plus présent d'ailleurs, le livre; des piles s'amoncellaient dans certains coins de la pièce. Pourtant trois opulentes bibliothèques étaient déjà pleines à craquer d'ouvrages, d'objets divers, de babioles. Outre le piano, la cheminée et le bureau de travail, il y avait une coiffeuse. Sa présence interpella Gabrielle qui resta sûrement quelques secondes de trop à la regarder. Au fond de la pièce, il y avait une porte, conduisant sûrement à une salle de bain, ou bien autre chose? Peut-être un salon privé?
Les fenêtres avaient été condamnées, seulement de l'intérieur, de planches et de tentures épaisses. Depuis la rue, les vitres devaient ne pas attirer l'attention, étant bien trop éloignées. Tout pour fuir le soleil. Les lumières électriques côtoyait les bougeoires débordant de cire.
Quand Gabrielle réalisa qu'elle avait décroché pendant quelques petites secondes, Armand se trouvait juste à côté d'elle, contenant un sourire. Ses yeux étaient légèrement cernés et ses lèvres pâles.
« Cette soirée est évidemment un test, dit-il d'une voix neutre.
- Cela va sans dire, je ne m'attendais pas à autre chose venant de ta part.
- En effet, mais je pense que tu n'imagines pas à quel point.
- Ma vie sera-t-elle en danger? demanda t-elle, se doutant malgré tout de la réponse.
- Elle l'est toujours, même ici. Mais dès que tu passeras la porte d'entrée de cette maison, les choses vont devenir encore plus compliquées, oui. Et une fois sur place, il ne faudra faire aucun faux pas.
Armand était passé derrière elle, la frôlant et s'éloigna pour fouiller dans une commande. Gabrielle n'osa même pas se retourner.
- Tant que tu m'expliques, il n'y a pas de raison que je rate tout.
- En effet. Par ailleurs, j'ai quelque chose pour toi.
Dans son dos, elle sentit sa présence toute proche. Un doigt frais repoussa ses cheveux de son cou et de la naissance de son épaule à peine découverte. Gabrielle s'enfonça les ongles dans la paume de la main, contenant un frisson. Tout près de son oreille, elle l'entendit humer son odeur, puis elle sursauta quand Armand ressorti de sa poche le rasoir qu'elle n'avait pas quitté.
- Les rasoirs c'est fait pour se raser. En revanche, avec ça, tu pourras te défendre.
Sans se soucier des convenances, il souleva son corsage pour glisser quelque chose sous la ceinture de sa jupe. Gabrielle baissa les yeux.
- Garde-la sur toi. Toujours.
C'était une dague dans un étui de cuir.
- Tu caches beaucoup d'armes dans les tiroirs de ta chambre? demanda Gabrielle, réajustant ses vêtements.
- Ca et bien d'autres choses, éluda Armand tout en s'éloignant.
Gabrielle bascula son poids d'un pied à l'autre, puis se mit à tâter la dague à sa ceinture. C'était suffisamment discret pour ne pas être visible de l'extérieur, elle pourrait aisément la glisser dans une botte, dans son dos ou même dans son décolleté coincé dans son corset. Armand s'appuya contre son bureau, toujours face à Gabrielle. Elle remarqua soudain que les canines dans sa bouche semblaient plus longues, plus proéminentes. A cette pensée, Armand se raidit.
- J'ai soif, expliqua t-il. Je n'ai pas été me nourrir depuis plusieurs jours.
- Ah, oui, d'accord, marmonna- t-elle en se mettant à tirer sur la manche de son chemisier, remettant inutilement les dentelles en ordre.
- Je sais que ça te met mal à l'aise, mais il va falloir que tu t'y fasses. Tu vas voir, entendre et vivre des choses bien plus violentes.
Armand retourna chercher quelque chose dans son armoire, et en sortit un accessoire qui lui était inconnu.
- Je n'ai rien dit, rétorqua t-elle.
- Ton attitude en dit suffisamment.
Armand passa d'un bras à l'autre dans son dos ce qu'il tenait, puis l'enfila sur ses épaules. C'était une sorte de baudrier qui enserrait son torse. La jeune femme ne pu s'empêcher de penser que cela lui allait très bien, même si elle pensait bien que ce n'était pas sa vocation première.
