14 avril 1985, 13h30
Ma puce,
Aujourd’hui nous fêtons tes un an et je veux te remercier. Je te remercie de m’avoir choisie pour être ta maman, d’avoir fait de l’homme que j’aime un papa merveilleux, d’avoir transformé nos vies pour le meilleur. Il y a un an, tu as décidé de pointer le bout de ton nez quelques jours en avance par rapport à la date prévue et tu as bien failli ne pas nous laisser le temps d’arriver à l’hôpital. Près de deux ans à t’attendre mais quelques minutes seulement pour enfin sentir ta peau contre la mienne. Aujourd’hui encore, quand tu t’endors dans mes bras, je ressens la même émotion : un réel sentiment de plénitude. Tu es ma petite magicienne, capable jour après jour d’agrandir un peu plus nos cœurs. J’ai passé des heures à te regarder dormir les premiers mois, comme étonnée d’avoir autant de chance. Et aujourd’hui, je m’émerveille de te voir grandir, d’entendre ton rire ou te voir observer le monde de tes grands yeux bleus qui me rappellent tant ceux de ton père. Tout le monde trouve que nous nous ressemblons mais tu as son regard, profond et pur. J’aime cette idée que tu es le prolongement de nous deux mais qu’en même temps tu es TOI, unique et irremplaçable.
J’ai décidé de t’écrire une lettre à chacun de tes anniversaires et te les remettre le jour de tes 18 ans. Celle-ci est donc la première et j’espère que la complicité qui nous unit à l’heure où j’écris est toujours aussi forte au moment où tu me lis. Je ne peux prédire l’avenir, mais j’ai espoir que la jeune femme que tu es devenue est aussi heureuse que celle qui nous comble de joie aujourd’hui.
J’entends ton père répéter à la guitare ta chanson préférée. J’imagine déjà ta joie lorsqu’il te la chantera tout à l’heure. J’aime tellement te voir le regarder émerveillée chaque fois qu’il commence à jouer.
Dans quelques heures, tu souffleras la bougie sur ton gâteau et si tu ne pourras sans doute pas faire un vœu toi-même, sache que nous le formulerons pour toi. Peut-être tricherons nous un peu en souhaitant à toute notre famille que toutes les années que nous passerons à tes côtés ressemblent à celle-ci, parfaitement imparfaite. Des nuits hachées, des milliers de couches, des pleurs indéchiffrables mais des câlins à n’en plus finir, des sourires puis des rires, des heures à te suivre à quatre pattes…
J’ai hâte de découvrir ce qui nous attend d’ici tes deux ans. Dans quelques mois tu marcheras sans doute et prononceras tes premiers mots. Je serai là pour t’aider à te relever si tu tombes et continuerai à te lire des histoires en imitant très mal la voix des personnages. Et oui promis, je te laisserai me voler encore mes bouts de fromage.
A l’année prochaine ma puce.
Maman (https://ibb.co/YfNsLX1 dessin de Jin Lee, Jinartshop, Etsy)
Jamais je n’aurais cru possible de ressentir autant de peine et de joie en même temps. Je relis trois fois cette première lettre, comme pour m’imprégner de chaque mot. J’imagine ma mère, assise au bureau qui me fait face, en train de la rédiger et de dessiner mon portrait. Je caresse du bout des doigt les coups de crayons comme pour sentir l’empreinte des siens.
Vingt-cinq ans que ce premier courrier a été rédigé et j’ai le sentiment d’avoir découvert le plus beau des trésors. Notre corps garde-t-il en mémoire des traces de nos premières années si notre cerveau a plutôt tendance à faire le ménage et qu’il est donc rare de conserver des souvenirs avant nos trois ans parait-il ? Si oui, ma peau se souvient-elle des caresses de ma mère, mes oreilles des chansons de mon père ? Si je me concentrais très fort, parviendrais-je à entendre leur voix ou sentir leur odeur ? J’avais six ans lors de l’accident, je devrais pouvoir me remémorer des moments forts, mes fêtes d’anniversaire justement ou encore Noël. Mais pourtant rien ne me revient. Je me demande si les albums photos sont encore ici. Peut-être cela m’aidera-t-il à vaincre cette amnésie.
