Je me réveille en sursaut, la respiration haletante. Je suis en sueur mais la chaleur extérieure qui persiste malgré l’heure tardive ne peut pas en être totalement la cause. La fenêtre est ouverte et je sens tout de même un air frais rafraichir ma peau. Il me faut quelques instants pour retrouver mes esprits et des bribes du rêve qui vient de me réveiller me reviennent. Des trombes d’eau, des éclairs cisaillant le ciel et une voiture sur une route sinueuse, puis un craquement et le bruit assourdissant de la tôle qui se plie sous l’impact. Mais surtout le visage d’une jeune femme qui se tourne vers moi après avoir poussé un cri. Le silence ensuite avant le bruit des sirènes, et des voix qui s’agitent autour de la voiture.
– Elle est vivante. La petite fille à l’arrière est vivante.
J’allume la lampe posée sur la table de nuit et essaie de comprendre ce qu’il vient de se passer. Je n’ai pas juste imaginé comment l’accident s’est produit. J’ai revécu la scène avec tant de détails que cela ne peut signifier qu’une chose : j’étais dans la voiture avec mes parents et j’ai survécu. Paniquée, je prends instinctivement mon téléphone et appelle la seule personne qui saura m’aider à comprendre ce qu’il vient de se passer.
– Vic, c’est toi ? Qu’est-ce qui se passe ? me demande une voix encore endormie.
– Bastien, je sais qu’il est sûrement très tard…
– Très tôt tu veux dire. Vic, il est 4h du matin. Tout va bien ?
– Je sais pas. Je viens de faire un cauchemar et je crois bien que…
Ma voix est à peine audible tant mes pleurs s’intensifient et que ma respiration devient saccadée.
– Vic, calme toi. Respire ok. Pense aux vagues et cale ta respiration sur elles.
A chaque fois que mes angoisses prennent le dessus et que je ne parviens pas à me calmer, Bastien a trouvé cette technique pour m’aider à m’apaiser. Je lui ai dit un jour, alors que nous observions un coucher de soleil sur une plage, que c’était sans aucun doute l’endroit où je me sentais le mieux. Depuis, il me suffit de fermer les yeux, m’imaginer face à l’océan et tenter de ralentir mon souffle au rythme des vagues pour parvenir à me détendre.
– Inspire, expire. Encore une fois, m’encourage-t-il.
Petit à petit, je sens mon rythme cardiaque revenir à la normale et enfin les tremblements cessent.
– Parle-moi Vic. Tu crois bien que quoi ?
– J’ai rêvé de l’accident de mes parents et…
– Ça t’a semblé si réel que ça t’as chamboulé, c’est normal.
– Non Bastien. C’était réel parce que j’y étais.
– Comment ça ?
– J’étais dans la voiture avec eux.
– Tu veux dire que…
– Que j’ai survécu à l’accident Bastien. Mes parents sont morts sous mes yeux et moi j’ai survécu.
– Oh merde. T’es sûre de toi Vic ?
– J’en suis persuadée. J’interrogerai les voisins demain, mais j’en ai la certitude.
– Je suis tellement désolé de ne pas être auprès de toi Vic. Tu veux que je vienne ?
– Non c’est pas la peine.
– Je peux partir maintenant et je serai là avant midi.
– Non Bastien, tu peux pas encore une fois tout abandonner pour moi. Tu risques de te faire virer si tu t’absentes encore. Entendre ta voix et te parler m’a fait du bien. Ça va aller je t’assure. Excuse-moi de t’avoir appelé en pleine nuit.
– Non Vic, ne t’excuse pas et promets-moi de m’appeler à chaque fois que tu en as besoin. J’aimerais tellement faire plus.
– Tu as déjà fait bien plus que l’essentiel Bastien. Je sais que je peux compter sur toi quoiqu’il arrive. Merci d’être présent. Je t’aime.
– Je t’aime aussi Vic. N’en doute jamais. Essaie de te reposer maintenant. Je te rappelle à la pause de midi.
– D’accord. Bonne nuit, enfin bonne fin de nuit. A tout à l’heure.
– Et n’oublie pas que les fourmis sont capables de porter sur leur dos bien plus que ce qu’on peut imaginer. Tu es plus forte que tu ne le crois.
Je raccroche et observe la photo que j’ai associée au numéro de Bastien dans mon répertoire. Je souris en me remémorant l’instant où je l’ai prise. Nous étions assis sur les marches qui mènent au Sacré Cœur, quelques semaines après notre rencontre. Il avait décidé de me faire découvrir un quartier de la Capitale chaque weekend et nous avions grimpé depuis le Moulin Rouge jusqu’à la butte Montmartre sur les traces d’Amélie Poulain. Alors que je prenais en photos les toits de Paris, je l’avais interrogé :
– T’as déjà eu l’impression d’être une petite fourmi ?
La naïveté de ma question l’avait fait rire et j’en avais profité pour capturer son portrait à ce moment-là. Je n’imaginais sans doute pas que huit ans plus tard, nous serions toujours aussi complices. Seulement huit ans alors que j’ai l’impression qu’il a toujours été à mes côtés. Peut-être parce qu’il me connait par cœur. Il est toujours présent lorsque j’en ai besoin, avant même que je l’appelle à l’aide. Il sait mieux que quiconque comment m’encourager à dompter mes peurs. C’est lui ma fourmi finalement. C’est lui qui me porte sur son dos, peu importe à quel point je suis chargée d’un lourd passé. J’espère que je pourrai m’alléger un peu après quelques jours ici.