- Je fais ce que je peux, ajouta Gabrielle, s'énervant. C'est déjà assez difficile de …
- Non, Gabrielle, tu ne fais pas ce que tu peux. Je sais que tu as souffert, je sais aussi ce que tu as dans la tête. Armand avait fait quelques pas vers elle, le visage dur. Ce soir, tu vas devoir te contrôler et m'aider. Parce que cela sera bien pire que de m'entendre mentionner que j'ai soif.
Gabrielle releva le menton, piquée au vif. Elle savait très bien qu'il avait raison, elle en était plus que consciente et c'était sûrement la raison qui provoquait sa colère.
- Réveille-toi, et montre moi cette femme qui a tué de sang froid, lâcha t-il en retournant à ses affaires. Arrête de subir, et agit.
Ses dents étaient si serrées qu'elle n'arrivait même plus à ouvrir la bouche pour lui répondre. Ou bien était-ce l'orgueil? Armand ne semblait pas en tenir compte, et toujours dos à elle, passa une veste.
- Ce soir je veux que tu sois outrageuse. Pas élégante, pas belle. Outrageuse. Alors que ta jupe soit trop courte ou que son décolleté soit si profond que l'on voit ton nombril, je m'en fiche. Il faut que cela attire tous les regards. Compris?
- Oui, Maître, » sussurra t-elle entre ses dents, sarcastique.
La discussion était close et Gabrielle prit la direction de sa chambre en prennant soin de ne pas croiser son regard.
Agir.
Il avait raison, elle savait parfaitement qu'il avait raison. Et l'idée que cela vienne de lui, et la mettait d'autant plus en colère.
"Nous partons dans une heure et demie." Ajouta t-il dans son esprit.
Elle soupira et tira la ficelle dissimulée dans la salle de bain pour faire venir Marguerite.
Obéir à la lettre la contrariait fortement. Au loin, elle entendit la porte des appartements d'Armand se refermer et quelques pas légers dans les escaliers. Il lui donnait l'occasion de prouver de quoi elle était capable, à elle de faire sien cet instant.
***
Sous ses talons les plus hauts qu'elle ai pu trouver, le parquet des escaliers grinça, attirant le regard d'une seule personne. En bas, Armand était affairé à discuter avec Nikolaï qui avait levé les yeux vers elle. La porte d'entrée ouverte, elle pouvait entendre les fers des sabots des chevaux qui piétinaient d'impatience dans la cour. Armand semblait inspecter du regard quelque chose à l'extérieur. Jusqu'à ce que Nikolaï lui donne un coup de coude pour lui faire tourner la tête.
Gabrielle sentit son cœur se soulever alors que le visage d'Armand se durcissait à mesure qu'il la détaillait de la tête aux pieds. C'était quitte ou double, elle en avait bien eu conscience pendant tout le temps qu'il lui avait fallu pour qu'elle se prépare. Marguerite avait adoré l'idée, mais entre l'excitation des premières minutes et le moment où elle avait dû sortir de sa chambre, l'appréhension et le doute s'étaient immiscés en elle. C'était peut-être trop…
Elle descendit les dernières marches de l'escalier, faisant attention à ne pas tomber, pouvant fuir du regard les deux hommes qui se trouvaient maintenant face à elle.
« Bonjour Gabrielle, sourit Nikolaï.
Il avait quelque chose d'apaisant, de réconfortant que ce soit dans son regard ou sa voix.
- Bonjour.
- Je vois que vous avez pris la chose très à cœur. Cela a l'effet escompté.
Armand n'avait toujours pas ouvert la bouche, ses yeux s'étaient assombris. Il devait toujours avoir soif, car sa peau semblait palir d'heures en heures.
- N'est-ce pas, Armand? demanda Nikolaï en levant un sourcil.
- Je ne m'attendais pas à ça, finit-il par lâcher du bout des lèvres.
- Je n'avais pas envie de sacrifier une robe, ni le temps de la modifier, et je ne possède rien qui soit réellement outrancier, répondit Gabrielle, dont la voix s'éclaircissait, s'affirmant.