J’ai envie de prendre mon temps avant d’ouvrir la lettre suivante. Je préfère attendre pour apprécier chacune d’elles. Je trouve injuste d’avoir dû attendre si longtemps mais je suis heureuse que cette boîte n’ait pas disparu. Grand-mère et Margot avaient-elle connaissance de ces courriers ? Les enveloppes sont toutes intactes mais elles ont forcément vu cette boîte et l’ont sans doute ouverte. Vivement que le jour se lève pour que je puisse aller interroger la seule personne qui aura, je l’espère, une explication à me fournir. Je replie soigneusement la première lettre et la range dans la boîte. Je retourne m’allonger sur mon lit, le regard fixant le plafond, mais très vite je sens mes yeux se fermer et je m’endors.
Je sens un rayon de soleil pénétrer dans la chambre et me réveille doucement. Je jette un œil à mon téléphone pour me rendre compte qu’il n’est que 6h45 et que je prolongerais bien la nuit ayant presque oublié où je suis. J’émerge finalement et me rappelle les évènements qui ont agité ma nuit. En jetant un œil à la boîte découverte sous le lit, posée sur la table de chevet, je me dis que cette journée risque encore d’être particulièrement riche en émotions.
Je m’habille et avale en vitesse une tasse de thé et un morceau de brioche. Je n’ose pas déranger les Plantier si tôt. Alors je m’installe sur la balancelle à l’extérieur et décide d’ouvrir la deuxième enveloppe afin de découvrir ce que ma mère a bien pu m’écrire le jour de mes deux ans. J’apprends que j’ai fait mes premiers pas peu après mes quatorze mois, juste après avoir prononcé distinctivement le mot « omage » que j’ai ensuite pris plaisir à coller au mot « maman ». Je souris en me disant que ce n’est probablement pas le mot le plus fréquemment choisi par les bébés. Ma mère avait donc vu juste en décelant l’année précédente mon goût prononcé pour le fromage. Ce n’est qu’un peu plus tard que je parvins à dire « papa », après que ce dernier ait tenté de me le faire répéter pendant des semaines. Ma mère décrit aussi ma découverte de l’Océan, à Oléron, où mes grands-parents avaient une petite maison de pêcheur. Je comprends mieux pourquoi je me sens tellement bien au bord de l’Atlantique. Je termine la lecture et admire mon portrait crayonné avec toujours autant de justesse quand j’entends un volet s’ouvrir dans la maison voisine. Je prépare donc deux tasses de café et vais sonner au portail malgré l’heure encore matinale.
– Je vais y prendre goût ma grande, me remercie Pierre en m’embrassant.
– Oh il ne fallait pas Victoire. Merci beaucoup, renchérit Margot. Tu as bien dormi ?
– La nuit a été plutôt agitée. J’aimerai vous poser quelques questions mais je peux repasser plus tard.
– Mais non, installe-toi sur la terrasse, je vais finir de préparer le petit-déjeuner.
Je m’assois en face de Pierre et suis un peu gênée tout à coup. J’ai besoin d’avoir des réponses mais je ne voudrais pas les peiner. Alors je réfléchis par quoi je pourrais commencer et me lance enfin :
– Pierre, est-ce que vous savez si les albums photos sont toujours quelque part dans la maison ?
– Oui il me semble qu’ils sont rangés dans l’armoire du salon mais Margot pourra sans doute te le confirmer. J’avoue que je m’occupe plus du jardin et du potager.
– Ah justement. Les poules étaient déjà là quand j’étais petite ?
– Non. Ton père en parlait souvent mais n’a jamais pris le temps de concrétiser son idée. Quand ta grand-mère nous a demandé si nous pouvions entretenir le jardin, j’y ai repensé et j’ai installé le poulailler.
– C’est une bonne idée. J’ai hâte de goûter un œuf tout juste pondu.
