Chapitre 9, 11 septembre 3006, Troisième plate-forme

Du pied, elle poussa le battant et pénétra dans l’antre glacial de l’homme le plus incompréhensible des services policiers de la ville. La plupart des crimes violents étaient perpétrés plus bas dans la cité. La troisième plate-forme était le meilleur compromis entre proximité et sécurité. Les mains dans les poches de son imperméable, elle se demanda si Girard avait informé Paulson qu’il avait une nouvelle stagiaire. Dans une blouse bleue ornée de taches rosées, il était penché vers une table de travail sur laquelle reposait un cadavre frais.

« Très intéressant. Prenez une paire de gants. Si vous en avez besoin, j’ai un manteau et un sarrau pour les visiteurs à l’entrée. Dans le cas contraire, c’est vous qui gèlerez et qui ruinerez vos vêtements. C’est vraiment remarquable. »

Murielle regarda à droite et à gauche à la recherche des articles proposés, mais ils brillaient par leur absence. Elle ouvrit un placard rempli de pots contenant différents organes et de formol, un tiroir plein d’outils tranchants variés et une armoire où s’entassaient des masques respiratoires jetables. Elle ressortit du laboratoire réfrigéré et chercha dans le vestibule. Une porte entrebâillée la mena au fouillis qui servait de bureau au légiste. Elle trouva les sarraus et manteaux promis sur une pile de dossiers et, par terre, une boîte de gants épais dignes d’une tannerie. Flottant au fond d’une demi-tasse de thé, un œil humain la regarda s’équiper. Elle retourna dans la morgue.

S’il existait une structure sous-jacente à ces installations, elle ne pouvait l’identifier.

« Savez-vous qui je suis ? » demanda-t-elle à Paulson.

« Bien sûr mademoiselle. Vous êtes ma nouvelle anesthésieuse. Mes clients ont grand besoin de vos services. Observez celui-là, par exemple. Son visage mutilé est empreint d’une souffrance innommable. Je m’interrogeais justement sur sa cause. »

Murielle parcourut le cadavre du regard. Lacéré, écorché, déformé par des fractures témoignant de l’acharnement de ses agresseurs.

« Dans quelles circonstances est-il arrivé sur votre table ? »

« Comme ceux qui l’ont précédé et comme le feront sans doute les prochains. Deux gorilles en combinaison SM noire m’ont amené un sac à la propreté douteuse. Je l’ai trouvé à l’intérieur. »

Elle chercha autour d’elle et repéra le dossier du mort sur un chariot. Victime inconnue, un croquis et une description de la scène du crime. Elle se pencha sur les entailles qui parsemaient le corps.

« L’avez-vous lavé, Paulson ? »

« Non. »

Elle observa à nouveau l’expression du mort, puis son corps.

« Il n’a pratiquement pas saigné. »

« N’est-ce pas ? »

Paulson se saisit d’une sorte de scie en forme de demi-lune.

« Vous avez regardé le dos ? »

« Oui. Je crois que nous pouvons exclure qu’on l’ait abattu en légitime défense. Il n’arbore aucune blessure défensive et fut bravement occis d’un coup de couteau dans le dos. Tout le reste est post-mortem. »

Murielle passa quelques instants à réfléchir. Paulson se contenta d’attendre avec sa scie jusqu’à ce qu’elle s’impatiente.

« Que comptez-vous faire avec cette scie ? »

« Rien. Je souhaitais seulement savoir comment vous comptiez amorcer nos relations. En m’expliquant mon travail ? En m’interrogeant sur mes intentions ? Ou sur ce que vous devriez faire? Cette dernière question est d’ailleurs pertinente, n’est-ce pas ? La plupart des stagiaires me la posent en premier. Ceci dit, la plupart étudient la médecine et non les techniques policières. Les coutumes entre les deux professions sont peut-être différentes. Après ma conversation avec le capitaine Girard, je m’attendais à ce que vous essayiez de me donner des instructions. Selon toute apparence, il vous considère comme un élément à problèmes. »

Murielle le fixa, hébétée.

« Oui, je sais. On n’ose habituellement pas vous parler de cette façon. Peu m’importe que vous soyez un génie de la déduction et de l’observation. Ici, vous n’êtes qu’une petite prétentieuse qui croit qu’elle vaut mieux que moi parce que je passe mes journées en compagnie d’une collection de cadavres et que vous êtes destinée à encaisser de meilleurs pourboires. Ça ne me dérange pas, mais vous comprendrez vite que ça ne m’impressionne pas non plus. »

Calme comme l’eau qui dort.

Personne n’ignorait le marasme moral dans lequel marinaient les forces de l’ordre. Paulson la considérait éthiquement compromise. Elle secoua son mutisme et ravala sa fierté. Peut-être avait-il raison.

« Bien. Que désirez-vous que je fasse ? »

Paulson se redressa, légèrement surpris.

