Chapitre 9

Le vent se lève, il faut tenter de vivre…

Joachim du Bellay, 1558

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— Chani ? Qu’est-ce qui s’est passé ? cria la mère d’Ona.

Le soleil n’avait pas encore atteint son zénith. Seule la volaille peuplait la cour de la maison, les hommes, partis aux champs, ne reviendraient que lorsque l’astre redescendrait et toucherait l’antique temple des Dieux déchus.

— Les chiens !

L’adolescente tenait sa sœur contre elle, le corps fin de la gamine enroulée dans son voile. Le tissu maculé de sang trainait sur le sol.

— Ils ont lâché les chiens sur nous, ajouta Chani la panique dans la voix.

Leur mère lui arracha sa cadette des bras.

— Ma… souffla Ona sans pouvoir terminer.

Sans attendre une seconde, la femme se précipita à l’intérieur, en sécurité et traversa la pièce commune avant de s’engouffrer dans la chambre. Elle déposa le corps d’Ona sur son lit dans la pièce envahie par la pénombre.

— Qui ? demanda-t-elle.

Question laconique dont elle avait déjà la réponse.

— Les fils d’Ahmad.

La mère retira le voile, laissant apparaître les morsures qui constellaient les bras de l’enfant.

— Ils avaient des bâtons, ils… ils…

Les larmes striaient le visage de l’adolescente. Les mots peinaient à passer sa bouche.

— …ils…

La mère tira de l’eau d’une cruche posée à côté du lit et humecta un coin du voile, elle commença à nettoyer les plaies.

— Chani ? la coupa-t-elle.

Ona entrouvrit les yeux au contact du tissu froid. L’adolescente hoqueta.

— Chani, est-ce qu’ils t’ont touchée ?

La fillette gémit. Sa sœur tremblait, terrifiée.

— Chani ?

La mère se tourna vers sa fille ainée. Cette dernière bégaya :

— Je… je suis… désolée !

— CHANI ! RÉPONDS-MOI !

La jeune fille se replia sur elle-même, incapable de répondre. Les épaules de la mère s’affaissèrent, elle délaissa sa cadette pour s’approcher de l’ainée. Elle l’entoura de ses bras sans un mot.

— Je… je suis désolée maman.

— Tu n’as rien fait, ce n’est pas ta faute…

Sur le lit, Ona s’agita.

— … Est… Est-ce qu’ils ont touché ta sœur ?

Chani secoua la tête négativement.

— Je parlerai à ton père…

— Non ! s’écria la jeune fille en panique.

— Les fils d’Ahmad doivent être punis…

— Maman…

— Les crocodiles ont toujours faim…

La mère essuya les larmes de son ainée avec son voile et se retourna vers sa cadette. Elle tira d’un coffret un flacon qu’elle approcha des lèvres de la fillette.

— Ona ne doit jamais savoir.

 

*** *** ***

 

Le soleil avait disparu derrière les crêtes, l’ombre s’étendait sur la clairière, l’obscurité du sous-bois devenait impénétrable. Les pisteurs établissaient le campement. Leur chef avait planté une croix de frêne à l’extrémité nord tandis que ses hommes rassemblaient du bois. Mannù Iv Bohccot s’occupait des chevaux.

Lemet tira de son sac un sachet de poudre de pavot, en versa une petite quantité dans un gobelet, ajouta de l’eau… À ses côtés, le Crasseux n’avait pas bougé, pas parlé, pas même ouvert les yeux, complètement drogué par l’infusion d’opium. Le traqueur y veillait. Il se pencha sur le corps de femme, repoussa la cape.

Elle respirait.

C’était déjà trop pour Lemet. Ce simple souffle le révulsait.

Le feu…

Il approcha le lait de pavot des lèvres de sa proie, la força à ouvrir la bouche, fit couler le liquide.

Elle avala.

Simple réflexe.

Lemet écarta les lambeaux de vêtement, inspecta les blessures. Certaines avaient déjà complètement disparu sans laisser aucune trace, comme si elles n’avaient jamais existé.

Il frissonna.

L’odeur de fumée d’un feu naissant se répandit. La mousse séchée crépita avant d’embraser le bois. Lemet observa les pisteurs reposé le pot en pierre où ils conservaient des braises d’un campement à l’autre.  

Le même feu les accompagnait depuis des jours.

