Dimanche 16 mars 2064
En arrivant devant l’imposant bâtiment de verre, je croise Valérie en train de fumer une cigarette, seule.
— Tiens, Gabin, dit-elle simplement.
— Salut. Quoi de neuf ?
— Pas grand-chose. Tu t’habitues à ton nouveau job ?
— On peut dire ça. J’ai résolu quelques meurtres contre des chats, et puis… si ça a marché, j’ai fait fuir un stalker.
— Ah, oui, le stalker ? Émilie m’a appelée, ce matin.
— C’est vrai ? Qu’est-ce qu’elle a dit ?
— Qu’ils ne sont pas revenus hier. Elle tenait à me remercier, même si je n’ai pas compris pourquoi je me souvenais d’elle et de l’affaire.
Un peu gêné, j’explique :
— Elle était venue pour un seul stalker à la base, et je me suis occupé de son cas. Lors de la réécriture, j’étais l’un des deux mecs, j’ai fait peur à l’autre mais elle a cru que je la stalkais aussi et elle est venue nous voir quand même. Enfin, bref…
Valérie me dévisage, amusée.
— Du coup, c’est cool s’il a pas continué de la suivre, marmonné-je. Et vu que quand elle a finalement contacté l’organisation, j’avais déjà pris l’affaire en main, sa visite n’a pas été annulée.
Elle rigole, plus chaleureuse qu’à notre première rencontre.
— Je préfère ça. Ça fait super plaisir d’avoir le retour d’un client, une fois de temps en temps. Mais tu sais qu’on prend pas les affaires de stalking ?
— Ce sera notre petit secret, dis-je sur un ton énigmatique en m’en allant.
J’entends son rire léger résonner alors que je contourne le bâtiment pour monter par derrière. Je crois que j’ai réussi à me faire pardonner pour mon attitude limite du premier jour. Je vois les choses un peu différemment, maintenant. C’est peut-être grâce à Iris, mais j’arrive à comprendre dans quelle mesure j’ai été lourd. Elle est un peu comme un baromètre super précis qui m’indique les choses à faire ou à ne pas faire, avec qui que ce soit, femmes comprises. Un baromètre drôlement expressif. Si je sais qu’elle n’aimerait pas, alors personne n’aimerait, probablement. Ou juste celles qui cherchent un coup d’un soir, et je sais les repérer avant de sortir le grand jeu. C’est idiot que j’aie eu besoin de l’avoir rencontrée pour me rendre compte de ce genre de choses, mais mieux vaut tard que jamais, non ?
Cette fois, je ne me rends pas au 4e pour faire une sieste tout juste arrivé. Je passe prendre un café au 1er, déserté, et me rends directement au 3e. Iris est dans notre bureau, penchée sur un dossier. Une grosse pile de rapports est posée sur ma table, dénotant avec le vide habituel de cet endroit.
— Bonjour, Gabin.
— Bonjour, Iris.
Elle frémit en entendant son nom prononcé avec toute la douceur que je parviens à tirer de mon café. Visiblement, elle a déjà été chercher le sien. Je m’assois devant ma pile, ne sachant pas exactement de quoi il s’agit.
— On a récupéré l’affaire du meurtre de Maxime Simon dont je t’ai parlé, m’annonce-t-elle.
— Et ça ?
— Ah… oui, ce sont tes dossiers. Le premier, c’est le rapport que j’ai écrit hier après… ce qui s’est passé. Les autres, les quatre fois où elle t’a tué. Tu peux ne pas les lire. Je les ai sortis pour que tu aies le choix.
— Pourquoi est-ce que je ne les lirais pas ?
— Parce qu’il y a des détails.
Je reste figé devant les rapports qui me font de l’œil, hésitant. Soupirant, je les fais glisser sur le côté et prends le premier. Je l’ouvre. Aucune photo, bien sûr. Il s’agit seulement d’un compte-rendu précis, heure par heure, de l’annulation d’Iris. Son attente dans la voiture, en planque devant chez moi. L’heure à laquelle Manon est rentrée. Puis celle à laquelle j’ai toqué à sa vitre. Elle ne mentionne pas s’être endormie, je ne vais pas chipoter. Elle devait vraiment être fatiguée, parce que s’endormir alors qu’elle doit sauver quelqu’un et m’épargner un traumatisme non nécessaire… Enfin, elle raconte l’arrestation.
Je tourne la page et je tombe sur la description des faits tels qu’elle en a été témoin.
18 h 12 : Gabin m’appelle. Je décroche. Je l’entends prononcer les mots : « Qu’est-ce qu’il y a, Manon ? Tu aurais voulu que je les laisse mourir ?». D’après la suite de la conversation, il parle des meurtres de chats perpétrés par Stéphane Malaury que nous avons annulés ensemble il y a peu. Manon demande à Gabin pourquoi il a agi bizarrement et posé les questions qu’il a posées. Elle devine que les quatre annulations que j’ai effectuées auprès d’eux ne consistaient pas à empêcher une rencontre qui aurait été bénéfique à la secte du Sablier, mais à le sauver d’elle. Elle prend la décision de le tuer définitivement, cette fois, et prononce les mots exacts : « Il ne faut pas qu’elle annule ce qui va t’arriver. Je sais ce que je dois faire ». Elle s’était préparée. J’entends des signes de lutte. Du verre brisé. Puis mon prénom, prononcé par Gabin, affaibli.
18 h 15 : Je suis en route vers l’appartement de Manon, qui se trouve dans le même immeuble, en face de celui de Gabin.
18 h 21 : J’enfonce la porte de chez Manon. Tous deux sont au sol, allongés dans les morceaux de verre d’une table basse détruite. Manon est morte et Gabin, étendu face à elle, une seringue ayant contenu une drogue paralysante non loin de lui, me fixe sans bouger. Il m’explique avoir tué Manon. Il est en état de choc. Je le soulève et l’installe sur le canapé, l’aide à se calmer. Lorsque les effets de la drogue commencent à le faire délirer, je le quitte pour procéder à l’annulation.
