Chapitre 9

Par maanu

Cora regarda la porte se refermer lentement sur la silhouette indolente du garçon, puis fixa le battant clos pendant quelques secondes, maussade. Ce qu'elle pouvait en avoir assez, de ces stupides gamins et de leurs stupides problèmes.

    Elle jeta un regard chagriné autour d'elle, contempla un instant par la minuscule fenêtre à battant la cour grise et triste, encore toute mouillée depuis la dernière pluie, puis considéra son bureau en désordre et celui, impeccable, de sa collègue, qui était partie quelques minutes plus tôt pour régler un problème. Elle ne savait plus quel problème exactement, n'ayant pas écouté un traître mot de ce qu'elle lui avait dit.

    Elle aimait bien sa collègue, avec qui elle cohabitait dans ce placard à balai depuis plusieurs années maintenant. Sa conversation n'était pas des plus palpitantes, mais sa perpétuelle mine de pleurard pris en faute et sa façon de rentrer timidement la tête dans les épaules pour un oui ou pour un non lui rappelaient la Cora d'il y avait longtemps. Elle avait la même silhouette alors, toute voûtée à force de porter tout ce poids du regard d'autrui sur ses frêles épaules. Elle esquissa un mince sourire. Tout cela, c'était avant de prendre la décision de commencer le théâtre, pour en finir une bonne fois pour toute avec cette peur ridicule et débordante.

    Une moue dépitée prit la place du petit sourire qu'elle était parvenue à faire poindre, tandis que son regard retombait sur son bureau, juste devant elle. Elles étaient bien loin, les vastes scènes où on venait la voir jouer des quatre coins du royaume, du temps de sa splendeur. Il lui semblait encore voir ces milliers de visages anonymes, tous tournés vers elle, suivant chacun de ses gestes et chacune de ses paroles, totalement absorbés. En se concentrant bien, elle pouvait presque entendre les applaudissements étourdissants et les sifflements stridents, qui ne manquaient jamais de résonner à la seconde où le rideau commençait à s'abaisser. Aujourd'hui, devant elle, elle ne voyait plus que le mur, d'un blanc cassé triste à pleurer, et ses affiches de prévention contre tout et n'importe quoi, collées de travers, que personne ne regardait jamais. Et comme seuls spectateurs, ne venaient que des adolescents ennuyés, avec leurs problèmes administratifs dont elle avait beaucoup de mal à se préoccuper.

    Elle tendit une main désenchantée vers sa bonne vieille agrafeuse. Elle l'ouvrit d'un geste expert, fit cliqueter le mécanisme plusieurs fois de suite. Elle aimait bien ce claquement métallique, qui résonnait clairement dans le silence engourdi de la pièce. La pensée qui la traversa, que cette agrafeuse rouillée était peut-être bien devenue sa seule source de distraction, était sûrement la plus affligeante qui lui soit venue depuis très longtemps. La consternation qui s'abattit alors sur elle lui arrachea un rire morose, et elle fit de nouveau claquer l'agrafeuse dans les airs, d'un geste un peu trop vif. L'agrafeuse lui échappa, rebondit contre le bureau avec fracas, puis retomba sur le sol en même temps qu'une pluie d'agrafes.

    Elle jura, recula brusquement sa chaise à roulettes et bondit sous le bureau, sans s'arrêter de grommeler. Ce fut évidemment à cet instant, alors qu'elle se tenait accroupie sur la moquette, à laquelle ces satanées agrafes restaient effrontément accrochées, qu'elle entendit frapper.

    "Oui", répondit-elle, la voix étouffées par sa posture, en se dépêchant de récupérer les dernières agrafes.

    De sous le bureau, elle vit le battant de la porte s'ouvrir, et deux chaussures pointues contre lesquelles battaient les pans d'un long imperméable noir, s'avancer vers elle.

    "Je suis là", se sentit-elle obligée de préciser en se contorsionnant pour regagner la surface.

    Ce faisant, elle se cogna brutalement le haut du crâne, laissa échapper un grognement, et se remit sur pieds en massant ses cheveux écarlates.

    Elle eut un petit rire, pour s'excuser de la situation, mais la femme qui se tenait devant elle n'y fut pas du tout réceptive. Elle se contenta de la fixer de ses iris d'un bleu étrange, trop prononcé pour être naturel, le visage – qu'elle avait creux et anguleux – plus immobile qu'une statue. Et encore, se dit Cora en tirant sur les pans de son gilet pour se donner une contenance, elle avait déjà vu des statues avec plus de vie dans l'expression que cette femme-là.

