Chapitre 9: Initiatique.
Au moment de passer la porte d'entrée, Gabrielle su tout de suite que quelque chose n'allait pas. Ses sens se mirent en alerte et cette sensation lui rappela ce soir où elle avait pénétré dans la maison familiale qui abritait les multiples cadavres de ses habitants…
Sans un mot, Armand avançait après avoir prit son bras. Il avançait et personne ne parlait sur leur passage, les hommes armés qui gardaient les portes avaient le regard vide et semblaient ne pas les voir. La jeune femme ne dit rien et s'accrocha un peu plus fort au bras d'Armand. Elle n'eut pas besoin d'explication, elle ressentait le pouvoir d'Armand tout autour d'elle. C'est comme si l'air se retrouvait chargé d'électricité, comme avant un orage. Il ne les regardait même pas, cela semblait si facile, si naturel pour lui.
Quand ils atteignirent le bout d'un long couloir, Armand s'arrêta et jeta un coup d'oeil par la porte entrebâillée. Cela dura peut-être une dizaine de secondes avant qu'elle sente sa présence dans son esprit.
« Ils sont tous dedans. Ils nous attendent et vont pouvoir commencer.»
Gabrielle approuva d'un hochement de tête, toujours aux prises avec cette étrange impression. Puis quand Armand ouvrit la porte et s'effaça un peu pour la laisser rentrer la première, ce fut immédiat, les regards convergèrent sur elle et uniquement elle. Il n'y avait que quatre hommes, et non pas une petite dizaine comme Armand lui avait expliqué. Elle savait désormais que celui-ci avait omis de lui dire certaines choses, mais elle ne pouvait mesurer à quel point.
C'était volontaire et elle le savait.
« Qui êtes-vous? Que faites-vous là?» demanda un des hommes, s'approchant de la table de travail au milieu de la pièce.
Chaque seconde était décisive, comme celle où elle se tourna vers Armand pour découvrir qu'elle était seule dans l'encadrement de la porte. Son esprit hurla, mais elle resta inflexible. Quelque part, il était là, et il avait un but bien précis. Il ne l'avait pas jetée en pâture, c'était à dessein.
« Je suis désolée messieurs, je me suis égarée je crois. Je ne suis pas au cabinet d'étude du docteur Laval? menti t-elle avec une facilité déconcertante.
— Non, en aucun cas. Mais comment avez vous pu arriver jusqu'ici, les gardes sont bien là, non?
Un des hommes à moustache, le plus éloigné, semblait être ailleurs, sa main posée sur une chaise, et un stylo dans l'autre. Armand semblait avoir prit possession de son esprit. Il fallait détourner l'attention des autres
Alors elle avança un peu.
— Non, ils sont bien là, mais ils n'ont vu aucune objection à me laisser monter. Je ne comprends pas, je devais retrouver ici le Docteur Laval, et je ne le vois pas parmi vous. Etes-vous des amis à lui?
C'est comme si elle avait fait cela toute sa vie, il fallait qu'elle ait l'air sûre d'elle, en accord avec cette tenue. L'homme du fond avait repris ses esprits, mais il n'y avait toujours aucune trace d'Armand. Un d'entre eux s'approcha d'elle, remontant ses lunettes nerveusement.
— Non, vous voyez bien, s'agaça t-il.
Gabrielle se mit en branle, elle aussi, pour rejoindre la desserte ou des carafes d'alcool fort attendaient. Ouvrant un des bouchons pour humer le parfum d'un des breuvages, elle se remit à parler.
— C'est pas vrai, grogna t-elle. Alors vous êtes quoi? Ses amis? Il veut me partager? ou alors il s'est cru suffisamment intelligent pour m'envoyer dans la gueule du loup?
— Mais qui êtes-vous? Sortez d'ici, mademoiselle, s'énerva l'homme le plus proche d'elle.
Il lui attrapa le bras et tout en elle se mit en alerte.
— Qu'est-ce que vous faites? rétorqua Gabrielle, en le défiant du regard.
Rapidement, elle jaugea la situation car les autres s'avançaient rapidement vers elle.
— Vous êtes qui? une espionne?
— Une catin?
— Adrien, tu l'a connais?
— Vous m'insultez cette fois, je n'aime pas ça.
Gabrielle tourna son bras entravé sur lui-même pour se dégager et détacher le ruban autour de son cou d'un geste souple.