Je veux tourner la page à nouveau, mais c’était la dernière. Je ferme le dossier, pensif.
— J’ai dit quoi ? demandé-je, curieux.
— Quand ça ?
— Hier, quand je délirais.
— Je sais plus, des trucs qui n’ont pas de sens.
Je lève les yeux au ciel et je tire le dossier suivant à moi.
— Tu es sûr que tu veux regarder ça ? m’avertit Iris, le regard dur.
— Si ma partenaire était plus bavarde, je n’en aurais peut-être pas besoin, mais c’est comme ça.
Je fais mine d’ouvrir le dossier. Elle se lève brusquement, tendue.
— Qu’est-ce que tu veux savoir ?
— Pourquoi tu ne veux pas que je lise tout ça par moi-même ?
— Tu crois peut-être que tu n’as aucune sensibilité ? répond-elle, avec dans le regard, un éclat de douleur. Que tu peux lire tes propres séances de torture sans aucune réaction ? Que les descriptions de ton corps poignardé dix fois, ensanglanté, ne vont rien te faire ? Je t’ai vu mort, Gabin. J’en ai appris beaucoup sur ma propre sensibilité. Mais hier, c’était différent. Hier, tu as survécu et tu étais méconnaissable. Je ne veux pas te revoir dans cet état-là. Je préfère que tu oublies. Tu l’as préféré aussi.
Je ne sais pas comment elle fait pour trouver les mots justes comme ça, mais j’abandonne. Je repose le dossier sur la pile, et celui d’hier par-dessus. Je me lève, fourre mes mains dans mes poches et me rapproche d’elle et de son affaire différente, une affaire où le mort n’est ni moi, ni ma voisine.
— Bon, mets-moi au jus.
Elle me jette un regard reconnaissant et revient au début du dossier avec empressement.
— Maxime Simon a été trouvé tué d’une balle dans la gorge dans son appartement. Sa belle-mère, Fiona Weber, est arrivée sur les lieux en premier, montant des sacs de course, pendant que sa femme, Lucile Simon, garait la voiture. Louis m’a transmis son rapport. Toutes les analyses sont revenues du labo, on n’a rien. L’arme du crime est introuvable. Le tireur est droitier, fait entre 1 m 70 et 1 m 80 et était vraisemblablement convaincu que Maxime méritait de souffrir avant de mourir…
— Donc le tueur voulait que Maxime agonise lentement. Et vu où il a tiré, il ne cherchait pas à le faire parler. Peut-être même qu’il voulait plutôt qu’il se taise.
— C’est ça. Fiona et Lucile ont commencé à s’exprimer. Fiona nous a confié l’affaire comme elle l’avait annoncé. Lucile se trouve actuellement dans une salle d’interrogatoire, on lui a donné un café pour la faire patienter. Martin lui tient compagnie, le temps qu’on arrive.
— Okay. Tu as une méthode particulière pour discuter avec les suspects ? Bon flic, mauvais flic, ou je ne sais quoi ?
— Non, on n’est pas dans les films. Cette fille n’a probablement rien à voir là-dedans, et même si c’était le cas, son traumatisme est réel. On fait preuve de compassion, on lui pose les bonnes questions, on essaie de trouver une piste au plus vite. Le temps presse.
Je hoche la tête. Elle referme le dossier, me le tend et attrape son café avant de sortir du bureau. Je l’imite. Nous nous rendons au 1er et rentrons dans la salle dans laquelle j’ai effectué mes tests d’entrée. Jensen semble déjà parti.
Lucile a les cheveux en carré long, blond foncé. Ses yeux rouges nous suivent du regard lorsque nous nous installons devant elle. Elle n’affiche aucune émotion, comme si tout ce qu’elle avait vécu était maintenant assimilé, qu’elle ne savait plus quoi faire à ce stade. Elle attend que nous parlions, les mains posées sur la table.
— Bonjour, Lucile, dis-je en souriant.
Mouvement imperceptible de la tête. Elle ne répond ni par la voix, ni par le sourire. Ses yeux s’embuent à nouveau. Elle est à fleur de peau.
— Bonjour, répète Iris en s’asseyant. Nous allons vous poser quelques questions pour pouvoir avancer au mieux dans l’enquête. Pour commencer, toutes mes condoléances.
Le regard de Lucile s’illumine, rassuré. Peut-être ne le lui a-t-on pas assez dit, à cause de son statut de suspecte. La justice a un côté cruel, quand on y pense. Présomption d’innocence, dans la théorie. Dans la pratique, l’humain suppose, croit deviner, agit en conséquence. Sans les lois, c’est un beau bordel. Quand on ne sait pas, quand rien ne prouve quoi que ce soit sinon des statistiques du style « souvent, c’est le conjoint », autant se taire. Même si dans notre cas, un mauvais traitement serait vite oublié grâce à l’annulation.
— Pouvez-vous nous raconter ce qui vous est arrivé ? demande Iris d’une voix douce.
— Oui, je…
Lucile se reprend malgré les larmes qui reviennent, déglutit et se lance pour de bon.
— J’étais dans la voiture, en bas de l’immeuble. Ma mère est descendue avec une partie des sacs de courses pendant que je cherchais une place parce que la nôtre était prise, encore une fois. Je l’ai trouvée assez rapidement. Quand je suis montée, elle était sur le seuil et reculait lentement. Je n’ai pas compris tout de suite, et puis elle s’est tournée vers moi et elle est sortie complètement de l’appartement. C’est là que je l’ai vu…
Un sanglot l’interrompt brutalement et ses larmes coulent sans s’arrêter. Elle essaie de les intercepter avec ses mains, de les essuyer, mais peine perdue. J’écrase mes poches, cherchant un paquet de mouchoirs que je n’ai pas pensé à apporter. Iris lui en tend un sans attendre. Décidément, elle prévoit toujours tout.
— Je suis désolée, gémit Lucile en se mouchant.