    "Bonjour, dit cette dernière d'une voix caverneuse.

    _Bonjour, dit Cora en s'efforçant de plaquer sur ses lèvres un sourire de circonstance."

    Elle se rassit sur sa chaise à roulettes, et fit signe à la femme en imperméable de faire de même. Bien sûr, elle n'en fit rien.

    "On m'a dit de m'adresser à vous."

    Cora sentit monter en elle cette sensation déjà éprouvée mille fois, juste avant de monter en scène, au moment de rentrer dans la peau de son personnage. Elle s'accorda une seconde pour cela. Ce rôle, elle le préparait mine de rien depuis quatorze ans, en croupissant sur sa chaise à roulettes. C'était son moment, il s'agissait de ne pas décevoir Monsieur Claude.

    "Ah oui?" fit-elle, d'un ton enjoué qui lui fut tout à fait naturel.

    La femme aux iris couleur glacier feignit un sourire gêné, bien moins convaincant que celui de Cora.

    "Il s'agit d'un problème un peu particulier, lui dit-elle, en posant le bout de ses longs doigts blancs sur le bureau, devant elle. Voyez-vous, je suis généalogiste. Je fais des recherches pour le compte de clients, qui me contactent pour en apprendre plus sur leur famille."

    Cora exagéra un mouvement de tête, pour lui signifier que jusque là elle suivait.

    "En ce moment, je travaille pour un monsieur, très âgé et très riche. Voyez-vous, il est malade, et sans héritier proche, malheureusement. C'est pourquoi il a fait appel à moi. Il y a toute une branche de sa famille, celle de son frère, avec laquelle il a totalement perdu contact. Une sombre histoire de querelle, il y a de ça quarante ans", précisa-t-elle en baissant la voix et en avançant le buste vers Cora, comme pour lui faire une confidence.

    Cora ouvrit de grands yeux, fit comme si le récit la passionnait déjà.

    "Le vieux monsieur a vaguement entendu parler de petites-nièces, qui seraient nées de cette branche de la famille, mais qu'il n'a jamais rencontrées et dont il ignore même les noms. Et voyez-vous, ces filles seraient aujourd'hui les dernières héritières potentielles de sa fortune."

    La femme baissa de nouveau son cou démesuré vers Cora, qui était en train de se demander si sa manie de commencer une phrase sur deux par "Voyez-vous" relevait d'un véritable tic verbal, ou si elle s'imaginait vraiment que les gens du coin parlaient ainsi.

    "Cette fortune lui vient d'une entreprise qu'il a fondée lui-même, il y a près de cinquante ans, raconta la femme, toujours avec son air de partager un potin avec une copine. Spécialisée dans la fabrication de bougies odorantes, si vous voulez tout savoir."

    Cora ne le voulait pas forcément, mais ouvrit encore un peu plus ses yeux déjà bien écarquillés, comme elle le faisait le soir devant ses feuilletons télé – qui étaient de loin, selon son opinion, la plus belle chose que les gens du Là-Bas aient jamais inventée. Elle prit un air ravi.

    "Et il veut léguer sa fortune à ses petites-nièces, c'est bien cela? demanda-t-elle, la mine totalement absorbée.

    _Exactement... souffla la grande perche, droit vers le visage de Cora."

    Cette dernière dut se retenir de froncer le nez. On aurait dit que la bouche de cette femme avait déjà commencé à se décomposer. Heureusement, elle se redressa pour poursuivre son récit.

    "Le problème, voyez-vous, c'est que comme je vous l'ai dit mon client ne connaît pas les noms de ces deux jeunes filles, et il n'a aucun moyen de les retrouver seul. Il m'a donc demandé de le faire pour lui, et j'ai découvert que les deux filles en question étaient très certainement passées par ce lycée."

    Cora poussa une exclamation enthousiaste en portant une main à sa poitrine.

    "Ça alors! s'écria-t-elle. Des héritières chez nous!"

    Elle se demanda pendant un instant si elle n'était pas tombée dans le sur-jeu, mais son interlocutrice sembla ravie de la voir aussi concernée.

    "Une histoire incroyable, n'est-ce-pas? Vous imaginez? Leur vie pourrait changer radicalement si on parvient à les retrouver. Je peux vous garantir qu'on parle ici d'une immense quantité d'argent. Assez pour assurer leur avenir."

