Le couloir était désert, enseveli par le silence. Le docteur marchait péniblement. Des imperceptibles vertiges croissaient au cœur d’une migraine vrombissante. Ses mains tremblaient. Il s’en redit compte, ce qui agrémenta sa peur.
Pourquoi aujourd’hui ? Pourquoi la panique qui l’avait pourtant déserté il y a plusieurs années revenait aujourd’hui ? Il n’en savait rien mais il connaissait trop bien cette impression. Ces sens ne le trompaient pas, ses vieux démons revenaient au galop. Il n’osa pas se retourner, de peur d’en voir un.
« Reprends-toi ! Ils ont besoin de toi », murmura-t-il en se cognant le crâne avec ses dix doigts. Il prit une grande inspiration et se concentra sur sa respiration, une technique rudimentaire qui marchait parfois. Sa marche lente et fébrile arriva gentiment à son terme, il n’était plus qu’à deux chambres d’atteindre celle qui l’attendait. Son souffle se calma discrètement et libéra ses tympans de ses vibrations.
Il entendit une voix trop feutrée pour discerner les mots qu’elle récitait. Il fit deux pas de plus et se rendit compte que la porte 427 était entrouverte. Il se cala dans son interstice, les mots devinrent audibles mais étouffés.
« Je sais que tu m’entends… N’aies pas peur... Je veillerai sur toi comme je l’ai toujours fait… ».
Il se décida à toquer, craintif d’être une intrusion à leur échange unilatéral. Il inspira profondément une dernière fois. Lorsqu’il relâcha l’air emprisonné dans ses poumons, il constata avec stupeur qu’une fine buée s’échappait de sa bouche. Il ne tremblait plus, sa migraine s’était estompée, embarquant avec elle les vertiges naissants. En réalité, il ne sentait plus son corps du tout.
Quatre coups secs et espacés. Il ouvrit la porte.
Au fond de la pièce, des stores à moitié clos laissaient la lumière s’inviter par des fragments de rayons bien définis. Ceux-ci éclairaient le lit sur lequel se trouvait un vieil homme. Une couverture blanche égayée de multiples petits points bleus couvrait ses jambes jusqu’à son torse. Sa tête était relevée par deux coussins bleus mis l’un sur l’autre. II avait les yeux clos et semblait paisible. Les descriptions faites par ses collègues étaient fidèles à ce qu’il observait.
Les bras du vieil homme étaient libérés de l’étreinte et s’érigeaient le long de son corps en dehors du tissu. Sa main gauche était soigneusement réchauffée par celles de sa femme qui tournait le dos au nouvel arrivant. Elle était assise sur une simple chaise en bois, vêtue d’une robe fleurie garnie de simplicité et d’élégance. Elle avait de magnifiques cheveux blancs qui s’entremêlaient dans la complexité d’une tresse soigneusement préparée. L’arrivée du médecin ne sembla pas la perturber.
— Bonjour, je m’excuse de vous déranger. Je suis le docteur Rissier et…
— Je sais qui vous êtes, interrompit une voix, sans doute celle de la dame qui ne daigna pas se retourner.
— Très bien, les infirmiers ont dû vous prévenir que je passerai. Je viens vérifier l’état de votre mari si vous me permettez de...
— Vous savez à quoi je pense ? Reprit la voix envoûtante en lui coupant de nouveau la parole. Cela fait trente-six ans que nous avons entamé notre danse, à quelques jours près. Toute une vie à faire valser notre amour, à graver une histoire que les dieux nous jalousent. Nous en avons fait des pas, parfois maladroits, parfois magnifiques, mais nous les avons toujours faits ensemble. Nos mains se sont serrées un été pour réchauffer trente-six hivers.
Un léger silence s’installa, comme si la voix devait reprendre son souffle avant de continuer.
Vous savez dans la vie, il y a des événements malheureux qui nous terrassent, personne n’en est épargné. Il est souvent dur de s’en relever et lorsque l’on parvient à remettre un genou à terre, on constate qu’il y a un poids qui s’est insidieusement lesté à notre âme. La marche devient alors plus lourde. Lorsqu’on subit cette cruelle réalité, on peut parfois perdre confiance. Au fond de soi, on peut pressentir des dangers, par peur que le destin nous foudroie à nouveau. Mais il ne faut pas laisser ces blessures aveugler nos yeux car nos sens peuvent nous piéger s’ils sont trop affectés par ces ébranlements. Il faut parfois réussir à voir autrement, au-delà de nos pupilles. Certaines choses doivent se ressentir avec le cœur pour se détacher de ces écueils. Ainsi, on réalise que certains dangers sont en réalité des mains tendues qu’il faut oser saisir. J’ai saisi la sienne il y a trente-six ans, après avoir eu à porter les plus lourds fardeaux. Nous avons vécu dans la légèreté, nous avons délesté notre âme. Vous savez, une danse est encore plus belle quand on s’envole.
Un nouveau silence.
Et vous, avez-vous déjà senti le danger ?
Le docteur était comme ensorcelé, il ne sentait plus rien. Seuls les mots portés par cette voix flottante pénétraient son corps pour lui rappeler qu’il en avait un. Il voulut lui répondre, mais elle reprit avant lui.
— Bien sûr que vous l’avez déjà senti. Mais êtes-vous sûr qu’il s’agissait réellement d’un danger ? Êtes-vous certain que votre peur ne masquait pas une main tendue ?
De nouveau, aucun son ne sortit de la bouche du docteur. Il était devenu une simple oreille velléitaire.
— Approchez mon jeune garçon, n’ayez pas peur.