— Ne le soyez pas, la rassure Iris. Vous vous débrouillez très bien. Avez-vous modifié des éléments de la scène de crime ?
Je remarque que pendant que Lucile se mouche, quelque chose de coloré sur sa peau dépasse de la manche trois-quarts de son tee-shirt.
— Non, souffle-t-elle. On a tout de suite vu qu’il était… que ça ne servait à rien d’appeler les secours. On a directement contacté la police, en restant dans le couloir.
Intrigué par cette couleur étrange sur son bras, je plisse les yeux. Un tatouage ? Non, les couleurs sont trop variées. On dirait plutôt…
Lucile remarque soudain mon regard fixé sur son bras et tire exagérément sur sa manche pour m’empêcher de distinguer quoi que ce soit.
— Excusez-moi, qu’est-ce que c’était ? Un tatouage ?
— Non, je n’ai pas de tatouage.
Iris me scrute sans comprendre, avant d’enchaîner :
— Est-ce que vous connaissez des gens susceptibles de vouloir la mort de votre mari ?
— Non, je… il a beaucoup d’amis, aucun ne pourrait lui faire ça. Et lui n’était pas particulièrement déprimé, je ne vois pas pourquoi il aurait voulu… s’ôter la vie…
— Oh, non, lui assure Iris, ce n’était pas un suicide. Est-ce que vous avez plus d’informations pour nous ? Votre mari était-il à la maison toute la journée ?
— Il n’est pas sorti, il regardait la télévision. J’ai discuté avec ma mère, elle l’a trouvé exactement comme je vous l’ai raconté. On ne sait rien de plus, malheureusement.
Iris hoche la tête, triturant le carton du dossier que j’ai posé devant nous. Elle réfléchit un instant, puis expire longuement et se lève.
— Bien. Si nous en ressentons le besoin, nous contacterons votre mère pour poser quelques questions supplémentaires. En attendant, nous allons vous laisser partir.
— Est-ce que vous allez pouvoir… le ramener ?
Iris lui sourit chaleureusement.
— Au vu du contexte, oui, c’est plus que probable. Même si nous ne découvrons pas le coupable à temps, votre mari était chez lui et le meurtre y a été commis. Ça aurait été beaucoup plus incertain s’il avait été déplacé et si sa mort datait de plus longtemps.
Lucile baisse la tête, souriant légèrement. Elle nous remercie du regard et sort de la pièce. Nous la reconduisons jusqu’en haut des escaliers menant au rez-de-chaussée et l’observons alors qu’elle disparaît.
— Ça n’aura pas duré longtemps, fais-je remarquer.
Iris pose un doigt sur ses lèvres. Dans la cage d’escalier, les mots résonnent. Nous empruntons l’ascenseur et remontons dans notre bureau, pensifs.
— C’était quoi, tout à l’heure ?
— Euh… rien, j’étais intrigué par une bizarrerie. On est des genres de flics, non ? Si un témoin dit qu’il a vu une fille avec un tatouage sur le bras fuir la scène de crime, comment on fait si on ne sait pas que Lucile en a un ?
— T’es sérieux ?
Je soupire. Non, je ne suis pas sérieux. Je soupçonne autre chose, et ça m’ennuie pas mal.
— Pas vraiment, expliqué-je. Je pense que c’était un gros hématome.
Iris ne répond pas. Elle s’assied sur son bureau, pose le dossier et croise les bras.
— Plus précisément, un pouce d’un côté et quatre doigts de l’autre, comme si on lui avait attrapé le bras particulièrement violemment. Cette fille, pour moi, elle a pris des coups. De ce type.
Je désigne le dossier sur sa table. Elle suit lentement mon regard, dubitative. Mais je sens qu’elle envisage cette possibilité.
— Je n’ai pas l’impression que ça la mette en joie, continué-je, de savoir qu’il sera de retour sous moins d’une semaine. Sa mort est un soulagement pour elle. Elle ne l’a probablement pas tué, mais elle en est libérée, et elle ne peut pas s’empêcher de respirer, pour la première fois.
— Elle est peut-être la tueuse. On ne peut pas l’écarter sur une intuition.
— Tu me crois ?
— C’est une piste comme une autre.
Je prends son verre vide, l’imbriquant dans le mien.
— Je vais jeter ça.
En sortant, j’avise la poubelle au bout du couloir et m’y dirige. Goff sort à ce moment-là de son bureau. Calmement, je fais semblant de rien, fixant la poubelle.
— Gabin ?
Il me regarde, planté dans le couloir. J’avance encore un peu, me rapprochant de lui, et m’arrête à quelques pas.
— Oui ?
Mon cœur bat la chamade. Je sens que ma peau chauffe, que mes doigts tremblent légèrement sur le carton des gobelets.
— Je suis vraiment désolé de ce que t’a infligé Manon. Elle ne recommencera plus.
— Oh… oui, je sais. Je m’excuse d’avoir dû l’emmener au commissariat.
— Je comprends, ce n’était pas ta décision.
Il jette un regard mystérieux vers la porte de mon bureau, où se trouve Iris, et ajoute :
— Davenport n’est pas au courant de notre situation. Manon a été relâchée sur mes ordres. J’ai bien expliqué que sa tentative de meurtre n’ayant pas abouti, elle n’a pas été comptée dans son quota et dans ton cas, il s’agissait de légitime défense. Tu n’as encore tué personne, officiellement. J’ai expliqué au commissaire qu’il pouvait ignorer l’envoi de ce dernier rapport et j’ai eu une discussion sérieuse avec Manon. Elle ne s’en prendra plus à toi.
— O… kay.
Iris ne va pas être contente. Je souris à Goff, le remercie et lui montre mes gobelets, indiquant que je vais les jeter. Il hoche la tête et reprend son chemin, satisfait de cette petite mise au point.
En revenant dans le bureau, je trouve Iris penchée sur le dossier, une moue pensive sur le visage. Je n’ai pas envie de le lui dire, mais il va bien falloir un jour.