- Et donc, me voler mes vêtements était ce qu'il y avait de mieux à faire?
- Je crois que c'est encore mieux que ce que tu avais prévu », rit Nikolaï, en regardant vers lui.
Armand ne s'était pas du tout détendu. Alors oui, elle lui avait emprunté un costume, mais ce fut Louise qui avait été lui chercher et avait concrétisé l'idée de Gabrielle. Elle n'avait pas non plus fouillé dans ses armoires. Ce n'était pas si grave? Ou alors peut-être était-ce trop?
Elle avait emprunté un costume noir et une chemise blanche, c'était tout. Marguerite avait ajusté les vêtements rapidement, et elle avait passé tout cela par-dessus un corset. C'était la première fois qu'elle mettait autre chose qu'une jupe ou une robe et la sensation était perturbante. Au dernier moment, Marguerite passa autour de son cou un large ruban qu'elle noua en rosette tombante. Les cheveux attachés très serrés, elle fit couler quelques gouttes de parfum dans sa nuque, puis opta pour une rouge à lèvres bois-de-rose et un peu de mascara. Sa dague cachée dans son corset, rien ne dépassait et en se regardant dans la glace Gabrielle peina à se reconnaître.
« Bon courage pour ce soir, sourit Nikolaï.
Armand jeta un œil dans la cour, la calèche les attendait.
- Oui, nous allons en avoir besoin, marmonna Armand, passant sa cape sur ses épaules.
Elle entrevit sous sa veste le harnais qui enserrait ses épaules et la crosse d'un pistolet. C'était donc à cela que cet accessoire servait… Nikolaï lui serra la main, puis s'inclina avec élégance devant Gabrielle, avant de s'éclipser
- On y va.» dit Armand.
Il s'écarta pour laisser Gabrielle rejoindre l'extérieur. Depuis combien de temps n'avait-elle pas mis le nez dehors? Il pleuvait et la nuit était déjà presque complètement tombée, le vent froid la saisit. L'appréhension montait en elle quand elle réalisa qu'il allait lui falloir traverser Paris. Ce même Paris en guerre.
Aisément, elle pu monter les marches de la calèche pour aller s'installer avant qu'Armand ne la rejoigne. Il toqua contre le plafond pour donner le départ. Les portes cochères de l'hôtel particulier s'ouvrirent dans un grincement intense et leur voiture se mit en branle. Tous ces bruits, toutes ces sensations qu'elle avait presque oublié: l'odeur de la pluie et le son des gouttes s'écrasant contre le toit de la calèche, les fers des chevaux contre les pavés, le bruit des roues, puis les discussions des passants, les cris des cyclistes et vendeurs encore ouverts, les effluves d'huiles et d'essence, de fumée d'échappement et de boue… toute cette vie lui avait manqué.
Lentement, elle tourna la tête vers Armand. La nausée ne l'avait pas quittée.
« T'ai-je contrarié? demanda-t-elle finalement.
- En aucun cas.
- Ce n'est pas l'impression que tu me donnes, releva Gabrielle.
- Tu m'en vois désolé, lâcha- t-il en glissant les yeux sur elle. Je suis seulement surpris, ce n'était pas ce à quoi je pensais.
- Je n'étais pas très à l'aise à l'idée de me découvrir à ce point. Surtout par ce temps.
Armand finit enfin par sourire, légèrement, mais tout de même.
- L'effet sera des plus saisissant.
Une montée d'adrénaline délia soudainement sa langue avant qu'elle ne puisse y réfléchir.
- De la même façon que toi quand j'ai descendu les escaliers?
Si cela avait été possible, Gabrielle sentit qu'elle aurait pu se consumer sur place sous les yeux d'Armand. Il s'éclaircit la gorge et se mit à regarder à l'extérieur.
- Notre objectif ce soir est d'obtenir des informations. C'est un test, j'ai besoin de savoir quel est leur état d'esprit et comment les choses s'organisent.
- Pourquoi avoir besoin de moi? Tu ne peux pas entrer dans leurs esprits pour savoir tout cela? demanda Gabrielle en croisant les jambes.
