Chapitre 9
Fred quitta le commissariat et retrouva Nora chez lui. Il la prit dans ses bras et l'embrassa tendrement. Il prenait conscience à quel point il tenait à elle et avait l'impression qu'elle avait toujours été la femme de sa vie. La jeune et jolie avocate se laissa séduire. Elle se sentait bien dans ses bras. Et pourtant, quiconque lui aurait prédit cet avenir il n'y a pas encore dix jours qu'elle n'y aurait jamais cru. Aujourd'hui, tout lui paraissait tellement simple et fluide qu'elle ressentait une immense gratitude envers la vie. Ils repartirent aussitôt pour sa maison. Elle avait l'intention de récupérer ses vêtements et rien que ses vêtements. Elle ne souhaitait rien rapporter d’autre, surtout pas tout ce qui pourrait lui rappeler sa vie d'avant. Lorsqu'ils arrivèrent et se garèrent devant la maison, trois voitures de police étaient déjà là. Fred pensa que Crow faisait vraiment tout ce qu’il fallait. Cependant, il n'était pas inquiet, pour lui, retrouver Greg mort n'était qu'une question d'heures.
Une cérémonie spéciale fut organisée pour les obsèques de Carl et Martine. Nora et Fred auraient souhaité des enterrements dans l’intimité, mais les familles respectives en avaient décidé autrement et badauds et journalistes envahirent église et cimetière.
Cinq années passèrent. Le corps de Greg ne fut jamais retrouvé. Fred et Nora vivaient ensemble, sans enfant, toujours à Manchester dans l’appartement de Fred. Ils se reconstruisaient tous les deux. Fred travaillait toujours dans l'entreprise paternelle où il avait, cependant, changé quelques façons de faire. Plus question pour lui de faire prospérer l'entreprise familiale sur le dos de pauvres entrepreneurs qui auraient fait de mauvais choix à un moment donné. À présent, son travail était de redresser ces entreprises en faillites à l'aide de la structure et des moyens de “MecaWorld”. Ainsi, une fois ces entreprises remises sur pieds, elles devenaient partenaires et permettaient de réaliser de nouveaux projets encore plus ambitieux. Il dut convaincre son père et il y réussit, ce qui fut pour lui sa plus grande fierté. Ces entreprises autrefois englouties à cause de lui étaient, à présent, prospères grâce à lui. Fred estimant Georges irremplaçable, il supprima son poste. Assumant seul l’ensemble de ses tâches, il dut ralentir le rythme. Mais Georges était toujours avec lui, l'accompagnant et le conseillant tout au long de ses journées. Son ami faisait à présent partie de lui-même. Ce qui lui donnait encore plus de hardiesse au travail. Il fonçait, n’hésitant pas à prendre des risques, dans le but de conduire ses entreprises en détresse vers la réussite. Risques qui se révélaient, depuis toutes ses années, être payants. Il était fier de raconter ses journées à sa bien-aimée. C’était un autre homme, heureux de s’être enfin découvert.
Nora continuait sa vocation d'avocate et contrôlait, à présent, parfaitement son temps se partageant entre ses dossiers et sa vie privée. Ils étaient bien ensemble et avaient trouvé un parfait équilibre. Ils côtoyaient régulièrement la femme et les trois enfants de Georges, que le couple considérait comme faisant partie de leur famille.
Fred avait convaincu Nora que Greg était allé mourir dans une partie du lac où il était difficile de retrouver un corps et que ce dernier avait très certainement été dévoré par quelques animaux et insectes, mais Nora ne se sentait jamais vraiment en sécurité nulle part et avait, des fois, l'impression de le sentir ou de l'apercevoir.
Elle avait fait vider sa belle maison victorienne par une entreprise qui s'était chargée de faire le tri en jetant ou donnant les meubles et autres affaires à des associations. Étant l’unique propriétaire du bien, elle avait pu le vendre rapidement. Le Chalet, sous surveillance policière dans un premier temps, était maintenant à l'état d'abandon. Il appartenait toujours officiellement à Greg Husman qui ne fut pas jugé, ni déclaré mort et qui restait à ce jour présumé innocent. Cependant, des planches étaient clouées sur les fenêtres et les portes du rez-de-chaussée étaient murées. La végétation avait repris ses droits sur le terrain non entretenu. À l'époque, l'affaire avait fait grand bruit et à part quelques adolescents en quête d’adrénaline, personne ne s'y aventurait.
Cet été 1981, les vacances de Fred et Nora arrivaient. Ils étaient tous les deux très excités. Nora rêvait de faire une croisière en Island et Fred lui en fit la surprise à Noël, leur offrant deux billets pour une traversée, sur le “SeaWorld”, un bateau de croisière de luxe. Il était sûr que ce voyage correspondrait aux attentes de sa compagne. Ce second vendredi de juillet, ils passèrent la journée ensemble à préparer leurs bagages, à imaginer ce qu'ils allaient découvrir, à se taquiner et à rire. Ils décollèrent le samedi matin pour Reykjavik et, après plus d'une heure et demie de vol, ils atterrirent en Islande où Nora tira un bon pull-over de son sac et l'enfila. La société de croisière les attendait dans le hall de l'aéroport. Nora aperçut une pancarte mentionnant leur nom et entraîna Fred dans sa direction. Elle leva le bras et le remua afin d'informer le coursier qu'ils étaient là. Sur le parking de l'aéroport, un minibus attendait tous les passagers à destination du “SeaWorld”.
L’arrivée dans cette capitale surpeuplée ne laissa pas indifférents les amoureux qui avaient déjà oublié les tracas du travail et tout le reste, pour ne profiter pleinement que de leur moment présent, rien que pour eux.
Ils embarquèrent avec presque deux cents autres passagers. Pour ces deux marins d’eau douce, ce navire à taille humaine leur donnait une sensation tout à la fois de sécurité et d’intimité. Pour une longueur de 130 mètres et une largeur de 20 mètres, les deux compères riaient à l’idée qu’ils pourraient très bien considérer cette surface rien que pour eux seuls. À refaire la décoration de la salle à manger et des luxueux salons composés de beaucoup trop de tables et de chaises à leur goût ! Éclatant de rire en entrant dans leur cabine qu’ils trouvèrent riquiqui, se disant que l’espace était juste bon pour un placard ou un WC ! Ils se jetèrent sur le lit et s’embrassèrent en riant, heureux de ce séjour à venir.
Leur cabine disposait d’une chambre, d’un salon, d’un coin bureau et d'une salle de douche. Une grande baie vitrée donnait sur un spacieux balcon agrémenté d’une petite table et de deux transats. Le bateau était très luxueux et Nora était persuadée que même les moteurs et les machines à fond de cale devaient briller autant que les garde-corps des ponts. L’ambiance de la cabine était contemporaine, chaleureuse et raffinée, tout comme la décoration. Nora félicita Fred en s’exclamant :
“Bravo, mon chéri, tu es un champion pour choisir nos vacances ! Je te déclare mon agent de voyage officiel !
– Et tu n'as pas encore vu la salle de douche !” répliqua Fred, ravi des commentaires de sa douce.
Effectivement, la salle de douche ne dérogeait en rien au reste du navire.
Ils s'installèrent et montèrent sur le pont pour le départ du yacht. Les membres d'équipage s'agitaient autour d'eux, allants et venants comme de petites fourmis, tous très occupés et concentrés à leur tâche. Le "SeaWorld" prit sa vitesse de croisière en direction d’Isafjordur.
Les amoureux se mirent sur leur trente et un pour le dîner et rejoignirent la salle de restaurant où ils s'installèrent à une table de deux. Ils commandèrent un apéritif qu'ils dégustèrent en échangeant leurs premières impressions de la vie à bord. Tout au long de la soirée et du repas qui se voulut gastronomique, ils se laissèrent bercer dans le luxe du lieu et du service.
Ils retournèrent dans leur cabine repu d'un délicieux repas. Fred sortit une bouteille de champagne du mini-frigo et la déboucha. Ils trinquèrent à leur amour et à ce séjour, regardant le croissant de lune se refléter sur la mer, savourant la quiétude de l’immensité de ce spectacle qui s’offrait à eux. Fred embrassa Nora et ils firent l'amour tendrement et passionnément. Il ressentait chaque caresse de sa compagne comme si c'était les premières et remerciait la vie de l'avoir retrouvée malgré les horribles circonstances. Il n'en dit rien, mais cela faisait cinq ans, jour pour jour, que le drame avait eu lieu. Il se doutait cependant que cette date devait ressurgir aussi à l’esprit de Nora chaque année, mais aucun d’eux n’y faisait jamais allusion.