— J’ai croisé Goff. Il a fait relâcher Manon.
Ses traits s’affaissent. Elle me regarde interdite. Puis, un peu perturbée par ce que je viens de dire, elle reporte son attention sur son dossier, comme si de rien n’était. Je suppose qu’elle se doutait que son combat était futile. Qu’un type aussi puissant que Goff ferait pencher la balance en sa faveur et ne laisserait pas Manon se faire emprisonner à perpétuité. Pourtant, elle ne donne pas l’impression d’abandonner. Juste d’avoir perdu la bataille.
— On a du monde à rencontrer, aujourd’hui, dit-elle sans relever la tête. Prépare-toi.
— Ça te dirait de prendre un verre, ce soir ?
Elle reste immobile, comme si je n’avais pas parlé.
— Ça me permettrait de ne pas retourner trop tôt dans mon immeuble, ajouté-je comme si c’était un argument à considérer.
Elle tourne la page du dossier. La photo du type mort, la gorge pleine de sang, s’affiche en grand sous ses doigts.
— Oui, ça me fera pas de mal, répond-elle finalement.
— Tu sais pas c’que tu rates, dis-je tout de suite. Ah, attends. Tu acceptes ?
Iris pouffe de rire tout en secouant la tête.
— T’es con, lâche-t-elle dans un sourire. Allez, on se bouge.
Content de mon effet, je lui emboîte le pas. Nous laissons la voiture où elle est - il faut bien que nos moi du futur disposent d’un moyen de déplacement s’ils doivent revenir, selon Iris - et empruntons les transports en commun. Quand j’essaie d’entamer la discussion avec elle, de lui parler de tout et de rien, de connaître ses passe-temps, elle me répond : « Plus tard ». Je sens que cette soirée au bar va être mémorable, si elle est à ce point disposée à m’en apprendre plus sur elle.
Arrivés devant l’immeuble où le meurtre s’est déroulé, nous visitons la rue, les boutiques proches, nous discutons avec les voisins. Nous apprenons ainsi qu’aucun coup de feu n’a été entendu.
— Les gens sont louches, dit Iris.
— C’est pas habituel, ça ?
— Dans un sens, si, mais cette histoire de coup de feu… à chaque fois qu’on leur demande, ils évitent le sujet ou nous disent qu’ils n’ont rien entendu, qu’ils n’étaient pas chez eux… On était quand même en fin de soirée. Je n’ai pas encore demandé les alibis, mais c’est trop louche.
— Ils l’auraient entendu ?
— Je pense que le meurtrier a passé un accord avec eux. Un genre de justicier qui leur aurait dit qu’il allait se débarrasser, ne serait-ce que temporairement, d’un homme qui brutalise sa femme.
— Tu l’as dit, temporairement. Ça n’a aucun sens. Qui ferait ça en sachant que ça va être annulé ? Tu crois qu’ils essaient de nous faire perdre la semaine entière ?
— Non. Ils savent que même sans coupable, on va l’annuler.
Je n’avais pas réalisé combien un meurtre confié aux agents du temps était plus difficile à élucider qu’un meurtre normal. On n’a pas été très loin dans l’enquête, mais la simple notion d’annulation étant dans l’esprit de tout citoyen, le crime a forcément un objectif différent, plus subtil.
— Le meurtrier est soit fou et n’a pas conscience que ce qu’il a fait sera réparé, énuméré-je, soit un… justicier, comme tu dis, qui pense qu’un répit d’une semaine pour Lucile, même oublié, même supprimé en changeant de ligne de temps, lui est bénéfique. Soit…
— Soit la dernière option, suggère Iris. Une pulsion, rien de prévu. Mais une pulsion avec une arme à feu dans les mains, ce n’est pas courant. Pour moi, c’était prémédité. Ce qui revient à dire que les motifs du crime sont un mystère.
— On va voir les copains de la victime ?
Iris consulte sa montre.
— On fait ça, et puis on va à ton bar.
Elle a l’air pressée de placer cette journée derrière elle.
— Soyons honnêtes, ajoute-t-elle, on va sans doute devoir retourner dans le passé à l’aveugle. D’expérience, c’est ce qui arrive avec ce genre d’affaire. De nos jours, les meurtres sont plus faciles à annuler. Les pistes tombent comme des fruits trop mûrs sur notre chemin. Personne ne tue en espérant que ça reste comme ça, et tous ceux qui enterrent leur victime dans un coin paumé, eh bien, on ne voit jamais la couleur de leur dossier parce que le délai est dépassé la plupart du temps. Même ta Manon, tu sais, est venue se dénoncer d’elle-même à chaque meurtre.
— Moi qui pensais justement que nos enquêtes étaient plus difficiles à élucider…
— C’est le motif qui peut être plus difficile à élucider. Pas l’affaire en elle-même. Parfois, les gens ne réfléchissent pas. Ils ne pensent qu’à l’instant présent. Leur vision ne va pas plus loin que la ligne de temps courante… ou bien ils n’y croient pas. Certains pensent que les agents du temps sont une invention du gouvernement pour diminuer le taux de criminalité. Ceux-là sont les meurtriers les plus faciles à arrêter. Et je mettrais ma main à couper que dans moins d’une semaine, on en tient un de plus comme ça.
Nous reprenons les transports et nous arrêtons à mi-chemin de notre destination, rendant visite au groupe d’amis qui s’est réuni justement à l’occasion de la mort de Maxime.
— Bonjour, nous aimerions vous poser quelques questions, demande Iris lorsqu’un grand maigrichon ouvre la porte d’une charmante maison de banlieue.
— Ah, vous êtes les agents du temps ? Entrez.
À l’intérieur, dans un salon encombré de personnes, une télévision crache les commentaires enthousiastes d’un duo présentant un match d’e-sport. Un homme est assis sur le canapé, captivé par l’écran, tandis que les autres, debout, discutent avec animation, une bière à la main. L’un d’eux, en nous voyant, se tourne vers nous et nous hèle d’une voix forte.