Margot nous rejoint avec un plateau garni de parts de brioche et de fruits frais coupés. Mais j’ai le ventre noué et ne peux rien avaler. Cette fois je ne peux plus reculer, il faut que je sache :
– J’ai fait un rêve cette nuit et j’ai besoin savoir. Est-ce que j’étais dans la voiture au moment de l’accident ?
– Oh Victoire, me répond tristement Pierre.
– Alors c’est vrai, n’est-ce pas ? J’étais avec eux et grand-mère me l’a caché pendant plus de dix ans.
– Elle a essayé de te le dire je t’assure, me contredit Margot. Elle t’a emmenée voir un pédopsychiatre juste après l’accident parce que tu ne parlais pas. Il a essayé de te faire verbaliser ce dont tu pouvais te souvenir. Mais quand enfin tu as parlé, ton dernier souvenir remontait quelques heures avant l’accident. Le médecin a donc conseillé à ta grand-mère de ne pas te forcer et d’attendre que tu t’en souviennes par toi-même.
– Et c’est pareil pour les lettres ?
– Tu les as trouvées…
– Je les ai trouvées oui. C’est pas comme si elles étaient très bien cachées. Grand-mère a préféré m’en priver aussi ? Elle aurait pu me les remettre il y a bien longtemps.
– Tu as raison. Elle aurait pu. Elle a hésité tant de fois mais attendait que tu acceptes de revenir ici ou que tu l’interroges sur tes parents.
– Alors c’est de ma faute c’est ça ?
– Non ma grande, ce n’est de la faute de personne. Tu as fait comme tu pouvais…Et elle aussi, me répond Pierre.
– Et vous, ça ne vous est jamais venue à l’idée de me les envoyer après la mort de grand-mère ?
– Nous avons respecté sa volonté d’attendre que tu sois prête. Mais nous t’en aurions parlé rapidement si tu ne les avais pas trouvées toi-même.
Même si ça m’est difficile de l’admettre, je comprends qu’il a sans doute été difficile pour tout le monde de savoir quelles étaient les meilleures décisions à prendre. Je ne sais pas comment j’aurais réagi si la situation avait été inversée.
– Je suis désolée, je ne voulais pas vous agresser.
–Victoire, ne t’inquiète pas pour nous. Nous te trouvons déjà tellement courageuse. N’hésite surtout pas si tu as la moindre question. Nous y répondrons si nous le pouvons.
– D’accord, merci beaucoup. Je crois que je vais aller essayer de trouver les albums photos pour voir si des anecdotes décrites par ma mère dans les lettres ont été capturées sur pellicule.
– Promets-moi juste de ne pas te moquer quand tu me découvriras avec la moustache.
Je ne parviens pas à tenir ma promesse à peine le premier album ouvert. C’est amusant de les voir plus jeunes et tellement étrange d’enfin découvrir le visage de mes parents. Je reconnais effectivement mes yeux dans ceux de mon père et la ressemblance avec ma mère est indéniable. Je la trouve tellement belle alors que je suis loin d’en penser autant de moi. Je passe toute la matinée à tourner chaque page, en alternant avec la lecture des lettres écrites jusqu’à mes six ans, quelques mois avant l’accident. Comme je l’imaginais, des clichés font écho aux courriers et ma mère a pris le soin de dater et commenter les albums. Je me sens étonnamment sereine même si cet aperçu éclair de mes premières années est un peu surréaliste.
Alors que je range la sixième lettre dans la boîte, j’attrape la septième sans vraiment comprendre ce qu’elle peut contenir. Chacune a été rédigée le jour de mon anniversaire. Mais qu’en est-il de celle-ci ? Je m’apprête à l’ouvrir quand Pierre entre dans le salon.
– Excuse-moi de te déranger. Mais j’ai trouvé ça dans la voiture et j’ai pensé que c’était à toi, me dit-il en me tendant un bout de papier.
Il ne me faut pas longtemps pour savoir de quoi il s’agit.
– J’aimerai te montrer quelque chose si jamais tu souhaites aller à ce concert ce soir, continue-t-il, en m’invitant à le suivre dans le jardin. C’était celle de ton père, commente-t-il en me donnant un trousseau de clés.