Le lendemain matin, Fred se leva le premier et aperçut la côte par la porte-fenêtre. Le ciel était bleu parsemé de quelques cumulus. Il s’étira, sourit et pensa que la vie était magnifique. Il s’approcha doucement de sa compagne et lui susurra des douceurs à l'oreille pour la réveiller tranquillement. Elle s'éveilla : “J'ai dormi comme une marmotte, bercée toute la nuit.
– Vraiment ? Et que dirait ma petite marmotte si elle sortait de son terrier de plume pour un bon petit déjeuner ?”
Nora se leva et s'habilla, puis ils allèrent au restaurant où les tables étaient dressées spécialement pour le petit déjeuner. Toutes les tables de deux étaient occupées et ils s'assirent à une table de six ou trois croisiéristes étaient déjà installés, occupés à manger, à boire et à discuter. Le couple les salua et leur souhaita un bon appétit, tout en observant si ce qu’ils mangeaient avait l’air bon. Les hôtes leur répondirent poliment. Un serveur arriva et leur demanda ce qu'ils prendraient. Fred commanda un café avec deux croissants et un jus d’orange et Nora un thé vert avec un pain au chocolat et une salade de fruits. Ils furent servis aussitôt. Nora remarqua que les autres convives ne devaient pas se connaître car ils se posaient beaucoup de questions. Un des trois touristes s'adressa à eux de manière enjouée, visiblement aussi heureux qu'eux de faire cette croisière : “Bonjour, je m'appelle Carl. Voici Martine, ma femme et voici Georges qui voyage seul...”
L’homme s’arrêta de parler lorsqu'il vit l'expression de Nora. Il s’inquiéta : “Tout va bien, Madame ?”
Fred regardait sa conjointe qui se figeait sur sa chaise, les yeux fixant le vide : “Tout va bien ma chérie ?”
Puis, voyant l’homme toujours dans l’attente d’une réponse, il dit : “Tout va bien, je vous remercie.” Il s'adressa à Nora à voix basse : “C'est une coïncidence ... Nora chérie, veux-tu un verre d'eau ... ou que nous retournions à la cabine ?”
Le serveur remarqua que quelque chose n'allait pas et s'inquiéta, lui aussi, de la situation. Fred lui demanda s'il était possible de prendre leur petit déjeuner dans la chambre. Le serveur répondit de manière positive et prit le numéro de leur cabine. Fred aida Nora à se lever lorsqu'un nouvel arrivant demanda si la place restante était disponible. Carl répondit que oui et le monsieur dit aux convives en s'asseyant : “Greg, enchanté !”
Nora se sentit mal à nouveau et Fred, blême, l'aida à aller jusqu'à leur cabine où elle s'allongea sur le lit. Elle était calme et paniquée à la fois : “C'est impossible. Qu'est-ce qu'il se passe ? C'est un cauchemar !”
Fred trouvait aussi que c'était un mauvais rêve, mais souhaitait avant tout réconforter sa compagne :
“Ce ne peut être qu'une coïncidence, un hasard ! Il n'y a pas d'autres explications. Essaie de respirer tranquillement.”
Elle s'exécuta en s'asseyant sur le lit, en inspirant et expirant profondément. Le serveur arriva avec un plateau garni qu’il installa sur la petite table du salon. Fred en profita pour faire diversion et lui faire penser à autre chose, mais c’était peine perdue. Lui-même ne pouvait plus réfléchir à quoi que ce soit d'autre. Nora se leva et ils déjeunèrent calmement. Fred essaya de l’orienter sur une excursion éventuelle, mais en vain. Après le petit déjeuner il passa à la salle d’eau. Il fit une entaille d'un centimètre dans le tuyau de douche afin de feindre une fuite. En sortant, il se dirigea vers le téléphone et dit à Nora qui s'était rallongée :
“La douche fuit, je vais demander qu’il nous change de cabine.”
Un responsable arriva dans le quart d’heure qui suivit pour se rendre compte du désagrément. Il convint du problème sans poser de questions ni soupçonner un sabotage éventuel. Il présenta ses excuses au nom de la compagnie et dit : “Une autre cabine va vous être attribuée immédiatement, Monsieur Slater.”
Il prit son talkie-walkie et résolut l’affaire sur le champ, puis il s'adressa à Fred : “Si vous voulez bien préparer vos bagages, je vous attends dans le couloir pour vous conduire à votre nouvelle cabine.”
Lorsqu’ils sortirent avec leurs valises, le responsable et le steward de cabine les attendaient. Ils les suivirent et arrivèrent devant une porte où se trouvait un autre membre d’équipage. Le responsable les salua et leur souhaita un bon séjour s’excusant encore pour le dérangement occasionné. Le steward ouvrit la porte et leur présenta leur nouvelle cabine beaucoup plus grande et plus luxueuse que la précédente. La compagnie les avait surclassés, mais Fred ne sut pas si c’était un geste commercial ou si c’était parce qu’il n’y avait pas d’autres cabines de disponibles. Il le remercia et le jeune homme s’éclipsa.
Nora regarda Fred fixement : “Il n'y avait pas de fuite, n'est-ce pas ?”
Fred avait espéré qu’elle ne se douterait pas de ce petit sabotage, mais elle était intuitive et il n’en fut pas surpris.
“Non, ma chérie, répondit-il doucement, pas avant que je perce le tuyau.
– Toi non plus, tu ne crois pas que c’est une coïncidence ?”
Fred prit Nora par la main et l'invita à s’asseoir près de lui sur le lit. Il lui expliqua qu'effectivement, il n'y croyait pas. Et que certainement Greg pourrait bien être sur le navire, mais qu'ils devaient rester prudents car ce n'était qu'une supposition. Ce matin, ils auraient très bien pu s'installer à n'importe quelle autre table et il ne se serait alors rien passé. Nora ouvrait de grands yeux qui dévoilaient son angoisse. Fred lui exposa ce à quoi il songeait :
“Nous sommes en plein milieu de la mer du Nord. Rapporter notre histoire au Capitaine du bateau ou même à Crow n'aurait aucun sens. Il y a trop peu d'éléments pour que quelqu'un nous croie ou nous prenne au sérieux. Nous ne sommes que tous les deux.”
La jeune femme sentit monter les larmes dans ses jolis yeux bleus et essayait de les retenir du mieux qu'elle pouvait. Elle voulait être forte et capable d'affronter cette situation. “Que va-t-on faire ?” demanda-t-elle.
Fred prit un ton grave et sérieux : “Nous allons agir maintenant comme si Greg était sur le bateau et que son but était de nous tuer.”
Il fit une pause et observa la réaction de sa femme. Celle-ci restait silencieuse dans l'attente de la suite. Il reprit : “Nous voici dans une nouvelle cabine. Ça, Greg ne pouvait pas le prévoir. Cela va peut-être contrarier ses plans, si plan il y a, bien sûr. Nous avons rencontré ce matin quatre personnes qui pourraient fort bien faire partie de son stratagème. Mais à quel niveau ? Je crois qu'il faudra qu'on le découvre ...”
Au fur et à mesure que Fred parlait, l'expression de Nora passait de l'angoisse à la curiosité : “À quoi penses-tu ?
– Écoute, il y a deux cents touristes sur le bateau plus une bonne centaine de membres d’équipage, ce qui nous fait plus de trois cents personnes à bord. Si l’événement de ce matin est une coïncidence, il est peu probable que nous revoyons ces gens. Si ce n’est pas le cas, il se peut que nous les recroisions d’une façon ou d’une autre. Nous allons devoir improviser en fonction des situations. Nous allons devoir être plus malin que Greg … si Greg il y a !”
Nora acquiesça d'un signe de tête et Fred ajouta : “Nous ne nous quittons pas d'une semelle. Peu importe ce qu'il se passe, nous restons ensemble.”
Nora chuchota d'un air pensif: “Je n’imaginais pas notre croisière prendre un tel tournant.” Puis, se levant, elle lança énergiquement : “C'est parti, en route pour anéantir cette merde, si merde il y a !”