— Bonjour, bienvenue ! Vous êtes là pour parler de Max ?
Iris hoche la tête avec un petit sourire. Voyant qu’elle est plutôt du genre discrète, les hommes baissent la voix.
— Enchanté, je suis Dylan. On s’est tous réunis aujourd’hui pour penser à Max. On sait qu’il va pas rester mort bien longtemps, on vous en remercie. Mais on voulait quand même lui faire honneur. C’est moche, ce qui lui est arrivé. J’aimerais bien savoir qui est le salopard qui a fait ça. C’était quoi, un cambriolage ?
Remarquant que Iris n’est pas à son aise dans cet environnement, je secoue la tête et réponds :
— Non, un simple meurtre. On aimerait savoir à quel point chacun d’entre vous avait envie de le buter.
La salle se tait d’un coup et Iris attrape ma main, me pinçant la paume méchamment. Je souris de ce contact, même si la douleur est plus forte que la caresse de son toucher.
— Vous faites de drôles de blagues, rigole Dylan.
— Fallait bien que j’attire votre attention à tous, plaisanté-je. Plus sérieusement, ça nous arrangerait qu’on sache qui a noyé votre pote dans son propre sang avant qu’on y retourne, ce serait plus sûr et plus propre. Du coup, tout indice est bon à prendre. Est-ce que l’un d’entre vous était en froid avec Maxime ?
Je me rends compte que même si mes mots un peu durs lâchés pendant leur petite fête étaient censés les réveiller et les énerver, il n’en est rien. Des sourires se dessinent sur toutes les lèvres.
— Si j’avais dû tuer Maxime, dit soudain l’un d’eux en rigolant, j’aurais pas visé la gorge. J’ai rien contre lui, il m’a jamais saoulé comme certains. Je dis juste que je lui aurais pas infligé ça, c’est un travail de chien.
— Pareil, ça me viendrait pas à l’idée de l’abattre comme ça. Il m’a jamais rien fait.
— Pareil. Après, je suis pas d’accord avec la façon dont il traite sa gonzesse. Mais ça me regarde pas. Si elle était pas contente, elle avait qu’à porter plainte.
— De quoi, porter plainte ? Il était fou amoureux, je te dis.
— Fou amoureux, faut le dire vite.
— On peut être amoureux et être une brute dans les mauvais moments. Ça veut rien d…
— Mec, t’étais pas là le jour où il lui a fichu un pain…
Je lève les mains pour calmer la discussion, qui s’enflamme inutilement.
— Donc pas un, ici, n’avait d’intérêt à le tuer de cette manière ?
C’est complètement idiot de poser cette question, je le sais, mais je sais aussi que tous sont au courant de l’existence de la chronomachine et du fait que le meurtre sera annulé. J’inspecte les visages, tous tournés vers moi. Tous indifférents. Ils secouent la tête. Dans ma main, celle d’Iris, qui ne m’a pas quittée, se contracte un peu.
— Bien. On ne va pas vous embêter plus que ça. Bonne fête.
— C’est pas une fête ! grogne l’un d’eux alors que nous sortons.
Tandis que nous nous dirigeons vers la station de métro la plus proche, Iris retire enfin sa main de la mienne.
— Tes méthodes…, commence-t-elle.
Comme elle ne termine pas sa phrase, je me tourne vers elle et lève un sourcil.
— Quoi ? C’est les miennes, non ?
Sans me regarder, elle laisse un sourire étirer ses lèvres. Je n’avais pas la moindre idée que ces méthodes étaient les miennes. J’ai testé un truc, aujourd’hui, je trouvais que ça avait de bonnes raisons de marcher. Elle vient de me confirmer que c’est ma façon de faire. Souvent. De lorsqu’elle me connaissait… Je vais essayer de me contrôler, ce soir, mais ça va être difficile. Je ne vais plus supporter longtemps tous ces secrets. J’ai besoin de savoir, et je m’étonne moi-même d’avoir tenu aussi longtemps.
— Quel bar ? dit Iris en entrant dans le métro.
— Celui de Robin.
Elle hoche la tête. Je ne fais plus d’efforts pour lui expliquer des choses qu’elle sait déjà, elle n’en fait plus pour faire semblant de les découvrir. Je me demande si ça signifie qu’elle sera prête à répondre à mes questions quand elles viendront, ou si elle veut juste profiter de son propre confort. Qu’on fasse comme si de rien n’était.
Après avoir pris un bus nous rapprochant du bar, et par la même occasion de chez moi, j’y entre et elle me suit.
— Gabin ! Ça fait longtemps, mon pote, sourit Robin, ravi de me voir. Oh, je vois que tu es en charmante compagnie.
— Salut, Robin. Je te présente Iris. On va passer la soirée ici.
— Nickel. La table habituelle ?
— Ouep.
Iris, à mes côtés jusque-là, me dépasse à peine et se dirige vers la fameuse table, un carré près du mur encadré de banquettes. Elle s’y glisse juste avant moi et me sourit d’un air gêné.
— Tu veux quoi ?
Je commande pour nous deux et fais signe à Robin qu’il peut désactiver son mode wingman. Visiblement, ça amuse Iris.
— Alors, où on en était, aujourd’hui…, marmonné-je en faisant mine de me remémorer. Quand je t’ai demandé ce que tu aimais faire dans la vie. « Plus tard », tu as dit. Maintenant, c’est bon ?
— Oui, rit-elle, maintenant, c’est bon. Pas la peine de faire ton numéro, je vais répondre à tes questions. Je suis orpheline… pour de vrai. Mon père m’a élevée seule et est décédé d’un cancer quand j’étais en fin d’adolescence. Je n’ai jamais connu ma mère. Je n’ai pas vraiment de passe-temps si ce n’est flâner dans les rues anciennes de Paris, visiter les musées, me balader dans les parcs. Mais j’ai peur des pigeons. Enfin… des oiseaux en général. C’est beau à regarder de loin, mais ça vole. Ça ne m’empêche pas de les nourrir, cela dit.