- S'il n'y avait eu qu'une ou deux personnes j'aurais pu m'occuper de cela seul. Mais là, ils seront trop nombreux et si je m'amuse à fouiller la mémoire de l'un d'entre eux pendant que les autres discute, cela va se remarquer. Parfois les esprits simples se paralysent, en quelque sorte, quand j'en prend possession et ils deviennent mutiques. Quand on veut seulement influencer un petit souvenir, ou quelque chose de précis, ce n'est pas très important. Mais je vais devoir chercher, fouiller dans leur mémoire des choses précises. Je ne peux pas anticiper les réactions de certains. C'est donc là que tu interviens. Tu seras la seule femme, en arrivant je leur ferait croire que tu es médecin, que tu as étudié les victimes des vampires et même certains de leurs cadavres pour mieux les connaitre. Il faudra que tu détournes leur attention si l'un d'entre eux décroche, je serais plus discret de cette façon.
Gabrielle soupira.
- Je comprends mieux l'importance de la tenue.
- Je ne pouvais pas compter simplement sur ton physique, il nous fallait quelque chose d'exagéré, quelque chose qui attire l'œil, peu importe les goûts de ces messieurs. Une femme dans ce genre d'endroit ce n'est pas commun, mais une femme outrancière en temps de guerre c'est bien pire.
- Et tu penses que cela sera suffisant? demanda Gabrielle en baissant les yeux sur sa tenue.
- Un temps seulement. A toi d'user de ton charme et de ton esprit pour les retenir. Je te dirais quand cela sera nécessaire.
- Et qui sont ces messieurs?
- Le Préfet Lépine, lui sera le plus difficile à convaincre, car il nous connaît déjà. Je vais juste altérer ses souvenirs pour lui donner l'impression de t'avoir déjà vu, sans vraiment se rappeler quand ou comment. C'est notre cible principale, je veux savoir comment s'organise la chasse aux vampires, comment ils vont gérer les jours à venir. Je veux savoir qui a repris la tête de la Ligue de Pierre.
Gabrielle acquiesça tout en fixant dans sa mémoire les objectifs.
- Il y aura également deux militaires, Emile Zurlinden, un ancien ministre de la guerre, et Georges-Auguste Florentin, son successeur. Ces trois-là sont mes principaux objectifs. Les autres seront des conseillers municipaux, le même genre de personnes qui sont venus au dernier dîner que j'ai donné chez moi, Armand changea de position, vérifiant d'un coup d'œil à l'extérieur où ils étaient. Ce sont des hommes très rigides, dont la vie est régie par la religion et le sens de la justice. Voir une femme arriver ne va pas leur plaire, mais plus encore, voir une femme qui se moque des convenances va les choquer.
- Es-tu sûr que je ne vais pas me faire agresser? demanda tout de même Gabrielle, anxieuse.
- Non. C'est une possibilité.
- Et donc…?
- J'aurais une tolérance avant d'intervenir, mais il va falloir que tu te débrouilles. Il faut que nous soyons relativement neutres pour obtenir des informations. Et si je crée une esclandre, ça va être compliqué à rattraper.
Gabrielle retint un petit rire nerveux.
- Parfait, railla t-elle.
- Tu as pris ta dague, j'espère? demanda Armand, levant un sourcil.
- Oui.
Armand leva l'autre sourcil, il avait sûrement visualisé dans son esprit où elle était cachée.
- Dans ton corset, c'est une bonne idée. Mais en cas d'urgence, tu auras du mal à l'attraper rapidement. Si tu sens que le vent tourne, déboutonne ta.. ma chemise, ça détournera l'attention et apaisera les tensions… Ou en créera d'autres, ajouta t-il avec un petit sourire.
Gabrielle se força à ne pas détourner le regard, il avait donc lu ses pensées et en plus il s'amusait à ses dépends.
- J'ai encore deux petites choses à faire, nous sommes presque arrivés, reprit Armand, changeant de banquette, pour s'installer à côté de Gabrielle.
La jeune femme se raidit.
- Donne-moi ta main. La gauche » demanda Armand, doucement.