Fred fut agréablement surpris du dynamisme soudain de Nora. Ils se préparèrent et quittèrent la cabine. En partant, elle déchira un petit morceau de papier du bloc-notes au couleur de la compagnie maritime et le coinça dans la porte de façon à en apercevoir un imperceptible morceau. Fred la regarda faire et lui sourit. Ils déambulèrent sur le yacht qui avait fait halte à Isafjordur pendant leur changement de cabine. Ils regardaient autour d’eux s’ils apercevaient les étranges Carl et Martine ou Georges ou encore Greg, mais ils ne rencontrèrent personne. Ils sortirent sur le pont et observèrent ces quelques maisons colorées, bleues, blanches, jaune, etc., rendant ce petit bourg extrêmement pittoresque au milieu de ce vert pâturage. Nora se réjouissait de cet endroit. Montrant du doigt un côté du port, elle s’exclama : “Regarde chéri, même les coques des bateaux sont de toutes les couleurs ! Tu crois que le bateau vert va avec la maison verte, le bateau jaune avec la maison jaune, le bateau bleu avec la maison bleue !” et elle pouffa de rire.
Fred était assez stupéfait de son comportement qui n'était plus dans la peur ni dans le stress. Elle était détendue au point de parler de tout et de rien, comme si le fait d'être dans l'action lui faisait oublier le danger. Mais lui regardait partout, cherchant aussi Greg Husman parmi les passagers. Ils allèrent s'installer dans un des luxueux salons du bateau. Nora scrutait la ville à l’affût des petits détails atypiques de cette charmante et authentique bourgade. L'heure de déjeuner étant proche, ils prirent un kir en apéritif. Ils discutèrent de tout et de rien en guettant les allées et venues des passagers. Fred aperçut Georges entrant dans le salon. Ce dernier s'avança vers lui et les salua s’empressant de prendre des nouvelles : “Bonjour, comment allez-vous ?”
Fred se leva et dit : “Bonjour, nous sommes vraiment désolés pour ce matin. Ma Nora est enceinte et elle a eu un petit malaise.”
En entendant les propos de Fred, Nora fit une moue de stupéfaction, puis se reprit par un petit sourire gêné tout en portant sa main droite sur son ventre.
Georges, tout souriant s'exclama : “Et bien, et bien … j’espère que vous allez mieux à présent. Serait-ce un futur petit marin ?
– Je vous remercie, je vais beaucoup mieux.”
Georges regarda les deux verres d’apéritif et dit : “Attention avec le Kir, ce n'est pas très raisonnable dans votre état.”
La jeune femme surprise se sentit gênée et crut bon de se justifier : “Vous avez raison, nous étions justement en train de dire que c'était le dernier !”
Fred l'invita à s’asseoir et lui demanda ce qu'il voulait boire. En s'installant, Georges posa la clé de sa cabine sur la table et Nora vit le chiffre 322. Georges prit un whisky avec de la glace. Fred démarra son enquête : “Venez-vous d’Angleterre ?”
Georges leur raconta qu’il venait de Londres. Il répondit patiemment à toutes les questions de Fred sans avoir le temps d'en poser une seule. Nora dut le rappeler à l'ordre gentiment afin que cela ne ressemble pas trop à un interrogatoire et que ce ne soit pas trop suspect : “Mon chéri, tu embêtes peut-être Monsieur… mais nous ne nous sommes pas présentés ! Fred et Nora Slater, nous habitons Manchester. Et vous ?"
– Georges Flint … mais je vous en prie, appelez-moi Georges.”
Ils réussirent à savoir que Georges était célibataire, qu'il travaillait comme responsable qualité dans un grand magasin d’électroménager et qu'il faisait cette croisière dans l’espoir de voir une aurore boréale. Jusqu'à présent, il avait juste fait connaissance avec ses voisins de table du petit déjeuner. Fred ne lui demanda pas son âge, mais il pensait qu'il devait avoir la trentaine. Lorsque Georges eut l'occasion d'en placer une, il dit : “Et vous ?”
Fred prit la parole, racontant des choses sans intérêt et pas toujours vraie de leur soi-disant vie, sans oublier de petites anecdotes sur cet enfant imaginaire, se taquinant de temps à autre, pensant que cela ferait plus vrai que nature. L'ambiance était bon enfant et décontractée. Georges les remercia pour le whisky et prit congé, prétextant un appel à passer à sa mère que Fred ne crut pas une seconde : “Il ne pouvait pas trouver pire excuse !, dit-il pendant que ce dernier s'éloignait.
– Pourquoi n'appelons-nous pas Crow pendant cette escale ?
– Je ne sais pas, cela fait plus de cinq ans. Nous n'avons vraiment rien de sérieux, si ce n'est notre propre conviction. Que penses-tu de ce Georges ?
– Pas grand-chose, à vrai dire ... Au fait, merci pour le bébé ! Me voilà au jus de fruits jusqu'à la fin de la croisière !
– Désolé, ma chérie, c'est la seule chose qui m'est venue à l'esprit pour justifier ton malaise de toute à l’heure. Pour le reste, tu te rattraperas en cabine !” Ce qui fit bien rire Nora. Il en profita pour blaguer : “Au fait, merci pour le “Fred et Nora Slater”… est-ce que c’est une demande en mariage ?”
Ils déjeunèrent tous les deux en continuant de se taquiner comme si rien ni personne ne pouvait les atteindre. Ils rejoignirent ensuite leur cabine. Le morceau de papier coincé dans l'ouverture de la porte se trouvait exactement là où il devait être. Certains que personne n’était entré dans leur cabine durant leur absence, ils se reposèrent et se demandèrent s'ils ne faisaient pas fausse route avec cette drôle d'enquête. Georges n'avait rien de particulier, si ce n'est son prénom, mais celui-ci est très rependu. Le "SeaWorld" reprit la mer en fin de journée. Le dîner et la soirée se déroulèrent tranquillement et sans surprises. Nora et Fred s'endormirent sereinement. Ils se réveillèrent en forme pleins d'entrain pour une expédition à terre. Ils observèrent l’arrivée du navire à Akureyri et furent tous deux séduits par les montagnes enneigées entourant la ville.
Ils se vêtirent comme des randonneurs pour un voyage à travers les paysages fabuleux de cette région. Ils rejoignirent un groupe dans le grand hall et reconnurent Carl et Martine qui les accueillirent avec un grand sourire. Tous se saluèrent et échangèrent quelques banalités sur la croisière. Fred restait vigilant et gardait à l'esprit que Greg était peut-être derrière tout ça. Nora, quant à elle, était totalement détendue et profitait pleinement des activités de la croisière.
Six minibus attendaient les touristes sur le parking du port. Carl et Martine restaient près d'eux et ils se retrouvèrent ensemble dans le car. Nora simula une crampe au ventre et bouscula Martine dans l'allée du bus. Elle en perdit son sac qui tomba et se renversa sur le sol, créant un bouchon et quelques râles de la part des autres passagers. Nora se fondit en excuse et ramassa les affaires, les remettant en vrac dans le sac. Martine le reprit et s'assit. Fred et Nora allèrent s’asseoir deux rangées plus loin. Le bus prit la route. Nora, assise à côté de la fenêtre, se pencha vers le bas, comme si elle voulait ramasser quelque chose par terre. Elle ouvrit un passeport et l'observa. C'était celui de Martine. Enfin, soi-disant Martine, car le prénom figurant sur le document était Charlotte, Charlotte Ripley. Nora le montra discrètement à Fred qui observait son petit manège. Il lança un regard mi-victorieux, mi-effrayé à sa bien-aimée. Il n'y avait plus de doute, Greg était là. Il récupéra le passeport et le mit dans sa poche. Il observa chaque passager du minibus, mais il ne reconnut personne. Serait-il possible que Greg soit là et qu'il ne le reconnaisse pas ?
Le bus arriva à Namaskard. Tout le monde descendit et s'extasia de ce paysage atypique. Chacun partant en balade d'un côté ou de l'autre. Fred et Nora partirent de suite de leur côté, tenant à rester seul pour pouvoir étudier de plus près le passeport de Charlotte Ripley.
"Il faudrait savoir s’ils sont vraiment mariés. Le passeport stipule qu'elle ne l'est pas, mais il est bientôt périmé, dit Nora observant le document.
– On va déjà demander à cette Charlotte des infos du passeport, on verra jusqu'où elle pousse le mensonge. Nous devons faire très attention, n'oublie pas, on reste ensemble, quoiqu'il arrive.”
Nora répondit oui de la tête, elle était frigorifiée et enfila son gros pull. Elle y plongea son nez dans le col pour y atténuer l’odeur du soufre. Cette zone géothermique sortant tout droit d’un décor de film de science-fiction ne pouvait laisser indifférent. Le couple observa ces grandes flasques fumantes, composées de boue atteignant de hautes températures, au milieu d’un paysage de terre ocre. Ni l’un ni l’autre ne se sentirent bien dans ce décor désolant. Ils étaient ravis de reprendre la route pour leur prochaine destination qui se trouvait être le lac de Myvatn.
