Chapitre 8

Li reis est turnez en sa terre,

En grant feste e en grant ioie,

Mes en sun quer aveit grant peine,

Kar bien saveit ke pea ne dure.


« Le roi est retourné en son pays,

Dans une grande fête et une grande joie,

Mais dans son cœur, il avait grande peine,

Car il savait bien que la paix ne dure pas. »

 

« Roman de Brut »

Wace, vers 1155

___________

 

 

Le crépitement du grésil sur la toile protégeant le campement emplissait toute l’atmosphère. La trombe de perles de glace se déversait dans la lumière blafarde de l’aube à peine naissante. La maigre lumière scintillait dans les gouttes gelées, se reflétait dans les amas qui se formaient sur le sol.

Seule survivait dans l’air froid l’odeur de fumée emprisonnée sous la bâche.

Les pisteurs empaquetaient les affaires avec soin, retirant les débris des couvertures, les exposaient à la chaleur des flammes pour en chasser l’humidité. L’état de leur matériel représentait leur chance de survie dans ces montagnes.

Mannù avait pris le coup de les imiter sur ce point. Quelques nuits frigorifié dans une couverture mouillée, des harnachements moisis qu’il avait fallu remplacer à prix d’or dans ces contrées reculées… l’avaient convaincu de ces bonnes pratiques. Le temps de l’abondance et des serviteurs se trouvait derrière lui. La leçon était amère, mais apprise.

L’Archiduchesse l’avait puni.

Il assumait.

Le noble ferma consciencieusement son sac pour que ni pluie, ni neige et encore moins le grésil ne puissent y rentrer.  Il se rapprocha du feu. Une pierre posée en son centre prenait peu à peu une teinte de cendre. Des galettes de farine d’avoine y roussissaient. Le reste d’un ragoût de viande de renne séchée bouillonnait dans un kjele[1].

Le raffinement des repas servis au palais lui manquait, cependant il n’avait pas à se plaindre jusqu’à présent : il n’avait jamais eu faim. Il s’assit auprès du foyer pour manger.

Son regard se posa sur le bric-à-brac qui s’étalait autour du feu. Des boules de mousse récoltées sur les troncs, des lamelles de polypore[2] préalablement bouilli dans de l’eau mélangée de cendre, des galets... La journée s’annonçait froide et les pisteurs prévoyaient déjà le feu du soir.

Mannù examina un instant une lamelle de polypore séché. Au moins, ils ne manqueraient pas d’amadou…

Les chiens s’agitèrent autour du campement, les chevaux renâclèrent, un pisteur aboya un ordre et tout redevint calme.

Le grésil cessa.

Les hommes rejoignirent Mannù et se servirent à leur tour de galettes et de ragoût. Penchés au-dessus de leur bol, ils marquèrent un instant de recueillement silencieux, puis le chef récita un Notre Père.

Mannù ne comprenait pas le koust, mais le rythme des paroles ne laissait pas d’ambiguïté. Le noble se demandait si ces gens étaient réellement pieux ou juste terriblement superstitieux et prêts à demander la clémence de n’importe quelle force divine pour survivre jusqu’au soir.

Le froid.

Les bêtes.

La forêt même…

— Amen ! dit-il en chœur avec les pisteurs.

Et le Démon. Tout ici voulait votre mort. Cette montagne n’appartenait pas aux hommes, mieux valait se mettre dans les bonnes grâces du Seigneur.

Un rayon de lumière blafarde perça dans le ciel vert-de-gris, joua sur les cristaux de grésil amoncelé et fit apparaître ce que tous ici tâchaient d’oublier : l’ombre sinistre du camp des trappeurs à une cinquantaine de favn.

 Ob Bjørk n’avait pas quitté le cercle de pierres de la nuit.

Mannù essuya son bol et le remplit à nouveau, il saisit la dernière galette sur la pierre et se leva.

La couche d’humus craqua sous ses pieds contre le sol gelé. La terre s’apprêtait à recevoir la neige.

 

*** *** ***

 

Lemet ignorait s’il avait dormi. Son esprit aussi engourdi que son corps peinait à différentier la veille du sommeil. Devant lui, l’étendue de la terre brûlée. La cendre se mêlait d’eau là où le feu couvait encore sous la surface. La terre elle-même brûlait. Partout ailleurs, le givre se couvrait des perles de glace.

Une averse de grésil ?

Oui, sans doute.

Voilà ce qui l’avait sorti de sa torpeur.

Il avait donc dormi.