— Et vous n'avez rien à faire ici. Gardes !
Mais personne ne vint. Se regardant les uns les autres, ledit Adrien sortit pour aller voir ce qui se passait dehors. Gabrielle se déplaça vers le fond de la pièce, puis vers la table. Il y avait des plans, des dossiers, des rapports. Elle tenta de mémoriser chaque visage, chaque information potentiellement utile, mais sans savoir ce qu'elle devait chercher, c'était compliqué.
— Qu'est-ce qui se passe?
— C'est un piège. Attrape-là! S'exclama le plus âgé des trois.
Un homme brun s'élança vers elle et Gabrielle prit une seconde pour ouvrir simplement sa chemise, puis ne fit plus rien, se laissant attraper. La panique et l'agitation emplissait la pièce, mais alors qu'elle sentit les bras de l'homme l'enserrer, la porte d'entrée s'ouvrit. Armand était là.
— Putain c'est qui lui?
Le silence se fit immédiatement. Gabrielle le sentit à nouveau : le pouvoir. Cette force intense qu'elle avait ressenti lors de la réunion. Armand avait prit possession de leur esprit. Son teint avait changé de couleur, mais elle remarqua surtout suffisamment vite le sang sur ses mains.
— Merci pour la diversion, sourit-il.
— Je ne vois pas pourquoi tu avais besoin de moi. Tu m'as menti, assena- t-elle.
Armand se rapprocha de l'homme le plus proche de lui.
— Un peu. Mais c'était pour avoir la certitude que tu sois spontanée. C'est plus crédible.
— Un peu ? Tu m'as monté tout un baratin, tout un argumentaire, pour juste ça ? Tu n'avais pas du tout besoin de moi.
— Pour récupérer des informations? Pas vraiment, j'aurais pu le faire seul. Mais c'était plus simple avec toi, expliqua Armand. Je t'ai menti parce que j'ai besoin de savoir comment tu réagira quand ce genre de situation arrivera vraiment.
— Je n'aime pas beaucoup ça. Et dis lui de me lâcher, s'énerva Gabrielle toujours enserrée par un homme inconnu.
Armand soupira, jetant un œil à chacun des hommes présents.
— Je veux que tu sois capable de deux choses, Gabrielle.
Elle serra les dents et chercha à se délivrer elle même
— Pour rester près de nous, et de moi. Je veux que tu puisses supporter ça.»
Armand s'approcha en un clin d'œil de l'homme le plus proche et fondit sur lui avant de mordre à son cou. Le visage de la victime se crispa, mais Armand le tenait fort, si fort qu'elle entendit d'ici les os de ses côtes craquer. Cela ne dura que quelques secondes, quelques longues et interminables secondes où elle pu presque ressentir la vie quitter la proie d'Armand. Ses yeux devinrent vitreux avant de se fermer lentement, dans une expression de quiétude presque rassurante.
Armand le lâcha et son corps s'effondra comme une poupée de chiffon sur le parquet dans un bruit étrange. Du sang coulait encore de la bouche d'Armand, maculant ses lèvres, ses dents et lui donnant un air absolument terrifiant. Les canines plus longues que jamais et les yeux noirs comme de l'encre, il n'avait presque plus rien d'un humain.
« Ça… ou même ça.»
La voix dans sa tête semblait résonner dans tout son crâne, mais d'un coup, ce fut les hurlements du second homme qui emplirent la pièce. Gabrielle sursauta, puis serra les dents.
« Un vampire !! Putain, Gardes! Marcel!» cria l'homme en se précipitant vers Gabrielle et celui qui la retenait.
La terreur dans ses yeux était si forte, l'homme de sûrement presque 70 ans trébucha avant qu'Armand l'attrape sans aucun effort. Le spectacle qu'il offrait était glaçant, mais Gabrielle ne pouvait détourner le regard, ne pouvait pas crier. Son esprit détestait ce qu'il voyait mais était incapable de réagir.
« Non! Non! Pitié!!»
Il se débattait mais c'était vain, si futile et inutile. Car Armand retenait son bras et se jeta à son cou, le faisant de nouveau hurler, il déchira de ses dents la peau comme un fruit mûr. Un immonde bruit de sang bouillonna dans la bouche du vieil homme qui ne pouvait plus hurler. Semblant se noyer dans son propre sang, il se débattait encore et encore. Armand le laissa tomber, le laissa ramper à ses pieds pour s'enfuir, faisant s'écouler une flaque de liquide pourpre dans laquelle il glissait. C'était ridicule et sordide.