Fred monta dans le bus derrière Charlotte et lui glissa son passeport dans sa poche. Ils s'assirent près d'eux et Fred la questionna l'air de rien. Charlotte répondit, à priori, très naturellement. Elle disait habiter à Édimbourg et être mariée depuis 14 ans avec Carl. Son passeport même bientôt périmé aurait dû le préciser. Alors qu'il indiquait qu'elle habitait Londres et qu'elle était célibataire. Fred cherchait quel pouvait bien être le plan de Greg. Apparemment, ce dernier a voulu se rappeler à leur bon souvenir avec un plan de table macabre, ce qui lui ressemblait parfaitement. Bien qu'il y voyait là un malencontreux hasard, car Greg ne pouvait pas prévoir qu'ils iraient s’asseoir précisément à leur table. Alors ces faux Carl, Martine, Georges et Greg auraient-ils un autre rôle à jouer que celui de leur rappeler leurs amis ?
Arrivant au lac de Myvatn, les amoureux retrouvèrent leur couleur, préférant ce paysage lunaire vert et bleu. Ils se promenèrent quelque temps au sein de ce fascinant panorama, puis reprirent la route pour Godafoss, signifiant “cascade des Dieux”. Tous les randonneurs restèrent subjugués devant cette cascade d’eau claire, en arc de cercle, de douze mètres de haut par trente mètres de large situés sur de hauts plateaux désertiques.
Le retour se fit dans le calme, sans parlotte, au milieu de sites grandioses. Le duo rejoint sa cabine, le petit bout de bloc-notes toujours à son poste. Ils prirent la douche et allèrent dîner. Ils s'assirent à une table de quatre personnes encore inoccupée et attendirent de voir ce qui se passe.
Un vieux couple très élégant s'invita à la table s'inquiétant de savoir si les places étaient libres ou non. Fred et Nora eurent un bon feeling avec eux. La discussion était fluide et naturelle. Le couple antique n'était pas avare d'histoires qui les amusèrent beaucoup. Un peu maniéré, le vieil homme racontait leur jeunesse de façon très théâtrale, avec beaucoup d'émotion. À son écoute, nos amoureux passaient de la surprise à l’étonnement, de l’inquiétude à la tristesse et du sourire au rire. Son épouse, plus en retrait, revivait les événements par des mimiques, tantôt grimaçante, tantôt souriante, ou encore bien d’autres émotions se bousculèrent. Nora ressentit de l'amour au sein de ce couple. Elle en fut tendrement touchée et cela lui donna envie de vivre très vieille auprès de Fred. Lui put remarquer que leurs faux amis étaient un peu éparpillés dans la salle de restaurant et que personne ne se parlait.
Lorsqu’ils rejoignirent leur cabine, le petit bout du bloc-notes avait quitté son poste. Fred ouvrit la porte doucement et vit le papier un peu plus loin sur le sol. Nora resta dans le couloir. Le jeune homme entra pas à pas et vérifia la salle de bain et le balcon, personne ne se trouvait dans leur cabine. Mais il n'y avait pas de doute possible, le lieu avait été visité en leur absence. Il fit signe à Nora d’entrer et mit son doigt sur sa bouche pour lui dire de ne pas faire de bruit et de ne pas parler. Il commença à fouiller le site en quête d'un microphone. La plupart des accessoires étaient fixés, ce qui n'était pas l'idéal pour fixer un micro. Tout en cherchant, Fred engagea une banale conversation en rapport avec leur soirée. Sa compagne comprit et lui donna la réplique. Il aperçut une petite boite et regarda Nora d'un air interrogateur. Elle lui fit signe que ce n'était pas à elle. Il la souleva délicatement et regarda dessous. Il vit un micro qu'il montra à Nora. Il reposa délicatement la boite et mit de la musique. Ils se dirigèrent tous les deux dans la salle de bain et Fred chuchota : “La présence de Greg ne fait plus aucun doute. Je pense que nous avons assez d'éléments pour convaincre le Capitaine.
– Je ne sais pas. Que crois-tu qu’il fera ? Greg doit être ici sous un faux nom, peut-être même méconnaissable.”
Ils restèrent tous deux quelques minutes plongés dans leurs pensées. Elle brisa le silence d'une voix entreprenante et décidée :
“Finissons-en. Déjà, il n'aura plus l'effet de surprise. On sait qu'il est là. On connaît la finalité de son plan. Il a des complices, dont certains sont déjà identifiés. On sait qu'il y a un micro dans notre cabine. S’il est sur le bateau, nous le trouverons. Ce faux Georges doit savoir quelque chose. Nous connaissons son numéro de cabine. Allons-y et interrogeons-le. Il faut qu'il parle !”
Fred était abasourdi. Il ne s'attendait pas à ça et la détermination, ainsi que le courage de Nora le déconcertaient : “Et on fait quoi après, on le séquestre ?”
Nora fit oui de la tête et Fred tombait sur la sienne. Ils restèrent silencieux quelques minutes, chacun concentré dans ses pensées et ses réflexions, puis Fred finit par dire : “Très bien, allons rendre une petite visite au 322 !”
Lorsque la porte se referma sur le petit bout de papier, il était 21h30. Avant de partir, Fred et Nora échangèrent quelques banalités et se souhaitèrent mutuellement bonne lecture, faisant croire ainsi qu’ils restaient dans leur cabine à lire sur un fond musical.
La cabine de Georges se trouvait au pont 3. Le jeune couple d'agresseurs amateur passa par le bar et acheta une bouteille de scotch. Fred frappa à la porte et entendit : “Qui est là ?
– C'est Fred Slater, répondit-il d’une voix enjouée.
– Fred ! s’étonna Georges. Puis la porte s'ouvrit. "Que fais-tu ici ?"
Nora était restée cachée au bout du couloir et Fred fit semblant d'être un peu ivre. “Que dirais-tu d'un p'tit verre … ?” dit-il gaiement, mettant en avant la bouteille de scotch.
Georges, de plus en plus étonné par la situation, s’avança et regarda dans le couloir en demandant : “Où est ta femme ?”
Pendant ce temps, Fred s'engouffrait dans la cabine inoccupée, prit une bouteille vide parmi d'autres qui traînaient sur la console, se retourna et frappa Georges à la tête. Il tomba net sur le sol, moitié dans sa cabine, moitié dans le couloir. Nora courut, aida son complice à le rentrer et referma la porte. Ils l'installèrent sur la chaise du coin bureau et le ligotèrent avec ce qu’ils trouvèrent de plus adéquat, ses cravates. Les inquisiteurs fouillèrent la cabine et constatèrent qu'il ne devait pas y avoir de micro. Nora fit les poches et vérifia la sacoche de leur hôte. Elle sortit un portefeuille et un passeport qu’elle se hâta d’ouvrir. Encore une fois, le nom était différent. Georges Flint se nommait Allan Gringer, il avait trente-cinq ans, était marié et habitait Londres. Il régnait un certain désordre dans la cabine qui regorgeait de bouteilles vides. Fred en déduisit qu'il devait avoir un problème avec l'alcool. Il le tapota pour essayer de lui faire reprendre connaissance : “J’espère ne pas y être allé trop fort ...” dit-il, mais Allan commençait à reprendre ses esprits et, lorsqu'il ouvrit les yeux, il était furieux et cria en se débattant : “Au secours, à l'aide...”
Fred appliqua ses paumes de mains l'une sur l'autre sur sa bouche pour étouffer les cris, tandis que Nora attrapait une petite serviette que celui-ci engouffra de force dans sa gorge. Prenant un ton menaçant, il dit :
“Écoute-moi bien, sale merde, je sais que tu ne t'appelles pas Georges, que tu joues à un petit jeu avec nous qui ne nous amuse pas du tout. Alors, soit tu te calmes de suite et tu coopères, soit je te tue ...”
Fred fit silence et attendit. Nora se tenait derrière, près de la porte de la salle de douche, se disant que son conjoint ne pouvait pas être sérieux dans ses menaces et que c’était du bluff. Allan ne pouvait pas la voir. Il finit par incliner la tête en signe de soumission. Slater relâcha la pression et retira doucement la serviette de la bouche d'Allan. Celui-ci toussa et prit une grande bouffée d'air.
“Très bien, dit Fred calmement, qui es-tu ?
– Je m'appelle Allan Gringer, j'ai été employé pour jouer un jeu de rôle durant cette croisière.
– Quel jeu de rôle ?