    Cora approuva par de frénétiques mouvements de tête.

    "J'imagine, j'imagine... Vous voulez que je vous aide à les retrouver, c'est cela? Aucun problème, dites-moi seulement ce que vous savez sur elles."

    Le visage brut de la femme se fendit d'un sourire qui était sûrement le seul véritablement sincère qu'elle ait esquissé depuis qu'elle était entrée dans la pièce.

    "Formidable! s'exclama-t-elle en sortant de l'une des poches de son imperméable noir un petit carnet. Alors voilà..."

    Elle feuilleta un instant les pages de son petit carnet, tandis que Cora faisait mine de pianoter sur son ordinateur [1], à la recherche des informations qu'on lui demandait. En réalité, elle n'eut qu'à afficher la liste qu'elle avait préparée depuis longtemps.

    "L'une des filles n'est peut-être plus chez vous, commença la visiteuse. Elle doit avoir dix-neuf ou vingt ans, d'après ce que mon client sait d'elle. Elle a dû arriver dans la région il y a une quinzaine d'années. Il est possible qu'elle ait une histoire familiale assez compliquée. Peut-être est-elle arrivée ici orpheline, puis aurait été confiée à quelqu'un. Elle pourrait aussi vivre avec un seul de ses parents. Mon client n'a eu vent que de vagues rumeurs à son sujet, précisa-t-elle devant la mine un peu confuse qu'arbora Cora."

    Celle-ci prit un air entendu en faisant mine de rentrer les informations dans son ordinateur au fur et à mesure.

    "La deuxième est un peu plus jeune. Quinze ans environ. Il y a donc plus de chances qu'elle soit encore chez vous. Pour elle, j'ai une vague description physique: blonde aux yeux bleus. Mais elle serait arrivée ici alors qu'elle était encore bébé, la couleur des cheveux a donc pu changer depuis. Et il se peut qu'elle aussi ait été adoptée... Ça donne quelque chose?"

    Cora laissa passer quelques secondes, mimant l'impatience devant une machine un peu trop lente. Puis elle fit un grand sourire en levant un peu le poing dans un geste de triomphe.

    "Ça y est, on a des résultats! s'exclama-t-elle. On tient peut-être nos héritières! Voyons voir... J'ai deux jeunes filles potentielles pour la plus âgée, et trois pour votre petite blonde."

    Le visage de la femme se fit presque extatique tandis qu'elle se mettait à serrer son crayon entre ses doigts, la mine en suspens autour du petit carnet.

    "Ah oui? Quels noms?

    _Pour la première, j'ai d'abord une certaine Rose Martin. Elle est encore chez nous. Apparemment elle a déjà redoublé plusieurs fois."

    Elle fit semblant de parcourir le dossier de Rose Martin des yeux, et émit un petit rire narquois.

    "Hériter d'une fortune pourrait être une bonne chose pour elle, c'est évident...

    _Qu'est-ce que vous pouvez me dire d'autre sur elle?

    _Pas grand-chose, malheureusement. Elle est bien arrivée ici il y a quinze ans, mais elle avait encore ses deux parents. Ça ne colle pas trop avec vos informations, si?"

    Elle se frappa le front, mimant une illumination soudaine.

    "Mais attendez, je me souviens d'eux, maintenant! Ils ont fait un vrai scandale dans un couloir l'année dernière, après qu'on leur ait dit que leur fille allait encore redoubler.

    _Et comment étaient-ils? Physiquement, je veux dire?"

    Cora réfléchit une seconde.

    "Le père était tout petit, il me semble. Avec une méchante calvitie et les dents très en avant. La petite lui ressemble, malheureusement.

    _Et la mère?

    _Blonde. Beaucoup plus grande que lui.

    _Et d'après vous, est-ce qu'il serait possible que ce ne soient pas ses parent biologiques? Qu'elle ait été adoptée?"

    Cora secoua vigoureusement la tête.

    "Oh non, je ne pense pas. Je vous l'ai dit, elle ressemble beaucoup à son père. Et puis je crois me souvenir avoir été surprise par leurs mains, à elle et à sa mère. Des copies conformes."

    La visiteuse fronça les sourcils, et barra le nom qu'elle avait inscrit en haut de sa page d'un coup de crayon brusque.