Elle fronça les sourcils, mais s'exécuta. Poser sa main dans la paume glacée d'Armand la fit hésiter. Elle retira sa main, juste une demi seconde car le contact était toujours aussi déroutant, voire désagréable. Il porta ses doigts à sa bouche, avant de prendre entre ses lèvres son annulaire. Gabrielle sentit le creux de son ventre se mettre à brûler sans le quitter des yeux. Les yeux plantés dans les siens, il retira son alliance et sa bague de fiançailles, avant de les récupérer pour les ranger dans sa poche.
« Tu n'as pas besoin de ça ce soir, expliqua-t-il.
- Tu aurais pu simplement me demander de les retirer, marmonna-t-elle, la voix rauque.
Elle serra le poing avant de l'enfouir contre son ventre douloureux.
- Pour manquer cette réaction? Certainement pas, sourit-il, provocateur. Maintenant, je voudrais te demander l'autorisation pour boire un peu de ton sang. Vraiment juste un peu. Je vais avoir besoin de rentrer facilement en connexion avec toi ce soir, et si je viens de boire ton sang, cela sera plus simple.
Elle avait envie de dire non, elle avait envie de le hurler pour de multiples raisons. Armand le sentit tout de suite et reprit la parole:
- Je ne te force pas. Mais comme j'ai très soif, cela limite mes pouvoirs, et il faudrait que je puisse te toucher tout le long pour pouvoir faire ça.
- Pourquoi ne pas être allé te nourrir avant que nous partions? demanda Gabrielle, méfiante.
- Je n'ai pas vraiment le temps d'aller chasser en ce moment. Les rues ne sont pas sûres et les gens se méfient encore trop.
Décroisant les jambes pour de nouveau les croiser dans l'autre sens, Gabrielle hésitait, un peu fébrile.
- Quels endroits peux-tu mordre?
- A peu près partout. Certains sont bien mieux pour se nourrir, plus faciles d'accès, moins douloureux, plus de sang. La carotide est à découvert et très efficace.
Armand se rapprocha et illustra ses propos en glissant le bout de ses doigts le long de sa gorge.
Une bouffée de chaleur et de peur monta en elle avec violence, contrastant avec le froid de sa main. Elle était littéralement entre les griffes d'un prédateur, et sa tête se retrouvait sous les assauts de son instinct de survie en panique et celui de son corps qui se liquéfiait sous son contact et ses yeux qui la dévorait. Il était si proche qu'elle pouvait sentir son souffle.
- L'intérieur du bras, mais cela nécessite de se déshabiller. Le poignet est plus discret, mais cause des dommages parfois irréversibles chez les humains si on ne les soigne pas.
La voix d'Armand baissait à mesure que sa main glissait le long de son bras, pour aller caresser du revers des doigts son poignet sous la manche de sa veste.
- Le grand luxe c'est l'intérieur de la cuisse, pour accéder à l'artère fémorale. Mais cela nécessite une certaine… intimité.
Remontant depuis l'intérieur de son genou jusqu'à sa cuisse, Gabrielle ne put contenir un soupir et enserra la main d'Armand entre ses jambes par pur réflexe. Sentant ses joues la brûler, elle se retrouvait paralysée sous la force de son désir soudain. Les yeux fermés, elle réalisa qu'Armand parlait désormais près de son oreille, chuchotant.
- Maintenant, tu as sûrement une bonne idée de ce que j'ai pu ressentir quand je t'ai vu descendre les escaliers… susurra-t-il avant de laisser errer ses lèvres dans sa nuque.
Un nouveau coup dans le creux du ventre la fit se tortiller alors qu'il retirait sa main d'entre ses cuisses, frôlant volontairement son entrejambe. Retenant un nouveau soupir, Armand recula un peu. Littéralement bouillonnante, Gabrielle était sûre qu'elle aurait pu se consumer assise sur cette banquette.
Armand reprit la parole, lui faisant ouvrir les yeux.
- Mais je peux aussi bien mordre le bout de ton doigt, le sang y abonde facilement.»