– Je dois me faire passer pour un homme célibataire, s’appelant Georges Flint. Je dois essayer de vous côtoyer le plus possible et de créer un lien.
– Qui t'a embauché ?
– Je ne peux pas vous le dire. Si je vous le dis, il nous tuera, moi, ma femme et ma petite fille.”
Fred jeta un œil à Nora qui avait du mal à retenir ses émotions. Il continua : “Et Carl, Martine et Greg ?
– Je ne sais pas, dit-il, je ne les connais pas. Je sais juste que je suis là pour vous faire croire que je m'appelle Georges et que je suis célibataire. C'est tout. Je ne sais même pas qui vous êtes. Et je ne savais pas que votre femme était enceinte. Je n'ai pas eu le choix. J'ai des dettes de jeu et cette mission doit me permettre d'effacer l'ardoise. J'ai fait ça pour pouvoir repartir de zéro avec ma famille ...
– Vraiment ? Et ton problème d'alcool ? Tu comptes aussi en faire profiter ta femme et ta fille ?”
Allan éclata en sanglots et Nora jeta un regard glacial à son compagnon qui comprit qu'elle estimait qu'il y était allé un peu fort. Le faux Georges s'effondra et se lamenta sur lui-même durant quelques minutes, se reprochant tous les malheurs qu'entraînaient ses addictions. Personne ne l'interrompit.
“OK, Allan, t'es une grosse merde en fait”, lança Fred en le regardant droit dans les yeux. Celui-ci ne répondait pas et pleurait. Fred savait que Nora devait le maudire et il ne la regarda pas. Il continua : “Tu vas mourir. Dans les deux cas, tu vas mourir et ta famille aussi, car, si je te tue maintenant, le gars qui t'a confié cette mission va finir le boulot juste pour pas que ta femme puisse témoigner. Car ce gars, on le connaît très bien. C'est un psychopathe, et la seule chose qui l’intéresse aujourd'hui, c'est moi et ma femme.”
Fred marqua un temps de pause. Personne ne parlait. Il se demandait si Allan s'était rendu compte que Nora était dans la pièce. Il pensait que non.
“Allan, réfléchis bien”, reprit Fred, les yeux plongés dans les siens :
“Le seul moyen que tu aies de sauver ta peau, celle de ta femme et celle de ta fille, c'est de nous aider à coincer ce cinglé.”
Un silence pesant s'installa et, d'une voix calme, Allan le rompit : “Je vais vous aider. Mais vous devez me promettre de protéger ma famille si ça tournait mal pour moi.”
Fred acquiesça d'un signe de la tête. Allan reprit : “Comment être sur que vous le ferez ?”
Nora s'avança, se plaçant devant le faux Georges, toujours ligoté sur sa chaise et répondit à la place de Fred, prenant un ton ferme qui ne pouvait laisser place au moindre doute : “Parce que j'y veillerai personnellement.” Allan parut convaincu.
Fred lui demanda de raconter toute l'histoire de sa rencontre avec Greg Husman, mais celui-ci exigea d'être détaché. Le geôlier s'exécuta et Allan alla se servir un verre de whisky. Il raconta :
“C'était en mai dernier, j'étais au casino à Londres, je perdais beaucoup. Le casino a décidé que le temps de régler mes dettes était venu. Des mecs, type armoire à glace, m'ont forcé à les suivre dans une arrière-cour et ils se sont montrés menaçants, très menaçants. J'ai cru qu'ils allaient me passer à tabac. Et c’est très certainement ce qu’ils s’apprêtaient à faire quand un homme est arrivé et leur a dit qu'il se portait garant pour moi. Apparemment, les baraqués le connaissaient, sa parole a suffi. Personne ne lui a rien demandé et les costauds sont partis.
– Son nom !” intervint Fred.
Allan reprit son récit sans tenir compte de l'intervention de ce dernier : “Nous sommes restés tous les deux dans l'arrière-cour. Je l'ai remercié. Il était bizarre. Il ne parlait pas. Pourtant, je voyais qu'il attendait quelque chose. J'ai commencé à m'imaginer des trucs dégueulasses et je lui ai dit que s'il voulait coucher avec moi, c'était hors de question ! Il m'a dit qu'il aimerait que je fasse une croisière, que j'aurai juste à me faire appeler par un prénom qu'il choisirait et que je devrai essayer de parler, plus ou moins, avec un couple. Il n'a jamais voulu m'en dire plus. Il s'est contenté de me dire que le reste ne me regardait pas. La croisière et les dépenses seraient à sa charge et mes dettes de jeux effacées. J'ai dit oui. Il m'a souhaité bonne nuit, ainsi qu'à ma femme et ma fille, en les appelant par leurs prénoms. Cela m'en a glacé le sang. Outre la surprise de découvrir qu'il s'était déjà renseigné sur moi, la façon dont il a prononcé les prénoms de ma femme et de ma fille était sadique. Ce mec me foutait les jetons et cela n'a fait qu'empirer le peu de fois où je l'ai revu pour mettre au point ce voyage.”
Lorsque Allan eut terminé, le couple ne dit rien. Il finit par ajouter : “Jeff Fridge.”
Il était 22h30 et Fred pensa que la musique tournait depuis une heure dans leur cabine et qu’il était temps de rentrer. Ils se fixèrent un rendez-vous "par hasard" pour le lendemain matin, dans le salon du petit déjeuner. Nora et Fred rejoignirent leur cabine et éteignirent la musique tout en feignant de banales conversations.
Ce matin-là, nos deux globe-trotters quittèrent leur cabine qu'ils confièrent à leur petit bout papier vers 9h. Le yacht avait déjà fait escale à Seydisfjordur*. Ils s'installèrent pour le petit déjeuner et croisèrent “par hasard” le faux Georges. Ils se saluèrent et feignirent de se raconter des banalités. Fred lui donna rendez-vous pour la visite de la ville, ce qui leur laisserait le temps de s'éloigner et de discuter sans que cela éveille le moindre soupçon. Ils finirent leur petit déjeuner et retournèrent à leur cabine se préparer pour la visite du village. Nora informa Fred qu'elle appréciait Georges, espérant que Greg serait à l'écoute.
Ils descendirent du navire relativement couvert bien que les températures atteignaient quand même 19°, mais Nora, frileuse de nature, préférait être prévoyante. Ils retrouvèrent Allan, le faux Georges, et Fred lança à la vue de tous : “Et Georges, vous visitez la ville avec nous ?”
Georges répondit "avec plaisir" et ils commencèrent à marcher ensemble, appréciant et commentant le paysage. Ils s'éloignèrent et, après s'être assuré qu'ils étaient suffisamment loin d’éventuelles oreilles indiscrètes, Fred demanda : “Jeff Fridge est-il un des passagers ?”
Allan répondit qu'il ne savait pas exactement, mais qu'il était à bord. Et qu'il avait un passe-partout. Qu'il ne savait pas non plus qui il connaissait d'autre. Qu’il était déjà venu une fois dans sa cabine, un matin. Il était entré directement avec son passe. C'était à la suite de leur conversation lorsqu’ils avaient pris un apéritif ensemble. Il voulait savoir de quoi ils avaient parlé. Il était habillé comme un employé qui fait le ménage dans les cabines. Mais le premier soir, il l’avait aperçu au bar, vers 23h30, et il portait un costume.
“J'ai pour consigne de ne pas le contacter et de faire comme si je ne le connaissais pas.” Ajouta-t-il.
Fred écoutait attentivement et demanda : “Pourriez-vous le décrire ?
– Grand, comme vous à peu près. Charismatique. La quarantaine, enrobé, cheveux courts châtains, yeux marrons. Pas de signe distinctif, rien. Monsieur tout le monde.
– Nous savons que Carl et Martine sont des imposteurs. Nous supposons que le Greg qui est arrivé à la table du Petit déjeuner, le premier matin, en est un aussi. Aurais-tu autre chose à nous dire sur Bridge ?”
– Non ... à part qu'il a sûrement beaucoup d'argent, répondit Allan, désolé de ne pouvoir en dire plus.
– Il va falloir établir un plan pour le coincer, mais il serait bon de connaître les rôles de chacun ... Allan, tu pourrais te charger de Greg ... il est venu, pour déjeuner ce matin-là, il était seul ... peut-être est-il seul pour la croisière ? Essaie de cerner le personnage, de savoir si c'est un bagarreur, un violent. Et si tu en as la possibilité, essaies de découvrir sa vraie identité, mais ne prends pas de risque. Nous, on va s'occuper de Carl et Martine."