« Vous avez fini de lire le rapport ? Vous savez donc que même sa blessure au dos n’a pas tellement saigné. L’homme était peut-être déjà en phase de mourir ou en état de choc. Son visage est contracté comme sous l’effet de la peur ou d’une douleur intense, deux émotions qui tendent à augmenter la tension artérielle et non à l’abaisser. Si c’était votre décision, que feriez-vous de lui ? »

Elle n’eut pas besoin de réfléchir. Elle avait tiré ses conclusions à la lecture du rapport.

« Tests sanguins pour vérifier la présence de drogues et de médicaments dans l’organisme. »

Il hocha la tête.

« Et sans une hésitation en plus. On pourrait presque croire que vous disposez de fonctions cérébrales. Les seringues et tubes à prélèvements sont sur le chariot à votre gauche. »

Paulson s’inclina sur le corps et reprit son examen minutieux de sa peau.

Des heures passèrent pendant lesquelles il lui demanda un instrument ou un autre en lui en révélant le moins de détails possible concernant ses manipulations. Les semaines s’annonçaient longues et ennuyeuses.

« Bien. J’ai terminé, » dit-il enfin. « Il est à vous. »

Murielle fronça les sourcils.

« À moi ? »

« Oui. Impressionnez-moi. Vous avez lu le dossier, vous connaissez le contenu de son système digestif, j’ai mis ses organes internes à nu sous vos yeux et les analyses de sang ne sont pas revenues. Que pensez-vous de lui ? Si vous êtes dans le juste, je vous accorderai peut-être même un moment seule en compagnie du corps et d’une cravache. »

Paulson marqua une pause, l’esprit tourné vers un lieu et l’âme vers un autre.

« En réalité, je suis déjà impressionné. Vous n’avez gerbé nulle part. Maintenant, montrez-moi vos compétences. »

Il regarda une horloge sur le mur, puis sourit au cadavre.

« Ne t’en fais pas, elle ne peut pas déjà connaître tous tes secrets. »

Calme comme l’eau qui dort. Murielle exhala sa frustration. Non, elle ne pouvait pas tout savoir. Elle n’était pas médecin. Paulson était cinglé.

« Le suspect a prétendu avoir tué la victime lors d’une bagarre à la sortie d’un bar et avoir agi en légitime défense. Cette thèse ne tient pas la route. Les résultats d’analyse confirmeront ou infirmeront qu’on l’a drogué à l’aide de deux substances. Il a probablement pris la première de son propre gré par inhalation, comme l’indique sa narine gauche irritée. La seconde est entrée par intraveineuse, comme l’indique cette piqûre non cicatrisée. »

Elle pointa le nez et la saignée du coude, que Paulson n’avait mentionnés à aucun moment depuis le début de l’autopsie.

« La cause du coup de couteau est difficile à établir, mais les mutilations post-mortem suggèrent un message. Selon ses tatouages, la victime est un membre en règle des Yacks, qui opèrent principalement de la troisième à la cinquième plate-forme. On l’a retrouvé sur la quatrième à la sortie de l’Étoile Filante. Aux dernières nouvelles, ce bar appartenait à Ernest de Lackey. »

« De Lackey, » la coupa-t-il, « intéressant. Le corps vous a vraiment appris le nom du propriétaire d’un bar ? Je n’ai personnellement rien vu de tel. »

Elle repoussa une mèche de cheveux de son visage, se massa sous l’oreille.

Quelle lubie animait ce vieux grincheux ?

« J’ai recoupé les informations du dossier avec certaines autres que j’ai étudiées. »

« On vous enseigne la répartition des groupes criminalisés sur les plates-formes, maintenant. C’est nouveau. »

« Pas pendant mes cours. Je me suis intéressée au sujet et la police dispose de dossiers concernant les groupes criminalisés dominant les différents secteurs. »

« Mademoiselle Feïlia, vous n’êtes plus stagiaire de la police ; ici, vous êtes stagiaire légiste. Laissez les policiers bâcler leur boulot et exécutez le nôtre. »

Murielle retint un sourire.

« Nous partageons la même opinion au sujet du professionnalisme des forces de l’ordre. Donc, probablement décédé à cause du mélange d’au moins deux drogues. Vu les deux modes d’absorption utilisés, je penche pour du shat accompagné d’un stimulant quelconque. On sait que cette combinaison provoque des chutes de tension sévères, des douleurs cardiaques intenses et la perte de conscience. On semble avoir déplacé le corps… »

« Comment en arrivez-vous à cette conclusion ? »

Elle lui jeta un regard acéré. La réponse était évidente. Posait-il cette question simplement pour insulter son intelligence ?

« Malgré ses vêtements, ces marques indiquent un frottement récent sur toute la surface du dos. Pas de traces de lutte, mais des hématomes sous les bras, suggérant qu’on l’a traîné inconfortablement et sans ménagement, mais sans résistance. Il devait donc être déjà inconscient ou mort. »

« Cela s’est produit avant sa mort. Le motif des abrasions montre qu’il était encore en vie au moment du déplacement. »

Murielle grimaça. Elle détestait les scores imparfaits. Les lèvres de Paulson s’étirèrent sur un sourire de requin.