Elle frissonne en disant cela.
— Tu as peur des oiseaux ? répété-je.
Elle hoche la tête, les lèvres pincées en un sourire embarrassé, s’attendant à ce que je me moque. Je l’aurais fait, si l’info n’était pas noyée dans des choses plus tristes.
— Est-ce que tu as toujours su que tu serais un agent du temps ? demandé-je.
— Non. À la sortie du bac, j’étais perdue. Je n’avais pas d’études en tête, je ne m’étais inscrite nulle part. Ma solitude était récente, je n’avais pas envie de réfléchir à mon avenir tout de suite. Lors d’une visite dans un centre d’orientation, une femme m’a dit que les agents du temps ne recrutaient que les orphelins. Je n’avais jamais envisagé une telle carrière, mais ce critère-là m’a convaincue. Je ne saurais pas t’expliquer pourquoi. C’était une condition, mais dans mon esprit, c’est devenu autre chose. Une bonne raison. Un peu comme si le destin avait placé ce boulot sur mesure sur ma route. Que j’étais faite pour lui.
Robin arrive avec son plateau, pose nos deux verres devant nous et m’adresse un grand sourire.
— Bonne soirée, les amis.
Et il repart. Iris le regarde s’éloigner avec mélancolie. Elle détaille les lieux sans vraiment les découvrir. Tout pour ne pas croiser mon regard. Je suis à court de questions, elle a tout dit trop vite. J’ai l’impression qu’elle ne considère pas son existence comme consistante, comme méritant de l’attention. Il fallait qu’elle en finisse au plus tôt.
— Je vais être chiant, murmuré-je pensivement.
Iris reporte son attention sur moi, puis sourit.
— Ça changera pas de d’habitude.
— J’aimerais bien savoir dans quelle mesure tu en as appris plus sur moi suite à ces quatre annulations.
— Cinq.
— Soyons honnêtes, Iris, je n’avais aucun secret pour toi même avant cette cinquième fois.
Elle baisse la tête. L’expression que j’ai utilisée est plutôt explicite, presque intime. Et elle n’est pas exagérée.
— J’ai dû effectuer des recherches sur toi, comme on en fait actuellement dans nos enquêtes.
— Tu m’as dit que Manon s’était dénoncée.
Elle ne répond pas. Je pense à des films romantiques, des chansons même, et j’émets une supposition que je trouve rigolote.
— Ou alors tu as flashé sur moi à l’une de ces annulations, peut-être suite à une ou plusieurs récidives, et tu as entamé ces recherches juste pour savoir qui était ce type qui se faisait assassiner régulièrement par sa voisine ?
— Je n’ai pas flashé sur toi, articule-t-elle sérieusement.
— Tu as pourtant le comportement inverse.
Je trempe mes lèvres dans ma bière et bois quelques gorgées. Ses yeux se fixent sur ma pomme d’Adam mouvante sur ma gorge.
— Comment ça, le comportement inverse ? J’ai l’air d’être intéressée par toi ?
— Tu n’as pas l’air de ne pas l’être.
Ces mots la font rire sincèrement. Elle secoue la tête, encore une fois comme si c’était bien mon genre de dire ces choses, comme si elle en avait entendu de similaires dans ma bouche, par le passé.
— Je peux t’embrasser ? demandé-je.
Son sourire s’efface brusquement. Elle me fixe comme une statue, sans rien répondre. Ça doit être ça, ma méthode. Dire les choses, analyser les réactions. Profiter du résultat lorsqu’il est gratuit, comme ici. Je me penche vers elle. Elle ne cille pas. J’ai l’impression qu’elle a peur. Mais pas peur de moi, pas peur que je l’embrasse. Il s’agit d’autre chose. Mon visage à quelques centimètres du sien, je louche sur ses lèvres si particulières. Sa mâchoire dure est contractée. Ses pupilles tremblent. Ses iris brillent.
Nos nez se touchent alors que je pose ma bouche sur la sienne. Dans un souffle fébrile, elle ferme les yeux et ouvre ses lèvres. Tous mes sens se réveillent. Mon corps se réchauffe. Je pose les mains sur ses joues tendues, caressant du pouce la courbe de ses pommettes. Nos langues s’emmêlent et se livrent un combat sans pitié. Elle me veut, mais elle se retient.
Quand je la relâche, son regard me livre sa vulnérabilité comme au premier jour. Une faim dévorante semble nous pousser à nous rapprocher à nouveau. Je guette tous les signes : ceux auxquels je m’attends de sa part, le regret et les remords, la lèvre qu’elle pourrait se mordre, ses mains cherchant ses affaires pour se préparer à partir. Au lieu de cela, elle m’attend sans le montrer, son corps figé dans l’instant qu’elle n’a pas encore quitté.
Je me lève lentement sous son regard brûlant. Contourne la table, m’assieds à côté d’elle. Nos cuisses se touchent. Je plonge dans ses yeux gris et je ne sens chez elle aucun recul, aucune inquiétude. Une incrédulité, peut-être. Alors je tends la main vers la peau de son cou, je caresse ses cheveux, et la voyant si réceptive, je l’embrasse à nouveau.
Je n’irais pas jusqu’à dire que je n’ai jamais vécu cela. Les baisers fiévreux, l’échange de salive, tout ça, je connais. Mais avec elle… avec Iris… ces petits riens, ce que je prenais jusque-là pour une étape nécessaire à la suite, au plaisir… ces petits riens sont déjà du plaisir, et je veux y goûter encore et encore.
Essoufflée, Iris me repousse finalement. L’une de ses mains est dans ma nuque et ses doigts jouent avec mes cheveux ras. L’autre est posée sur ma poitrine, à plat. Elle a les yeux fermés. Elle attend que son souffle devienne plus régulier.
— Mollo, parvient-elle à murmurer. Je n’ai pas fini mon verre.