Allan acquiesça de la tête et dit : “Il risque de m'interroger sur la ballade de ce matin. Qu'est-ce que je dis ?
– Dis-lui qu'on a parlé de tout et de rien ... que tu nous trouves sympas. Ne parle pas de la grossesse.
– Demande-lui si tu ne pourrais pas faire autre chose pour lui ... que tu t'ennuies un peu et que tu es prêt à t'impliquer plus dans son projet”, intervint Nora.
Allan écouta, mais ne répondit pas. Il repartit en direction du bateau.
Le couple s’assit sur un rocher face au village et à la mer. Nora demanda : “Comment allons-nous faire pour en savoir plus sur Carl et Martine ?”
Fred répondit, perdu dans ses pensées : “Je ne sais pas ma chérie, je ne sais pas.” Puis, après quelques instants, il reprit :
“Allan était contraint d'accepter la mission parce qu'il avait des dettes de jeux et qu'il est alcoolique. Supposons que Carl et Martine soient dans la même situation. Je veux dire par là, qu'ils aient dû accepter sous la contrainte ou la menace. Quelle en serait la raison ? Quel serait leur addiction ou leur secret ? C'est peut-être ça qu'il faut chercher à découvrir. Ils pourraient alors peut-être se rallier à nous, comme Allan.
– Et comment va-t-on s'y prendre ? Nous n'allons pas les séquestrer eux aussi ! Et nous n'avons pas beaucoup de temps. La croisière se termine dans quelques jours et Greg a sûrement prévu de nous éliminer avant la fin de celle-ci !”
Fred ne répondait pas. Ils se perdirent tous deux dans leurs réflexions lorsque Nora se leva d’un coup en disant :
“Je sais ! … Je sais ce qu’il faut faire !”
Sous le regard surpris et interrogateur de son compagnon, elle continua : “Nous allons piéger cet enfant de salaud ! Si on lui fait croire que je reste seule dans la cabine. Cela le fera sûrement venir !”
Fred secouait violemment la tête de gauche à droite : "Il n'en est pas question !
– C'est la seule solution. Nous devons agir.
– C'est risqué, très risqué ... trop risqué.
– J'en ai assez, Fred, s'énerva Nora, je ne veux pas faire d'enquête, je veux me débarrasser de lui une bonne fois pour toutes. Ce n'est pas sans risque, mais chaque instant que nous passons sur ce bateau est risqué. Chaque instant que nous passons, peu importe où, réduit inévitablement nos chances de survie ! Réglons ça dès ce soir !”
Fred était désorienté, tout se précipitait un peu trop à son goût et la peur l'envahit. Il trouvait Nora beaucoup trop courageuse et cela le déstabilisait. Il ne pouvait envisager que la femme qu’il avait attendu durant plus de quinze ans et dont il était follement amoureux prenne trop de risque et qu’il lui arrive malheur. Il reconnaissait pourtant qu'elle n'avait pas tort et qu'il vaudrait mieux agir avant de se faire surprendre à un moment donné ou un autre. Il la regarda et lui dit du bout des lèvres : “As-tu un plan ?”
Nora en avait un qu'elle lui expliqua et qu'il accepta.
Ils repartirent en direction du “SeaWorld” en se pavanant dans les petites rues de Seydisfjordur. Nora pensa que ce superbe petit village typiquement islandais valait vraiment le détour. Elle regardait les magnifiques montagnes, aux sommets semi-enneigés, qui l’entouraient et essaya d’y puiser de l’énergie pour affronter au mieux les épreuves à venir. Flânant sur le chemin “Arc en ciel”*, elle mesura toute la signification de cette allée multicolore et songea que, malheureusement, la soirée ne devrait pas être, comme cette allée, sous le signe de la tolérance.
Ils passèrent devant une boutique d’artisanat local où Nora se dit qu’en temps normal, elle aurait sûrement ramené un petit souvenir de leur croisière, mais là, elle ne souhaitait rien qui pourrait lui rappeler, dans le futur, ce voyage. Ou plutôt si, le seul souvenir qu’elle souhaitait rapporter était la tête de son ex-conjoint empalée sur un socle, qu’elle mettrait sur une étagère comme un champion expose un trophée. Elle garda cette dernière réflexion pour elle. Fred, lui, marchait silencieusement, la boule au ventre, obsédé par le carnage qui se préparait. N’ayant qu’une envie, celle d’arrêter le plan suicidaire que Nora avait imaginé. Il cherchait d’autres idées pour neutraliser Greg, mais rien ne lui venait à l’esprit et il s’en voulait de ne pas être en mesure de les sauver tous les deux sans devoir y impliquer sa compagne.
Ils remontèrent sur le bateau. Ils s'offrirent un verre au bar et rejoignirent leur cabine en début de soirée. Ils prirent une douche chacun leur tour, faisant attention à chaque mot prononcé. Fred passa sous la douche en premier. Lorsque Nora sortit de la salle de bain, elle fit part à Fred de sa fatigue et de son souhait de dîner en cabine, ce que Fred refusa. Une dispute éclata. Fred ne souhaitait pas rester enfermé et préférait profiter des services luxueux du restaurant et du bar où peut-être il pourrait retrouver Georges. Chacun campait fermement sur son envie. Nora se sentait lasse de leur désaccord et finit par proposer à Fred d'y aller seul, ce qu'il refusait, argumentant tant bien que mal. Il essayait de la convaincre de sortir, mais en vain. Quelqu'un frappa à la porte de leur cabine. Fred alla ouvrir et dit d'un air surpris : “Georges ? Tout va bien ?
– Salut, je pensais vous inviter pour l'apéritif, toi et Nora, qu'en dites-vous ?
– Merci, Georges, c'est très gentil à toi, mais Nora est fatiguée et n'a pas envie de sortir."
Nora arriva derrière son compagnon et prit la parole : “Salut, Georges, c'est vrai, je suis crevée mais Fred a envie de sortir. Pourquoi ne passeriez-vous pas la soirée tous les deux ?
– Nora !", s'exclama Fred sous forme de désaccord.
Georges sentant la tension dans le couple fut embarrassé : “Je n'arrive peut-être pas au bon moment... je...
– Au contraire, l'interrompit la jeune femme, tu tombes très bien. J'ai besoin de me reposer et Fred sera ravi de sortir.”
Elle se tourna vers Fred : “Fais-moi plaisir, mon chéri, profite de ta soirée avec Georges. On se retrouve tout à l'heure.” En prononçant ces derniers mots, elle embrassa son conjoint qui la regardait, partagé entre jouer son rôle et un refus catégorique de la laisser seule. Il dit d'un ton qu'il essaya du plus naturel possible : “À tout à l'heure, ma chérie, repose-toi bien.” Et la porte se referma derrière eux.
Fred et Allan prirent la direction de l'escalier menant au pont supérieur et s'installèrent au bar. Allan l'informa que Bridge avait entendu toute leur conversation. Et s'il les avait invités, c'était sur son ordre. Il savait donc que Nora était à présent seule dans la cabine. Leur plan fonctionnait. De son côté, Fred informa Allan qu'ils se savaient sur écoute et qu'ils tendaient un piège à Bridge.
Fred s'enquit : “Connais-tu ses intentions ?
– Non. Il m'a dit de venir vous inviter à prendre un verre ici, mais que, très certainement, tu viendrais seul.
– Il n'a rien dit de ce qu'il ferait pendant ce temps-là ?
– Non, mais il avait l'air content de la tournure que prenaient les événements. J'ai vu s'afficher sur son visage un sourire malsain, voire sadique."
Fred comprit que Greg passerait à l'action ce soir : “Parlons d'un air détendu et souriant. Regarde autour de toi, tu vas peut-être l'apercevoir ?” Fred se dit qu'avec un peu de chance, il viendrait vérifier au bar qu’il soit bien là, avant de s’en prendre à Nora. Allan surveillait mais ne voyait rien. Ils commandèrent tous deux un whisky. Ils essayaient de paraître naturellement détendus, mais Fred avait du mal à rester tranquille sur son tabouret. Il imaginait Greg agressant Nora et lui, était là, sans rien faire.
“Fred ? dit Allan d'un ton particulièrement calme, Carl et Martine arrivent.”
En effet, le couple arrivait jouant les amoureux transis : “Bonsoir la compagnie!”
Fred et Allan leur retournèrent leur bonsoir. Martine demanda : “Nora n'est pas avec vous ?”
Fred cachait sa terreur par une légère inquiétude mais il considérait que leur arrivée ne présageait rien de bon. Il dit : “Elle est fatiguée, elle a préféré rester se reposer dans la cabine.”