    "Très bien... Ça ne fait rien. Voyez-vous, j'ai entendu un autre nom lors de mon enquête. Une certaine Julienne Corbier, je crois. C'est elle, votre deuxième candidate?

    _Oui, fit Cora, en faisant comme si elle ouvrait une autre page sur son ordinateur, et en se fendant d'un large sourire. Je me souviens très bien d'elle. Elle était ici il y a encore peu de temps. Une fille pas très causante, mais qui ne nous a jamais posé le moindre problème.

    _À quoi elle ressemble?"

    Cora fit mine de plonger dans ses souvenirs.

    "Les cheveux bruns. Pour les yeux je ne saurais pas vous dire s'ils étaient marrons ou verts. Plutôt foncés en tout cas. À part ça je ne sais pas trop..."

    Elle prit un air navré.

    "Je ne suis pas très physionomiste, malheureusement. Et puis j'en vois passer tellement, vous savez...

    _Ça ne fait rien. De toute façon je n'ai pas réussi à obtenir beaucoup d'informations sur son apparence physique. Mais je sais qu'il y a beaucoup de cheveux et d'yeux foncés dans sa famille. Ça pourrait coller... Que savez-vous de son histoire personnelle?"

    Cora poussa un long soupir, et jeta des coups d'oeil autour d'elle, comme si elle craignait que les affiches au mur ne les épient. Elle fit un signe à la femme pour qu'elle penche son long buste vers elle, et prit des airs de conspiratrice.

    "J'en sais ce que tout le monde sait par ici. Une histoire assez triste, si vous voulez tout savoir. Pauvre fille..."

    Elle vit la grande perche retenir sa respiration, les narines frémissantes, avec l'air d'un fauve ayant enfin flairé la piste de sa proie après une interminable traque. Cora la sentit suspendue à ses lèvres.

    "On dit qu'elle est venue ici il y a quinze ans, avec sa mère, et qu'elles avaient l'air de fuir quelque chose, toutes les deux."

    Cette fois, la femme ouvrit de grands yeux impatients, masquant difficilement son excitation.

    "Et que fuyaient-elles? demanda-t-elle dans un souffle.

    _Le père, répondit Cora de la même façon."

    Elle hocha la tête à plusieurs reprises, la mine chagrinée.

    "C'est triste, n'est-ce-pas? D'après ce que j'ai entendu, ce n'était vraiment pas quelqu'un de bien. La mère a pris sa petite pour la protéger. C'est comme ça qu'elles sont arrivées dans la région."

    La femme avait repris son petit carnet, s'y accrochait fermement d'une main, et de l'autre griffonna fébrilement quelques notes.

    "Ça pourrait être elle, murmura-t-elle, au comble de l'effervescence. Ça pourrait être elle..."

    Cora la regarda une seconde, s'amusa presque de la fièvre triomphale qu'elle voyait monter en elle. Elle se donna le temps de savourer à l'avance ce qu'elle allait lui dire ensuite, puis se pencha de nouveau vers elle.

    "Et ce n'est pas fini..."

    Le stylo s'immobilisa au-dessus de la page, toute chiffonnée par l'excitation de la femme de glace. Elle tourna ses yeux artificiels vers Cora.

    "Il les a retrouvées, un jour, dit-elle, la mine grave. Il est venu chez elles. C'était il y a très longtemps de ça, la petite avait peut-être sept ou huit ans. Il a débarqué comme ça, du jour au lendemain, a menacé la mère, et a embarqué la petite sans que la pauvre puisse faire quoi que ce soit. Quelle horreur, n'est-ce-pas?"

    Cora secoua la tête, elle-même tout émue de son récit. Il lui semblait que jamais elle n'avait réussi à servir de façon aussi convaincante un bobard aussi énorme.

    "Bien sûr la mère a prévenu la police dès qu'elle a pu, et ils ont remué ciel et terre pour retrouver Julienne. Je n'étais pas encore là à l'époque, je ne suis arrivée qu'il y a six ans, mais on m'a raconté que pendant les quelques jours qu'a duré la traque, tout le monde ne parlait plus que de ça. On passait ses journées à écouter les nouvelles à la radio et le premier réflexe en rentrant chez soi était d'allumer le journal télévisé. Tout le monde était si inquiet pour la petite..."

    Cora laissa passer une seconde de flottement, regarda la femme qui ne perdait pas un mot de son histoire, les sourcils froncés. Il était clair qu'elle ne savait plus que penser.