Armand ne fit rien de plus et le laissa étouffer dans des borborygmes interminables.
« Ça, et bien pire.
Gabrielle était sidérée, comme hors de son corps, elle avait assisté à la scène sans un cri, sans un mouvement, sans pouvoir se détacher de ce à quoi elle était en train d'assister. Doucement, elle reprenait ses esprits.
— Pourquoi… souffla t-elle d'une voix blanche.
— Parce que c'est ce que nous sommes. Des monstres. Je ne peux pas te laisser avec nous sans savoir, en voulant fermer les yeux sur ce que nous sommes réellement. Tu as vu ce qu'il y a de plus lisse, de plus agréable chez nous. Mais malgré ça, tu ne dois jamais oublier que nous sommes des prédateurs, que j'aurais pu les tuer tous en même temps sans un cri. Mais tuer c'est dans notre nature, dans notre instinct et ça nous donne du plaisir. Je voulais que tu le vois pour que tu te rendes compte de tout ce que je n'ai pas fait pendant tout ces mois près de toi, dans la seule optique de ne pas interférer dans ta vie. Ce dont les gens ont peur, c'est vrai, ils ont raison.
Gabrielle ne pouvait détourner le regard du cadavre à ses pieds. Le sang commençait à arriver sous ses chaussures.
— Tu verras bien pire.
— D'accord, fut tout ce qu'elle réussit à dire.
— Maintenant, je veux que tu tue celui qui te tient, dit Armand.
Gabrielle releva la tête aussi sec, elle était totalement revenue à elle. L'odeur du sang commençait à lui monter à la tête, faisant poindre la nausée.
— Quoi? demanda-t-elle, d'une façon bien trop neutre, bien trop inadaptée.
— Fait ça comme tu veux, mais tue-le.
— Mais pourquoi?
Le simple fait de bouger les lèvres remuait son estomac comme si un couteau y était planté.
Armand attrapa les mains de l'homme pour le faire lâcher Gabrielle. Il respirait, elle voyait la veine de son cou palpiter à une vitesse folle, et pourtant il n'était plus du tout là. Est-ce qu'il voyait ce qu'il se passait? Est-ce qu'il pouvait penser?
— Je veux que tu le tues de sang-froid. Sans raison.
Gabrielle recula, elle sentit le sol se dérober sous ses pieds en glissant dans le sang.
— Mais POURQUOI? Pourquoi me demander ça? Pourquoi ne pas le faire toi-même? Boire son sang? Pourq…pourquoi veux-tu que je le tue? Il ne m'a rien fait, je … Gabrielle sentait la panique monter en elle.
— Tu veux des raisons ? Très bien. Pour nous, cet homme a fait tuer deux vampires et en a égorgé un de ses propres mains avant de le jeter au bûcher. Il a profité des émeutes pour se fondre dans la population et assouvir des vengeances personnelles, en tuant des hommes et violant leurs femmes. Pendant le siège de Paris en 1870, il a commis des crimes impardonnables, des enfants, des femmes… Quand il t'a vu rentrer dans la pièce il a pensé que les femmes comme toi devraient être corrigées pour retourner à leur place …
— Ça suffit ! s'exclama Gabrielle, cherchant à se boucher les oreilles.
Elle commença à faire les cents pas, mais de l'autre côté de la table il y avait deux cadavres. C'était comme être un animal en cage, d'être retenue prisonnière.
— Gabrielle. Si tu ne peux pas, nous partirons, dit Armand d'une voix bien trop douce.
— Pourquoi tu veux que je le tue? cria t-elle de nouveau.
Armand la fixait, il avait l'air dur, droit et froid.
— Parce que je veux que tu restes avec moi, mais je ne peux pas consentir à cette folie si tu n'es pas capable de te défendre ou m'obéir aveuglément.
— Pourquoi devrais-je faire cela? Je ne suis pas ton chien, je ne suis personne pour toi. Pourquoi devrais-je t'obéir? Si tu tenais réellement à moi, tu m'épargnerais tout cela.
Sa voix tremblait de rage, de désespoir. Elle voyait très bien qu'elle ébranlait quelque chose en Armand, parce qu'il s'était figé, il encaissait ce qu'elle disait en se drapant derrière cette froideur qu'elle lui avait toujours connu.