Il marqua une pause et, n’en tenant plus, il reprit :
“Mais, je suis inquiet pour sa santé, elle attend un bébé vous comprenez ... je vais faire un saut à la cabine voir si tout va bien et je reviens.”
En disant ces mots, il se leva, mais Carl lui empoigna le bras pour l'empêcher de partir : “Allons mon vieux, laissez-la donc se reposer un peu, vous venez d’arriver !”
Fred sut alors qu'il fallait faire vite : “Lâche mon bras enfoiré”, dit-il, regardant Carl droit dans les yeux d'un ton ferme, mais suffisamment bas pour ne pas attirer l’attention. Ce dernier lâcha le bras et baissa son regard. Fred quitta le bar d’un pas tranquille, puis il commença à courir dès qu’il fut hors de vue. Il courut à travers les couloirs bousculant les passagers sur son passage. La panique l'envahissait. Sa destination lui paraissait à mille lieux et les couloirs lui semblaient plus encombrés qu’à l’accoutumée, comme si tout se liguait contre lui.
Il arriva à quelques mètres de la porte de sa cabine. Il ralentit et se concentra pour faire le moins de bruit possible. Il colla l'oreille à sa porte et écouta. Il n'entendait rien. Il transpirait. Malgré ses angoisses et sa peur, il essayait de respirer et de se maîtriser, mais il ne put s’empêcher d’imaginer qu’il arrivait trop tard et la vision de Nora morte sur le sol l’effraya. Puis il entendit parler, mais cela lui paraissait lointain et il ne comprenait pas l'échange de la conversation. Il mit sa clé dans la serrure et tourna tout doucement. Il entrouvrit légèrement la porte et entendit mieux. Il prit conscience qu'il entendait un gémissement sourd. Il ouvrit plus grand et vu Greg sur le balcon, maintenant Nora à la gorge. Celle-ci avait déjà la tête dans le vide. Il entra brusquement et se jeta sur l'agresseur qui projeta Nora au sol avec violence. Il lui assainit un coup de poing au visage, mais Greg encaissa. Celui-ci passa sa main sur sa joue en disant : “Et bien Fred, ça te ramollit la vie de couple, on dirait.”
Il s'avança vers lui pour répondre à son coup mais Fred l'esquiva et son attaquant en fut éberlué. Son poing partit dans le vide l'entraînant sur le côté et Fred, utilisant son talon, lui lança un violent coup de pied latéral dans le dos, ce qui le mit à genoux. Greg releva la tête, ses yeux étaient exorbités de rage. Un second coup de pied vint alors frapper celle-ci de plein fouet et une giclée de sang sortit de sa bouche. Greg sonné resta inerte. Fred s’inquiéta de sa compagne qui retrouvait doucement ses esprits. Il traîna son assaillant dans la salle de bain, le mit dans la baignoire et sortit un couteau de chasse de l’arrière de sa ceinture. Ayant retrouvé totalement ses esprits, Nora arriva derrière lui et demanda : “Qu'est-ce que tu fais ?”
– Je le termine, ma chérie, mais avant j’ai quelques questions à poser à cet enfoiré.”
Greg était mal en point. Allongé dans la baignoire, il semblait évanoui. Slater lui attacha les mains dans le dos. Depuis qu’il était entré dans la cabine en sauveur, il n’avait pas eu le temps de prêter attention à son physique, mais il n’avait plus rien à voir avec le trentenaire sportif qui vivait avec Nora. À présent, il était bouffi, gras et négligé. Qu’avait-il bien pu se passer durant ces cinq années ? Fred était décidé à le savoir. Il prit la douchette et aspergea Husman sur le visage. Celui-ci sursauta violemment et se piqua la gorge sur le couteau qui se tenait juste sous celle-ci.
“Enfoiré de connard, beugla Greg ouvrant les yeux, reprenant conscience de la situation.
– Salut Husman”, répliqua posément Fred.
Nora se tenait à l’écart, observant la scène et laissant son compagnon gérer la situation.
Greg essayait de se dégager, mais en vain. Les bras attachés et le couteau de chasse sous la gorge ne lui permettaient aucun champ d’action.
“Allez, Greg, raconte-moi ces cinq dernières années …
– Va te faire foutre !
– Vraiment ? Écoute, je me fous de savoir ce qui t’est arrivé … ce qui m’importe, c’est que tu crèves et que Nora et moi puissions vivre heureux sans n’avoir plus jamais à penser à toi. Mais si tu fais un effort, que tu parles, je ne te tuerai pas.
– Je préfère mourir connard.
– Très bien … Alors adieu.”
Et Fred appuya sur son couteau, dont la lame s’enfonça de quelques millimètres. Le sang coula et Greg supplia d’arrêter. Fred stoppa net. Les deux hommes se regardèrent et Fred vit dans les yeux de Greg, le vrai visage de la haine mêlé à la peur.
“Arrête! répéta Greg, fou de rage.
– Je t’écoute.”
Derrière la cloison de la salle de bain, Nora s’assit sur le sol, dos au mur, prête à écouter ce que Greg voudrait bien raconter.
Un silence se prolongea. “Par quoi veux-tu que je commence ? dit-il, résigné.
– Par le commencement. Comment as-tu pu te sortir de ce foutu lac ?” répondit Fred qui n’osait croire qu’il aurait des réponses.
Greg réfléchit et commença : “Je ne sais pas comment je suis sorti du lac. Je me suis réveillé le lendemain matin dans un lit. J’étais salement amoché au visage et j’avais des côtes fêlées, tout mon corps me faisait mal. Un vieil homme sale et édenté était à mon chevet. Il m’a soigné. Il m’a raconté qu’il m’avait trouvé échoué sur la berge de la maison qu’il squattait. Je suppose que j’ai trouvé suffisamment de force pour nager et me réfugier sur la côte, mais je ne me souvenais de rien. Il a entendu les sirènes et les zodiacs de la police. Lorsqu’il m’a vu échoué, inconscient sur le bord du lac, il a tout de suite pensé que cela devait avoir un lien avec tout ce tapage fédéral, alors il m’a caché et n’a pas fait de bruit afin que les policiers pensent que la maison était fermée et inhabitée. Il avait peur d’être découvert et délogé, et c’est pour cela qu’il m’a apporté les premiers soins. Ensuite, je lui ai proposé de l’aider pour son quotidien en échange du logis et il a accepté.”
Nora se demandait comment un être aussi machiavélique que lui pouvait avoir autant de chance. Et Fred se retint de tout commentaire, mais intérieurement, il était écœuré et révolté :
“Ok Greg, continue.
– Et bien, je suis resté dans son squat. La première maison à l’est du Chalet, jusqu’à ce que je sois complètement remis sur pied, que l’affaire se calme et que Crow m’oublie. Puis je suis parti sur Londres où j’ai refait ma vie en changeant d’identité.
– On ne peut pas vivre éternellement sous une fausse identité !
– Peut-être, Fred, mais avec de l’argent c’est possible suffisamment longtemps pour que je réfléchisse à ce que je souhaitais faire de toi.
– Pourquoi cet acharnement ? Je ne t’ai jamais rien fait !
– Tu m’as enfermé…
– Ça suffit avec cette excuse bidon, s'énerva Fred, tu sais pertinemment que je ne t’ai jamais enfermé dans cette ruine. Je me suis même toujours demandé comment tu n’avais pas pu voir que le volet n’était pas vraiment fermé. Même un demeuré l’aurait vu. Donne-moi ta vraie raison Greg. Pourquoi t’acharnes-tu sur moi ? … Hein ? … Parle ! Tu me le dois après tout ce que tu nous as fait vivre à moi et à Nora et en mémoire de Georges, Carl, Martine, Olivia et la petite Emilie !”
Greg restait silencieux. Il regardait Fred dans les yeux, pensant que celui-ci était en train de voir au plus profond de son âme. Il lisait en lui et il l’admira. Pour la première fois, il se sentit lié à cet ami inaccessible. Il en ressentit un moment de paix. Son regard s’adoucit, ses yeux devinrent humides. Un silence de cathédrale s'installa. Fred avait vu juste. Toutes ces rumeurs et ces mensonges que Greg racontait au collège, au lycée et à la Fac n’étaient que prétexte à sa frustration. Il se rendit compte qu’il allait, à présent, peut-être connaître les vraies raisons de sa haine persévérante. Il baissa légèrement son couteau afin que celui-ci ne touche plus la peau.