Le traqueur revint à sa proie. Son regard se posa sur des cicatrices qui marquaient ses bras. Des morsures, anciennes, recouvertes partiellement par les tatouages… quel monstre pouvait avoir marqué ainsi ce démon immortel ? Quel être pouvait avoir ce pouvoir ?

Lemet refit les pansements.

Le sol craqua à ses côtés. Il releva les yeux. Le chef des pisteurs se tenait debout à ses côtés et l’observait, le regard sombre. Ses yeux fixaient les mains liées de la proie. Son visage contracté annonçait sans erreur possible son mécontentement.

Il releva le visage, toisa Lemet.

— Lpil da !

Sans attendre une réponse, il se pencha sur la femme, tira de la poche de sa veste un couteau. Il tendit la main vers le bras de la proie. Lemet tenta de l’en empêcher. Leurs regards se défièrent.

— Ojni i oc vé !

D’un geste rapide, il coupa le lien.

— Lpil da.

L’homme se redressa et s’éloigna.

Lemet ramassa les débits de la tige de frêne en retenant sa colère. Sauvage ignare…

— Je ne parle pas koust, mais je pense que ce qu’il a dit n’était pas des amabilités, intervint la voix de l’Iv Bohccot.

Lemet souffla, agacé :

— En effet.

L’aristocrate avait délaissé les chevaux en voyant le chef des pisteurs sortir son couteau et s’était approché la main sur le tromblon accroché à sa taille. Il avait senti que quelque chose couvait chez les pisteurs.

— On peut savoir quoi ?

Ces hommes, habitués des montagnes, avaient la foi et la superstition chevillées au corps. Leur survie dans ces contrées hostiles dépendait de tant de paramètres qu’ils préféraient ne pas se mettre les forces divines et maléfiques à dos.

— Ils pensent qu’elle va attirer le mal sur nous si…

Lemet ne termina pas.

— Si quoi ?

— Comme sur les trappeurs.

Mannù se tourna vers le feu de camp. Les hommes avaient tendu la bâche pardessus, l’un d’eux, assis sur le sol, réparait une de ses laptis[1] avec des lanières de bouleau récoltées un peu plus tôt dans la journée tandis que l’autre mettait à sécher de la mousse ramassée autour du campement.

— Ils n’ont pas tort, fit remarquer l’aristocrate.

— Elle ne peut pas attirer le mal, elle est le mal !

Le chef des pisteurs sortit d’un sac le kjele qu’il remplit d’eau.

— Ils ne le savent pas. Et pour le moment, à leurs yeux, vu comme tu la traites, tu ne vaux pas mieux que les trappeurs…

Lemet se crispa, son poing se serra.

— Imbécile, siffla-t-il entre ses dents.

— Tu la drogues, tu l’attaches, tu lui refuses eau et nourriture… Ob Lemet, que croyais-tu qu’ils allaient penser ?

Difficile de nier.

Le chef pisteur ajouta à l’eau une poignée d’avoine et de viande séchée.

— Elle nous tuera si elle se libère, répondit Lemet.

Il ajouta du sel.

— Il pense que si elle souffre cela attirera la créature sur nous et nous finirons comme les trappeurs, n’est-ce pas ?

Lemet n’avait rien à répondre, l’Iv Bohccot avait compris la situation.

— Ils préfèreront se débarrasser de nous pour sauver leur peau, ajouta l’aristocrate.

— Que proposes-tu, Bohccot !

Mannù leva un sourcil face à la manière grossière avec laquelle le traqueur venait de l’interpeller.

— Moins de drogue, plus d’humanité.

Lemet grogna.

— Elle se réveillera !

— Ils se débarrasseront de nous. De deux maux, je choisis le moins risqué.

— Elle nous tuera.

— Je ne suis pas si sûr, elle n’a pas tué les trappeurs avant qu’ils la mettent dans cet état, elle n’est pas si dangereuse que tu le racontes. Donc le moins risqué pour le moment est de la laisser se réveiller.

Lemet ouvrit la bouche pour protester.

— Ob Lemet, je tiens à ma vie, je me rangerai du côté des hommes si tu n’obéis pas…

Mannù posa la main sur la crosse de son tromblon.

— … Alors tu la laisses se réveiller.

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[1] Laptis : Chaussures faites de lanières d’écorce de bouleau tissées

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