— Je ne peux pas te mettre dans une cage dorée toute ta vie, je ne pourrais pas te protéger indéfiniment. En faisant ça, tu me prouves que tu embrasses notre cause, que tu tires un trait sur ta vie d'avant. Et Gabrielle… l'appela t-il pour qu'elle le regarde. Je sais que tu as adoré ça. Je sais ce que tu as ressenti en ôtant la vie à Pierre.
— Arrête ! Tais-toi! hurla t-elle de nouveau, le fuyant.
— Je sais que t'es senti vivante en pouvant être capable de ça. Que tu savais que tu faisais quelque chose bien, je sais que tu as aimé ça! Alors, deviens actrice de ta destinée, venge-toi de tout ça, Agis et ne regrette pas. Aide-moi à devenir l'instrument de notre victoire. Je pouvais faire tout ceci sans toi, mais si tu n'avais pas été là, je n'aurais pas pu récolter des informations… je n'aurais pas pu faire ça sans toi. J'ai besoin de toi, j'ai besoin de toi … » répéta t-il, perdant de son sang froid.
Gabrielle resta immobile au milieu de la pièce, elle avait envie de crier parce qu'elle ne voulait pas entendre tout ça. Elle avait envie de dire non, elle aurait voulu s'en aller. Mais … Mais d'un coup, quelque chose en elle prit le dessus et elle se mit en branle.
Elle marcha vers Armand, d'un pas ferme, les dents serrées. Elle avança et ouvrit sa veste pour prendre son pistolet caché. S'agrippant à la crosse tiède, elle ne réfléchit pas.
Il n'y avait plus rien que son cœur qui matraquait ses tempes, et une douleur divine qui parcourait son torse et s'écoulait partout dans son corps. Rien que la détonation qui heurta ses oreilles quand elle appuya sur la détente et le bruit du corps qui s'effondra sur le parquet. Rien, et pourtant...
Elle sursauta encore quand le pistolet heurta le sol, retournant dans son corps.
Qu'est-ce qu'elle avait fait?
Elle l'avait fait, sans que personne ne la force. Elle avait réellement fait ça.
Le seul bruit de son souffle saccadé emplissait la pièce, alors elle leva les yeux, cherchant à se raccrocher à la réalité, à quelque chose. Puis soudainement, elle vit que quelque chose avait changé. Juste face à elle, il y avait un miroir, un miroir dans lequel dans lequel elle regardait depuis déjà plusieurs secondes. Ce qu'elle y voyait n'avait rien d'anormal, c'était elle, juste son propre reflet, peut-être un peu livide, les yeux hagard. Il devait pourtant y avoir quelque chose, c'était certain car … car quoi? Elle n'arrivait à le dire exactement.
Puis, d'un coup, elle remarqua un détail. Ce n'est plus elle-même qu'elle regardait, mais Armand.
Ou plutôt le reflet d'Armand. Enfin, de celui qui aurait dû être à la place d'Armand.
Car ce n'était qu'un monstre qui se tenait debout derrière elle, un monstre aux lèvres asséchées remontant sur des dents bien trop longues pour son crâne, à la peau grise parcheminée, aux yeux entièrement noir enfoncés dans leurs orbites. Il était terrifiant et difforme, avec des bras décharnés et son dos tordu. Cette vision commença à lui faire peur...
Gabrielle se retourna aussi sec et en lieu et place du monstre, Armand n'avait pas bougé.
Son Armand. Beau, humain, normal ou presque.
« Qu'est-ce que c'était que ça?
Armand baissa les yeux une seconde et rit jaune.
— Moi, rien d'autre que ce que je vois quand je me regarde dans un miroir.
— Je ne comprends pas, chevrota- t-elle.
Armand eut un petit sourire, et un air satisfait, presque soulagé..
— Bienvenue de l'autre côté du voile, Gabrielle.»
Les mots prenaient un sens lentement. Elle ne comprit réellement leur portée et leur sens que quand une forme éthérée flotta non loin d'elle avant de disparaître aussi rapidement. Le monde lui semblait bien différent. A ses pieds, les cadavres des hommes étaient devenus difformes, monstrueux et leurs visages contractés dans une expression de haine, de colère pure.
L'Autre côté du voile.
Un tout nouveau monde s'était ouvert devant elle.
a suivre...