Je sais que je ne parviendrai à me rendormir alors je me lève et descends me préparer un thé dans la cuisine. L’eau commence à bouillir et je repense à mon rêve. J’ai vu des reportages sur le stress après un trauma et comment le cerveau peut être victime d’une amnésie traumatique. Le souvenir, enfoui, est inaccessible à plus ou moins long terme à cause d’une dissociation qui s’opère au moment du traumatisme. A ce moment-là, C’est comme si le cerveau disjonctait et déconnectait avec les circuits émotionnels et ceux de la mémoire. Parfois, il suffit d’une odeur, d’un son ou tout autre stimuli pour que ce souvenir refasse surface. J’essaie de réfléchir à ce qui a bien pu permettre à mon subconscient de ramener enfin à ma mémoire ma présence lors de l’accident et mon regard se porte sur Caramel que je viens de poser sur le plan de travail. Mais bien sûr : je devais l’avoir avec moi le jour de l’accident et le fait de le serrer contre moi en dormant a dû faire écho avec cette nuit-là.
– Tu m’as aidée à ne pas avoir trop peur en attendant les secours n’est-ce pas ? lui dis-je.
Je n’ai sans doute pas pris conscience à l’époque de la gravité des blessures de mes parents et ai dû simplement penser qu’ils dormaient. Je n’arrive pas à réaliser qu’il s’agissait bien de moi et que c’est moi qui ai vécu cette tragédie. J’ai de la peine pour cette petite fille et j’ai envie de lui offrir une vie plus paisible désormais. Je ne peux plus continuer de me contenter de suivre ma destinée comme un pantin. Je suis allée à l’école que ma grand-mère avait choisie pour moi lorsqu’elle me donna les prospectus au lycée, j’ai toujours suivi les plans de Bastien concernant mes loisirs et ai accepté l’offre de l’agence de Bordeaux quand ce dernier a envoyé mon CV alors que je n’osais pas le faire. « Exister, c’est oser se jeter dans le monde. »1 Oser répondre à Coline il y a quinze jours a finalement été le premier pas vers cette liberté de décider enfin par moi-même. J’ai survécu miraculeusement à un accident, je ne peux pas me contenter de survoler la vie. Il est temps de ne plus avoir peur.
– Tu es prêt Caramel ? je l’interroge, comme pour défier une dernière fois ma détermination.
J’ai l’impression qu’il me sourit comme pour valider la promesse que je viens de faire à celle qui l’avait abandonné depuis plus de vingt ans et qu’il vient enfin de retrouver.
Je sors ensuite dans le jardin pour boire mon thé et admirer le ciel étoilé. Je rejoins la balançoire et m’assois sur la planche de bois en essayant d’imaginer à quoi pouvait rêver la petite Victoire, lorsqu’elle s’envolait dans les airs. Planifiait-elle de rencontrer un prince charmant, vivre heureuse et avoir pleins d’enfants ? Je vois alors la silhouette d'un avion avec trois lumières clignotantes passer dans le ciel. Je repense immédiatement à Thomas et me mets à imaginer comment j’aurais pu agir différemment. J’ai supposé d’emblée que nos chemins devaient forcément se séparer à la descente de l’avion mais je ne peux pas nier l’avoir trouvé particulièrement charmant. Je songe à la rencontre entre mes deux parents : si mon père n’avait pas osé inviter ma mère à dîner, peut-être ne se seraient-ils jamais recroisés. Mais Thomas non plus n’a pas fait en sorte qu’on se revoit, il ne m’a pas demandé mon numéro de téléphone et ne m’a pas donné le sien. Je me relève en sursaut de la balançoire et renverse la moitié de ma tasse.
– Le billet ! J’ai presque crié puis rejoins en courant la maison.
Je cherche dans mon sac à dos le ticket de concert que m’a donné Nicolas mais ne le trouve pas. Je remonte dans ma chambre et fouille les poches de ma robe mais elles sont vides. Je vérifie chaque recoin de ma valise mais sais d’avance qu’il ne s’y trouvera pas. Je redescends dans le salon, soulève les coussins du canapé en vain. Je remonte alors dans ma chambre et cherche sous le lit. Il n’y est pas non plus mais une boîte y est déposée. Je l’attrape pour vérifier qu’il ne se trouve pas éventuellement derrière mais remarque que mon prénom est inscrit sur une étiquette collée au centre. J’observe l’écriture soignée qui semble celle d’une femme, peut-être ma mère donc puisque ce n’est pas celle de grand-mère et ouvre le couvercle. A l’intérieur, j’y découvre des enveloppes sur lesquelles sont inscrits des chiffres de un à sept. Je prends la première, la retourne et l’ouvre doucement pour ne pas la déchirer. Je remarque la même écriture sur un papier plié en quatre à l’intérieur et devine qu’il doit s’agir d’une lettre. J’hésite à découvrir ce qui peut y être écrit. Je ne sais pas si je suis prête à apprendre de nouveaux secrets. J’ai le sentiment tout à coup que tout va beaucoup trop vite. Mais c’est comme si cette boîte attendait que je la trouve. Alors je sors délicatement le courrier et le déplie sans oser encore commencer à le lire.
Je ressens le besoin d’être confortablement installée et me rends dans le bureau bibliothèque. Je m’assois dans le rocking-chair et me sens ainsi en sécurité, comme entourée par mes deux parents. Je prends une grande inspiration tout en fermant les yeux puis les rouvre prête à connaître ce que ma mère a voulu m’écrire.
______________________
1 Citation de Simone de Beauvoir