Elle me lâche et se redresse. Ramène la paille à sa bouche et aspire de longues gorgées, fixant son cocktail avec concentration. Cela me fait sourire. Je fais glisser ma bière jusqu’à moi et la termine, savourant la chaleur de sa cuisse contre la mienne qui émet par moments de petits spasmes nerveux.
— J’habite à côté, dis-je simplement.
— Je sais.
— Je sais que tu sais.
Je lui décoche un sourire qui signifie qu’à ce jeu, je suis gagnant. Incroyable mais vrai, elle rougit et se remet à siroter son cocktail.
— Tu es de quelle année ? dis-je soudain, réalisant que je ne connais pas son âge.
— 39.
Trois ans de moins que moi.
— Août 39.
Elle sourit. C’est sûr, elle est télépathe. Elle a anticipé mon calcul. Je suis de janvier. Deux ans et demi de moins que moi, donc. Elle a vingt-cinq ans.
Lorsque la paille commence à aspirer de l’air, Iris s’arrête et repousse son verre. Appréhensive, elle l’éloigne d’elle.
— On y va ? propose-t-elle d’une toute petite voix. Je te raccompagne. Il ne faudrait pas qu’il t’arrive malheur en chemin.
Amusé, je me lève de la banquette et me rends à l’accueil, où je fais signe à Robin d’ajouter la note sur mon ardoise. Lui me dévisage comme si j’avais trouvé la perle. Comment fait-il pour voir la différence ? Ne l’ai-je pas embrassée comme n’importe quelle conquête de ce bar ? Mais il a raison, avec Iris, c’est différent. Je ne sais pas encore à quel point, mais j’ai bien l’intention de le découvrir.
Nous sortons et marchons le long du trottoir. Je prends soin de me déplacer vers les pigeons lorsque j’en vois, ce qui la fait rire.
— Arrête, dit-elle, si tu ne les fais pas s’envoler, je n’ai aucun problème avec eux.
— Et les petits moineaux ? Tu as peur, aussi, des petits moineaux ?
Elle ne répond pas, me poussant gentiment pour me faire taire. Bientôt, nous nous retrouvons plantés devant la porte de mon immeuble. Je l’ouvre et elle me suit dans la cage d’escalier. Nous montons lentement à l’étage. Personne. Pas de Manon ni qui que ce soit d’autre. Je préfère ça.
Je fouille dans mes clés pour trouver celle de ma porte d’appartement. J’ouvre en grand. Je rentre sur le seuil, retire les clés et me retourne. Iris, raide et droite, se tient sur le paillasson. Son expression est difficile à déchiffrer. Elle veut de moi, je crois. Mais elle n’est plus prête à faire le premier pas. Et puis, c’est notre premier… rendez-vous. Est-ce que je devrais ? Oui, mais pour elle, ce n’est pas le premier. Ou bien c’est le premier, mais elle me connaît si bien. Si bien…
J’attrape son poignet et, sans forcer, je la tire vers moi. Ses pieds se déplacent automatiquement. Elle entre, referme la porte derrière elle. Elle actionne même la poignée tout doucement pour ne pas que Manon nous entende rentrer.
Dans le silence et le noir, nos souffles résonnent comme dans une caverne. Je ne pensais pas que sa présence ici, que sa volonté d’être avec moi, me mettraient dans un tel état. C’est une première, pour moi. Je ne veux pas qu’elle passe une mauvaise soirée, une mauvaise nuit, juste parce que je…
Iris clôt la distance qui nous sépare et, saisissant mon visage dans ses mains, m’embrasse avec fougue. Je l’attrape par la taille et lui retourne son baiser. Son odeur imprègne mes narines, me rend fou. Mes mains se glissent sous son tee-shirt, caressent son dos cambré. Je la veux, là, maintenant. Mais je reste calme, du moins aussi calme qu’il est possible de l’être dans cette situation, et je recule lentement dans mon salon. Elle me suit en attrapant ma main. Elle tâtonne, s’agrippe à mon bras. Je trouve rapidement la chambre à coucher, m’assieds sur le bord de mon lit et la regarde, de toute sa hauteur, se caler entre mes jambes et caresser mes cheveux.
— Gabin…, chuchote-t-elle.
Dans le noir, ses yeux brillent en s’écarquillant. Elle réalise ce qui est en train de se passer, mais elle ne réagit pas. Le même mystère nous rapproche, celui de tout ce qu’elle sait sur moi. Notre proximité prend pour elle une dimension différente. J’ai l’impression qu’elle a attendu plus longtemps, beaucoup plus longtemps. Sans jamais avoir d’espoir.
— Iris, dis-je pour lui répondre.
Et je bascule en arrière, l’emportant avec moi. Nos corps s’entremêlent, nos souffles se répondent. Notre désir se fait écho. Je ne doute plus qu’elle me veut, d’aller trop vite avec elle. Je la déshabille, et elle fait de même pour moi. À chaque étape du chemin, je m’interromps, je savoure la peau que je viens de découvrir, la courbe de ses seins, sa taille entre mes mains, le dessin de ses muscles sur son ventre tendu. Lorsqu’elle m’imite, je réalise combien elle est solide, combien je suis fragile. Elle prend les choses en main, mais avec une délicatesse bien à elle. Ensemble, nous expérimentons quelque chose d’inédit. Je voudrais le crier, je voudrais qu’elle le comprenne plutôt deux fois qu’une, mais je me tais et je savoure. Le plaisir que je prends ce soir n’est comparable à aucun moment de mon existence. Je prie pour que tous les autres Gabin perdus dans le temps vivent un jour cet instant.
Après les efforts et la jouissance, nous retrouvons une certaine sérénité dans l’obscurité. Ses cheveux chatouillent le creux de mon cou et ma poitrine. Le souffle qui s’échappe de ses lèvres entrouvertes réchauffe un tout petit carré de peau au niveau de mes pectoraux. Sa main posée sur mon ventre se déplace par intermittence, me caressant avec hésitation. Elle se fige lorsque pour prendre une inspiration plus longue, ma poitrine se soulève avec irrégularité.