Au fond du jardin, dans la remise, est garée une vieille coccinelle dorée métallisée.
– Elle n’est plus toute jeune mais j’en ai pris soin autant que ton père le faisait et elle roule encore parfaitement.
– Elle est incroyable, dis-je enfin en montant à bord.
Je tourne les clés et le ronronnement bruyant me semble tout à coup si familier. Des photos de mon père au volant et moi à l’arrière sur certaines photos m’avaient déjà interpellée, mais sentir l’odeur des vieux sièges en cuir et entendre la mélodie si particulière du moteur accentuent encore ce sentiment d’avoir passé du temps dans cette voiture lorsque j’étais enfant.
– Tu venais souvent t’y cacher avec tes poupées pour jouer et tu adorais partir en balade avec ton père. N’hésite pas à aller faire un tour avec.
– Je ne suis pas très à l’aise pour conduire mais j’essaierai.
Pierre m’abandonne et je rejoins la maison juste à temps pour entendre mon téléphone sonner et décrocher :
– Coucou, comment vas-tu depuis tout à l’heure ? m’interroge Bastien.
– Bien mieux. J’ai tellement de choses à te raconter que je ne sais pas par quoi commencer.
Pendant plus d’une heure, je lui détaille la découverte des courriers de ma mère, les albums photos, mes échanges avec les Plantier qui ont confirmé pour l’accident. Je remonte le temps et lui parle ensuite de Thomas et son groupe et de mon hésitation à aller au concert ce soir.
– Tu t’es dit que c’était trop simple de découvrir toutes ces choses sur ton passé qu’il faut en plus que tu t’embarques dans une histoire compliquée ?
– Je m’embarque dans rien du tout, je rétorque un peu vexée. Mais si j’ai appris une chose grâce à l’histoire de mes parents, c’est qu’il faut parfois prendre des risques.
Je lui raconte alors comment se sont rencontrés mes parents et que c’est l’audace de mon père qui a fait basculer leur vie, sans que ce dernier se demande dans quoi il allait s’embarquer comme il dit.
– Mais qui êtes-vous Miss Carpe Diem et qu’avez-vous fait de ma meilleure amie ?
– Oh ne t’inquiète pas. Mes névroses ne sont pas bien loin et je sais pas encore si j’aurai le courage d’y aller.
– Et sinon tu en as appris un peu plus sur tes parents avant leur rencontre ?
– Pas vraiment non. J’ai l’impression déjà d’avoir un bon aperçu de qui ils étaient.
– Les gens peuvent changer…Enfin je veux dire, c’est important aussi de connaître leur vie avant ta naissance.
– Oui je suppose. Je suis pas sûre que je pourrai en savoir plus sur leur enfance ou leur vie d’avant leur rencontre. Mais tu as raison, j’interrogerai Pierre et Margot pour essayer d’en apprendre un peu plus. J’aimerais tellement que tu sois là pour te faire découvrir la maison et qu’on parte en virée avec la coccinelle de mon père. C’est pas pareil sans toi.
– Je viendrai, promis. Il faut que je te laisse, j’ai une réunion dans vingt minutes et j’ai pas mangé.
– Oui bien sûr. Merci d’avoir appelé.
–Tu as décidé pour ce soir ?
– Pas encore, mais je te tiens au courant.
Je fixe le ticket de concert de longues minutes en tentant de lister les bonnes ou mauvaises raisons d’y aller. C’était plus simple quand je l’avais perdu. Là, j’ai de nouveau le choix mais je n’ai jamais été très douée pour prendre les meilleures décisions me concernant. Je monte faire une sieste en me disant que celle-ci me portera peut-être conseil. Je me réveille deux heures plus tard, toujours aussi indécise. Je ne vois donc plus qu’une solution. Je cherche une pièce dans mon porte-monnaie et la lance en l’air : face, je reste ; pile j’y vais. Je rattrape la pièce, la retourne sur mon poignet et regarde enfin le verdict : PILE.