Greg prit un ton calme et serein que Fred ne lui connaissait pas et lui confessa : “Tu as raison … je ne voulais pas être ton ami, mais j’avais besoin d’être près de toi. Quand j’étais près de toi, je sentais que je me rapprochais de mon objectif et je me sentais mieux. Mais ce n'était pas suffisant. Tu étais ce que je voulais … c’est ta vie et ton être que je voulais … je voulais être toi. J’aurais pu tuer le monde entier si cela m’avait permis de t'approcher suffisamment pour rentrer en toi et prendre ta place.”
Fred restait médusé. Tout cet esprit vulgaire, violent et agressif qui faisait le personnage d'Husman avait disparu. Il régnait dans la salle de bain une ambiance calme et tranquille. Fred balbutia à voix basse : “Mais enfin, Greg, c’est impossible de prendre la place de quelqu’un !
– Oui, je sais, mais je ne pouvais faire autrement que d’essayer. Je pensais que, moi, j’y arriverais et je voulais tellement être toi.
– Oh mon Dieu !” s’exclama Fred qui vit des larmes couler sur les joues de Greg.
Nora restait figée à l’écoute de cette conversation surréaliste et incompréhensible.
Les deux hommes se fixaient. Une complicité se créait entre eux et Fred eut la sensation de ne faire plus qu'un avec son ennemi de toujours. Il en eut la chair de poule. Il enfonça rapidement la totalité de sa lame dans la gorge soumise de Greg en disant calmement : “Au revoir mon ami”. Un jet de sang lui éclaboussa le torse. Greg soutint son regard quelques secondes et ferma les yeux. Fred l'observa, épris d’un profond sentiment de confusion. Il se recula et retira nerveusement et maladroitement son tee-shirt qu’il jeta dans la baignoire, sur le corps mort puis sortit de la salle de bain. Il s'assit près de Nora et la prit dans ses bras. Il enfouit sa tête dans son cou et pleura. Elle l’enlaça et lui embrassa le dessus de la tête. Ils restèrent ainsi de longues minutes. Fred retrouva son calme et Nora lui demanda : “Pourquoi l’as-tu tué ? Tu lui avais dit que tu ne le tuerais pas s’il te parlait.
– Je sais ma chérie, j’ai menti. Je suis désolé.
– Qu'allons-nous faire ? Il faut prévenir …
– Non, Nora, on ne prévient personne”, répondit Fred. Nora ne comprenait pas. Il continua : “Personne n'a rien vu. Allan et les autres imposteurs ne diront rien. Je me débarrasse du corps et c'est tout.
– Tu te débarrasses du corps ? Mais comment ? demanda-t-elle, désorientée.
– Comme la première fois, mais ce coup-ci, nous sommes sûrs qu’il ne remontera pas”, répondit Fred. Nora était horrifiée, mais elle était d’accord. Ce cauchemar devait se terminer.
Slater se leva et se dirigea vers la salle de bain. Nora dit : “ Assure-toi qu'il soit bien mort avant de le jeter par-dessus bord.”
Fred fit signe que oui de la tête. Il revint avec Greg, qu'il portait avec difficulté. Il s'approcha du garde-corps et laissa tomber son ami d’un instant. Il n'y avait pas de lune ce soir-là et, malgré les lumières du navire, la nuit noire ne permit pas à Fred de voir le corps tomber dans l'eau, mais le bruit lui confirma que la mer avait récupéré le colis et qu'elle se chargerait de lui à tout jamais. Nora se joint à lui et ils regardèrent un long moment l'écume lorsque le froid les fit rentrer. Fred voulut savoir tout ce qui s'était passé depuis son départ avec Allan. Pendant que la jeune femme commençait à lui conter son histoire, Fred arracha le micro camouflé et alla le jeter à la mer :
“Je me suis allongé avec mon livre, dit-elle, et je guettais la porte. Il m'a fallu juste un instant pour tirer le plaid et l'installer sur mes jambes qu'il était devant moi. Il n'a pas fait le moindre bruit. Je suis restée paralysée. Il n'a pas parlé, il ne faisait que me regarder en affichant un sourire de satisfaction. Puis il m'a pris par la gorge et ma conduite sur le balcon et tu es arrivé.
– Oh ma chérie ! lança Fred, comment te sens-tu maintenant ?
– Je vais bien, extrêmement bien même. Je me sens ... comme libérée”, avoua Nora, assumant ce sentiment de délivrance sans une once de culpabilité.
Fred lui sourit, mais elle fronça les sourcils et lui dit : “Mais dis-moi, c'était quoi ce jeu de jambes tout à l'heure ?!”
Fred comprit qu'elle faisait référence à sa défense qui eut raison de la bagarre avec Greg. Il lui dit : “cinq ans de yoga, ma chérie !”
Yoga qui n'était en fait qu'une couverture qu'il avait gardée bien secrète, même aux yeux de sa bien-aimée. Durant ce temps, il prenait des cours d’arts martiaux avec un professeur particulier. Convaincu que Greg referait un jour surface, il avait décidé de se préparer. Il ajouta en souriant : “J'ai appris à tirer aussi !”
Nora et Fred rangeaient et nettoyaient la chambre et la salle de bain quand on frappa à la porte. Ils échangèrent un regard et estimèrent que la cabine était acceptable. Fred alla ouvrir et Allan entra sans attendre d'y être invité. Il paraissait stressé et fut soulagé de voir que tout allait bien pour ses nouveaux amis. Il s'empressa : “Qu'est-ce qui s'est passé ?
– Rien, il n'est pas venu", dit Fred.
Allan le regarda fixement, puis regarda Nora qui haussa les épaules, l'air de rien.
“Ce n'est pas possible ! dit Allan surpris.
– Ne cherchons pas d'explications Allan. Il n'est pas venu et tout va bien. Oublions toute cette histoire à présent !”
Mais leur nouvel ami fronça les sourcils en disant : “Vous ne me faites pas confiance ?
– Si bien sûr, et j'aimerai que l'on soit amis. Jeff, de son vrai nom Greg Husman, s'est servi de toi sans te donner la moindre information. Tu n'es déjà au courant de rien et Nora et moi, voudrions que cet épisode de notre vie soit derrière nous à tout jamais. Ne pourrions-nous pas reprendre notre vie à présent et profiter vraiment de cette croisière ?”
Allan resta silencieux. Il comprit sans comprendre et trouva que c’était très bien comme ça. Il regarda le couple et dit : “Je meurs de faim, on va dîner ?
– Et boire un coup ! ajouta Nora.
Ils dînèrent tous les trois et profitèrent de leur soirée. Le jeune couple de rescapés était très détendu. Fred ressentit, comme Nora, cette libération dont elle parlait si naturellement. Mais, contrairement à elle, il sentait Greg en lui. Cela ne lui posa aucun problème. Il accepta d’accueillir l’esprit de Greg en lui, au côté de celui de Georges. Cela restera à jamais son jardin secret.
Alors qu'Allan s'étonnait que Nora boive de l'alcool, celle-ci lui avoua qu'elle n'était pas enceinte. Ils aperçurent les faux Carl et Martine dîner en tête à tête et ne firent pas attention à eux.
De retour à leur cabine, Fred prit Nora dans ses bras et lui murmura à l'oreille : “Et si on le faisait, ce bébé ?” Nora sourit, l'embrassa et ils firent l’amour passionnément.
FIN
Évidemment, le retour présumé de Greg via un coup monté n'était pas à écarter. La dynamique relationnelle entre Nora et Fred est tout simplement admirable. Ce sont des âmes sœurs, c'est indéniable. Même si je suis toujours surpris qu'ils ne soient pas mariés.
Le suspense se poursuit jusqu'au dernier chapitre. Heureux de constater que, même après avoir connu l'antagoniste de l'histoire au milieu de celle-ci, l'intrigue reste captivante et immersive. Même si ça semble un peu téléphoné et scripté.
Malheureusement, au final, Fred fit le mauvais choix et tua ce personnage énigmatique qu'est Greg Husman. J'espère que cette tragédie ne détruira pas leur vie, à Nora et à lui. Ce serait bien dommage que cet ami d'un instant devienne un éternel trauma.
Alors, même s'il y a de nombreuses choses que j'aurais à dire sur cette histoire, je pense que, globalement, elle est acceptable et bien écrite. Je vous tire mon chapeau pour votre belle plume, et j'ai hâte de découvrir vos autres textes.
A.B C
Je vous remercie sincèrement de m’avoir lu, ainsi que pour tous vos commentaires bienveillants.
@anne_benete