Il prit sa main pour amener son pouce à sa bouche, et fit frôler une canine contre sa peau. Sans un mot, elle consentit à le laisser faire, brûlante et incapable de sortir le moindre mot. Gabrielle aurait voulu bouger, elle aurait voulu le toucher et lui demander plus encore, mais elle en était incapable. Parce que lui n'avait rien fait, parce qu'il n'avait avoué qu'à demi-mot avoir des sentiments à son égard et qu'il connaissait très bien les siens: mais que malgré tout, il n'en avait rien fait.
Une douleur piquante traversa son pouce alors qu'Armand venait de la mordre. Il l'avait fait devant elle, sans ciller. Son croc long et blanc s'était enfoncé dans sa chaire comme si c'était un fruit trop mûr. Il referma les lèvres autour de sa peau. C'était presque comme un baiser, en plus intime et animal. Encore une fois, quelque chose en elle s'affolait, palpitait, craignant pour sa vie: mais l'excitation et la peur mêlés faisaient couler dans ses veines une sensation incomparable de vie et de force.
Armand déglutit une fois, puis deux, avant de lui redonner sa main, se forçant à la tenir le plus doucement possible et la lâcher. Sa main était dure et son geste forcé. Armand ouvrit la bouche nerveusement et serra les dents, puis contracta ses poings. Il respira fort, pendant de longues secondes. Se retenir de boire plus avait dû être un supplice…
Gabrielle baissa les yeux sur sa main et vit qu'une goutte de sang perlait toujours à bout de son pouce. Sans réfléchir, elle le porta à sa bouche pour nettoyer la blessure, goûtant à son propre sang et la salive de celui qu'elle désirait plus violemment que jamais. Armand entrouvrit la bouche en la voyant faire, avant de lui attraper la main si vite et fort qu'elle sursauta.
« Arrête, gronda t-il.
- C'est toi qui joue avec le feu, souffla Gabrielle, dure.
- Nous n'avons pas le temps pour jouer à ça.
- Tu semblais pourtant bien déterminé à me mettre dans cet état.
- C'était intéressé, expliqua t-il, remettant une mèche de ses cheveux de jai en place. Les humains n'ont pas conscience d'être influencés par l'odeur des autres, le désir suinte par tous les pores de votre peau. Cela sera d'autant plus facile pour toi d'attirer le regard et par extension leur sympathie.
- Je ne comprends pas.
- Cela nous sera utile pour pouvoir être agréable aux yeux de ceux chez qui nous allons, expliqua Armand.
- Seulement pour ça? l'interrogea-t-elle, un peu agacée.
- Non. Ton sang a encore meilleur goût quand tu es dans cet état, confessa-t-il avec un sourire en coin. Même pour quelques gouttes, ça en vaut la peine.
Gabrielle réalisa que la carrosse était arrêté. Depuis combien de temps?
Armand ajusta sa cape, vérifiant qu'il était présentable.
- Il faut y aller. Nous sommes en retard.
Gabrielle serra un peu les dents et, à son tour, remit en place sa veste puis desserra le ruban à son cou. Elle se prépara à descendre, mais Armand la retient.
- Attends.
D'instinct, elle ferma les yeux quand il attira son visage au sien pour l'embrasser. Un gémissement s'échappa de sa gorge alors qu'Armand entrouvrait sa bouche de ses lèvres pour y respirer et approfondir leur baiser. Ce fut comme un soulagement, et en même temps le coup de vent qui attisait le brasier dans sa poitrine et son ventre. Cela ne dura que quelques secondes, et en rouvrant les yeux, Gabrielle avait la tête qui tournait.
- Fait-le. Fait-le pour moi.» lui murmura t-il avant de descendre du carrosse.
Sans comprendre le sens exact de sa phrase, Gabrielle le suivit dehors, accueilli par une bourrasque glacée et humide, chargée de l'odeur intense du Paris nocturne. Le monde autour d'elle ne lui avait jamais paru aussi intense et puissant. Et en passant le porche de l'hôtel particulier, elle se sentait si puissante qu'elle aurait pu tout subir, tout encaisser. Elle n'avait plus peur.
Elle était là. Vivante.
A suivre...