« Bien. Passons au prochain cas avant qu’il ne sente trop mauvais et laissons notre science nourrir l’inexpertitude de vos collègues d’en haut. »

Les semaines à venir ne seraient peut-être pas aussi pénibles que Murielle l’avait craint.

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Cléooo
Posté le 03/07/2025
Hello James ! Me revoici ^^

Il me plaît assez, le légiste. Un peu tordu, mais pour le coup, lui a l'air de s'intéresser à son travail et je trouve que finalement la "punition" sert à Murielle, dans le cadre du travail qu'elle veut faire.

J'ai assez peu de remontées à te faire sur le texte, il m'a semblé très fluide mis à part deux petites choses que j'ai notées :
- "La plupart des crimes violents étaient perpétrés plus bas dans la cité." -> j'ai eu un peu de mal à lier cette phrase avec le reste du paragraphe, ça me donne le sentiment d'une information posée là et faites-en ce que vous voulez.
- "un tiroir plein d’outils tranchants variés" -> j'aime bien un ou deux exemples pour visualiser

Au-delà, aucun souci particulier. Je pourrais pinailler quand même : j'ai un peu de mal à voir vers où on se dirige à cet instant. Ça me donne l'impression que Murielle se déplace d'écran en écran mais je ne sais pas comment son histoire va évoluer ni exactement vers où se dirige l'histoire en général.
Bien sûr, j'ai des thèmes qui se dessinent autour de la corruption, mais je me demande comment ça va se développer.

À bientôt ! :)
James Baker
Posté le 04/07/2025
Salut Cléooo!

Je vais regarder pour fluidifier le passage ur les crimes violents. L'effet "information posée là" est effectivement présent. Et les exemples d'outils seraient effectivement bienvenus.

Ton pinaillage est pertinent. Je crois que c'est lié à la façon dont j'ai développé cette histoire au départ. La structure se voulait épisodique (d'où le passage d'un écran à un autre) et j'ai changé de plan en cours de route. Je risque de devoir me pencher sur ce phénomène à un moment.

À bientôt!
James Baker
Posté le 04/07/2025
Grrr... j'ai même pas dit merci pour ton retour... mais je l pense; à bientôt!

Et en plus, tu m'as battu dans la lecture; j'ai ouvert ton chapitre hier, mais j'ai dû m'interrompre :P
Cléooo
Posté le 04/07/2025
Après le côté écran par écran peut être super intéressant, hein!

Donner un fil trop net, ça peut aussi amoindrir l'effet de surprise, donc je te donne juste mon impression et après à voir selon comment tu développes la suite et l'effet que tu veux donner :) En tout cas je ne dis pas que c'est lassant, genre "on sait pas où on va alors ça m'ennuie de lire", pas du tout.

Et de rien avec plaisir ! ^^
James Baker
Posté le 04/07/2025
Quand je suis parti sur cette histoire, j'en faisais une série de nouvelles reliées les unes aux autres. Des enquêtes. Le véritable "deuxième chapitre" que j'ai écrit n'est pas encore arrivé sur Plume d'Argent. L'enchaînement d'écrans vient plutôt de ce changement d'idée (et de structure) que d'une intention de départ réelle. Mes bêta-lecteurs n'ont pas remarqué négativement sur ça, mais mes bêta-lecteurs ne sont pas des professionnels, n'écrivent pas (sauf pour un à qui j'en ai donné l'idée) et, pour la plupart, ne lisent normalement ni fantasy, ni science-fiction. Ils sont super, mais je risque d'avoir besoin de plus si je veux publier l'histoire un jour. C'est pour ça qu'elle est ici ;)

Et c'est pour recevoir des commentaires comme "ça, ça ne va pas" que je suis là, plus que pour me faire encenser. Je suis content que ça plaise. Si je me fie à ceux qui lisent et continuent de lire silencieusement sans m'ajouter à leur pile, ce texte pique la curiosité. Mais j'avoue que j'aimerais que ceux qui cessent la lecture me disent pourquoi :o :P
Cléooo
Posté le 04/07/2025
Je pense que des gens ne commentent pas pour ne pas s'engager, peut-être. Après il y a aussi des gens pas à l'aise à l'idée de donner leur avis ! Et ceux qui n'ont pas beaucoup de temps parce que mine de rien, ça prend du temps de faire un commentaire construit.

Si tu cherches plus engagé en BL, je te conseille quand même de passer par le Discord (même si tu y es pas :p) parce qu'il y a un salon où tu peux faire des échanges en précisant ce que tu attends des BL. Là c'est vraiment un système d'échange avec contrepartie, pas comme sur PA où tu lis un peu au hasard !
James Baker
Posté le 04/07/2025
Ouais, Discord n'est pas une option pour moi, mais je vois comment parler aux gens directement pourrait m'amener le bon type de lecteur. On verra bien comment tout ça avance ;)
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