Son regard se posa sur la silhouette allongée sous une cape de fourrure. Les liens de frêne et la poudre de pavot avaient maintenu le Crasseux dans sa totale impuissance. Elle dormait. Son aspect profondément humain et frêle laissait Lemet perplexe, pourtant le sol à présent gelé portait encore les empreintes des loups, preuve qu’il n’avait pas halluciné.

Il inspira profondément l’air glacial qui ne portait plus aucune odeur.

Et puis il y avait les tatouages.

Le craquement rythmique derrière lui annonça l’approche de l’Iv Bohccot. L’aristocrate avait la discrétion d’un troupeau de vaches. Lemet se doutait bien qu’il le faisait exprès, l’homme pouvait se montrer agile quand l’envie lui en prenait.

Mannù Iv Bohccot était de la race des serpents.

— Bonjour Ob Lemet !

Il maniait à la perfection le sifflement.

Lemet ne bougea pas et ne rendit pas le salut.

— J’ai pensé qu’il serait de bon ton de ne pas te laisser mourir de faim.

Le noble posa devant lui un bol de ragoût fumant et lui tendit une galette d’avoine. Oui, pas faux, la journée allait être longue.

— Les Pisteurs finissent de ranger le campement. J’ai préparé les chevaux.

Un serpent qui apprenait vite. Lemet s’obligea à répondre :

— Bien.

Il sentit la haute silhouette de l’Iv Bohccot le surplomber et concéda à lever les yeux vers lui. Le noble avait les traits tirés et une expression soucieuse.

— Quelque chose à me demander ?

Comme si son compagnon n’avait jamais eu la moindre hésitation pour le questionner.

— Tu comptes le dire aux pisteurs ?

— Que ?

Faire l’ignorant…

— Pour… elle ?

Lemet se redressa, jeta un regard vers le sous-bois avant de prendre son bol.

— Non.

— Ils méritent de savoir qu’ils ont trouvé ce qu’ils poursuivent depuis des mois.

— Non…

Le ragoût manquait de sel.

— … Et si je l’avais pu vous ne seriez pas plus au courant tant que nous trouvons dans les montagnes, ajouta-Lemet.

L’Iv Bohccot afficha une mine contrariée :

— Je suis responsable de la compagnie.

— Je la traque depuis plus de dix ans, j’en sais assez sur elle, sur ces pouvoirs, pour vouloir vous éviter tout geste de panique ou de peur inconsidéré. Vous avez vu les loups… ce n’est qu’un échantillon de ce qu’elle peut faire.

Lemet mordit dans la galette, prit le temps de mâcher avant de reprendre :

— Vous finiriez en un clin d’œil comme les chasseurs de peaux : écorchés, éviscérés, déchiquetés…

Le noble croisa les bras, pinça les lèvres. Ses yeux se posèrent sur la cape de fourrure qui dissimulait leur prise :

— Mais…

Il hésita.

— … Mais je me demande pourquoi, si elle est aussi dangereuse, elle les a laissés la mettre dans cet état avant de les tuer.

Lemet n’avait aucune réponse à ce sujet. Cette question le taraudait, le plongeait dans l’incompréhension et l’obligeait à regarder quelque chose qu’il avait toujours refusé voir : elle avait réduit en cendre son village aprÈs que les siens l’ait faite brûler cinq jours et cinq nuits, pas AVANT.

Son esprit se retranchait dans un refus de voir une réalité en face.

L’Iv Bohccot bougea. Il reprit la parole voyant qu’il n’aurait aucune réponse :

— On fait quoi maintenant ?

Lemet termina son repas et se releva :

— Nous rejoignons Otsgra dans un premier temps, puis de là nous emprunterons le fleuve pour rejoindre la mer et gagnerons la capitale en bateau pour présenter cette Chose à l’Archiduchesse comme convenu.

Il tendit le bol à l’Iv Bohccot puis se dirigea vers le Crasseux.

— Vous retrouvez les bonnes grâces de Son Altesse.

Il se pencha vers la captive, souleva le corps inconscient.

— Et moi, je la regarde brûler jusqu’à ce qu’il n’en reste que des cendres.

Il emporta son fardeau vers le campement établi par les pisteurs. Les hommes avaient plié les bâches, éteint le feu et attendaient.

— En route.

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[1] Pot en fer que l’on accroche au-dessus du feu pour faire la cuisine.

[2] Champignon qui pousse sur le tronc des arbres.

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Elly
Posté le 01/07/2025
C’est vrai que ça interroge qu’elle n’ait pas utilisé ses pouvoirs. Peut-être était-elle inconsciente ? En tout cas Ona a l’air très puissante. J’ai hâte d’avancer dans l’histoire pour en savoir plus !
Reveanne
Posté le 02/07/2025
Merci d'avoir poursuivi ta lecture. :)
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