— Ça va ? demandé-je simplement.
— Pourquoi ça n’irait pas ? murmure-t-elle d’une voix délicieusement tranquille.
— Tu as tout fait pour ne pas en arriver là avec moi, dis-je avec évidence.
Elle tapote de ses doigts la peau tout autour de mon nombril, me faisant frémir.
— Je prends sur moi, répond-elle. Je ne regrette jamais rien.
— C’était bien, non ? Qu’est-ce qu’il y aurait à regretter ?
Ses doigts me pincent, cette fois. Je fais mine de grogner.
— Je pensais que tu t’endormirais comme une souche. Au lieu de me parler.
— Je suppose que dans ces autres lignes de temps, nous n’avons pas couché ensemble, parce que ce n’est pas comme ça que je fonctionne.
— De quoi tu parles ?
Elle fait l’innocente, mais son ton trahit une certaine angoisse.
— Je parle du fait que tu sais plein de choses sur moi et que tu ne te trompes jamais. Sauf que j’ai du mal à croire que j’aie pu coucher avec toi et m’endormir aussitôt. Dans d’autres lignes de temps.
Iris se redresse, cessant de me toucher le ventre, et s’allonge à côté de moi. Elle ne répond pas.
— Tu ne t’attendais pas à ce que j’ignore les indices, si ? insisté-je. Ou qu’en apprenant que je suis mort quatre fois, j’allais mettre ça sur le compte des annulations ? Tu sais que j’aime dessiner dans des carnets, tu n’es pas surprise par mon caractère alors qu’on ne se connaît pas, tu sais où me retrouver à huit heures le matin, alors que rien n’indique que je suis déjà arrivé dans les locaux… tu sais que mes parents sont en vie. De manière générale, tu me traites comme si on s’était rencontrés il y a des années. Qu’on avait… bossé ensemble. Alors j’ai joué le jeu, j’ai fait comme toi. J’ai fait comme si tes réactions étaient normales, j’ai ignoré tes petites intuitions féminines. C’était sympa, tant que ça a duré. Mais j’aimerais savoir d’où on se connaît, maintenant. Il est temps d’allumer la lumière.
La lampe de chevet m’éblouit soudain.
— Non, mais c’était une image, grogné-je en me cachant le visage.
— Qu’est-ce que je fais là, exactement, Gabin ?
M’habituant à la nouvelle luminosité, je baisse les mains et rencontre son regard dur.
— C’est un interrogatoire ? C’est pour ça que tu me voulais ici ?
— C’est ridicule. Ce n’est pas la première fois que je t’interroge sur…
— Qui je suis, pour toi ?
D’ordinaire, je me serais réjoui que ça tourne au vinaigre. Une fille, chez moi, dans mon lit. Partie pour rester jusqu’au matin, qui tout d’un coup ne le veut plus, se lève et s’en va. Le scénario parfait. Mais là, c’est Iris.
— Du calme, murmuré-je, ça ne sert à rien de s’énerver.
— Du calme ? répète-t-elle. Tu as eu ce que tu voulais, non ? Tu ne pouvais pas t’arrêter là ? Profiter de l’instant présent et me fiche la paix ?
— Donc tu ne répondras pas à mes questions.
— Je ne suis pas venue pour me faire manipuler.
— Je ne te retiens pas. La porte est ouverte.
Ignore ce que je dis. Reste. C’est trop bête.
— Je ne vais pas me gêner, répond-elle.
— Si c’est ce que tu souhaites, ajouté-je.
Non, Iris. On était bien…
— Non, c’est ce que tu souhaites. Tu as passé du bon temps, c’est fini, maintenant. Je fais partie du lot utilisé. Tu peux m’oublier.
— Tu sur-réagis. Je n’ai jamais dit…
— Je te connais, Gabin.
— Explique-moi comment ! m’époumoné-je soudainement.
Iris sursaute et me dévisage comme si ce qu’elle venait de voir, d’entendre, était nouveau pour elle. Je sens ses mains glisser dans les draps, cherchant ses habits tout en se cognant contre mes jambes. Je reste immobile, appuyé sur mon poignet, essayant de comprendre.
— Tu ne vas pas t’en tirer comme ça, murmuré-je.
— Tu me menaces ?
Elle enfile son tee-shirt, tremblant de nervosité.
— Non. Tu sais comme je suis. Ne fais pas semblant de croire que je pourrais te faire du mal, ou te pourrir la vie. Mais tu ne peux pas me faire ça, Iris.
— Je ne t’ai rien fait. Tu as apprécié la soirée, non ?
— Je ne parle pas de ça. Même si c’est sur toi que tu devrais te poser des questions, si tu pars maintenant. J’ai été réglo, tu ne m’as pas laissé la moindre chance d’être honnête. Je parle de toutes ces allusions, depuis que j’ai postulé chez les agents du temps. Tu me prends pour un idiot, c’est ça ? Ou bien tu croyais naïvement que je fermerais les yeux indéfiniment ?
Elle enfile son jean. Ses cheveux en rideau devant son visage ondulent et se terminent en petites boucles sur leurs extrémités. Elle les peigne brusquement d’une main, les plaquant en arrière. Elle a honte, je ne sais de quoi. Peut-être de son corps. De son attitude. D’autre chose encore. Elle croit qu’elle figure sur mon tableau de chasse, maintenant. Elle voulait poser plus longtemps avec moi pour la dernière photo safari, avant de n’être plus qu’une incrémentation au compteur. Elle regrette d’avoir précipité la fin de notre échange charnel.
— Iris, appelé-je.
— On se voit demain.
— Je te raccompagne.
— Ne bouge pas de là ou je te mets par terre.
Elle fait mine de me défier du regard pour mieux m’observer, nu dans mon lit, partiellement caché par les draps. Puis elle disparaît.