    "Mais heureusement ils ont fini par la retrouver. Il faut dire que le père n'était pas très malin, il avait demandé à ses propres parents de la cacher.

    _Ses... ses parents?"

    La femme cligna plusieurs fois des paupières, un peu perdue.

    "Exactement, dit Cora, comme pour attiser encore davantage le dépit qu'elle sentait poindre chez son interlocutrice. Ils habitaient loin d'ici, dans une petite ville au sud. Tout ça on le sait grâce à l'enquête qu'il y a eu, forcément. Apparemment, la famille de ce type était implantée là-bas depuis des générations. Ils étaient même plutôt respectés dans leur coin avant ça, et c'est pour ça que la police a mis un peu de temps à comprendre qu'ils étaient mêlés à cette histoire...

    _Donc cet homme était d'ici? Vous en êtes sûre?

    _Non, pas d'ici. De là-bas, je viens de vous le dire. Je ne me souviens pas du nom de la ville, mais vous le trouverez facilement. Dans des archives, ou quelque chose comme ça. Je vous l'ai dit, on en a beaucoup parlé à l'époque."

    La femme ferma les yeux, fronça le nez dans une grimace particulièrement repoussante, et serra si fort son crayon entre ses doigts que Cora crut qu'elle allait le casser.

    "Alors? s'enquit Cora, en faisant comme si elle ne se rendait pas compte de la rage qui menaçait de s'échapper de la femme, comme la vapeur d'une théière. Vous pensez que Julienne pourrait être l'héritière de votre vieux monsieur? Ce serait vraiment bien, en tout cas. La pauvre, après tout ce qu'elle a vécu, ce serait un bon retournement du sort, non?"

    La statue de marbre la considéra un instant, et Cora commença à avoir peur. Mais la femme secoua la tête, lentement.

    "Non, dit-elle, le timbre rauque. Ça ne peut pas être elle non plus. La famille de la fille que je cherche n'est pas d'ici. Ni de la ville dont vous me parlez. Elle vient..."

    Elle s'interrompit une seconde, chercha ses mots, puis reprit:

    "...de plus loin.

    _Je vois. Dommage... Dans ce cas la première des deux héritières n'a pas dû passer par chez nous, je suis désolée. Mais on peut tenter notre chance pour la deuxième, non?"

    La femme reprit son stylo, traça de nouveau un grand trait rageur sur tout ce qu'elle venait d'écrire, et répondit entre ses dents serrées:

    "Bien sûr. Dites-moi tout."

    Cora se frotta vigoureusement les mains, feignant de retrouver tout son enthousiasme.

    "Alors... La première s'appelle Lina Petit. Arrivée avec ses parents quand elle était bébé. Seize ans. Encore ici, évidem... Ah non, attendez... Non, je suis désolée ça ne peut pas être elle... Vous m'avez bien dit qu'elle avait les yeux bleus, c'est cela?

    _Oui.

    _Eh bien apparemment cette Lina a les yeux foncés."

    Il y eut de nouveau un coup de crayon impatient.

    "La suivante?

    _Héléna Nevin, répondit Cora. Un peu plus jeune cette fois. Quinze ans. Elle vit avec ses parents près du bois. Des gens très antipathiques, si vous voulez mon avis... précisa-t-elle avec une grimace. Mais je ne sais pas si ça colle avec votre héritière, puisque vous m'avez dit qu'elle était arrivée quand elle était bébé. Si je calcule bien elle n'était pas encore née quand ses parents se sont installés. Sa mère devait être encore enceinte, en fait."

    La femme appuya son front contre sa paume en fermant les yeux, excédée.

    "Je vois... Et la dernière?

    _La dernière s'appelle... Mon Dieu..."

    Elle secoua la tête, attristée. Les faux iris se braquèrent de nouveau sur elle.

    "Quoi? Qui est-ce?"

    Cora fit la moue, hésitante. Puis elle se décida:

    "Vous en avez peut-être déjà entendu parler, c'est arrivé il y a quelques jours seulement. Julie Perrin. Elle a été... comment dire?... attaquée... Près du bois. Elle dit que c'est un loup monstrueux qui lui a fait ça. On m'a raconté qu'elle avait même parlé d'une sorte de créature, qui aurait essayé de la tuer. Si vous voulez mon avis elle a juste croisé le chemin d'un chien sauvage, mais comme elle s'est cogné la tête en essayant de fuir, tout ça ne doit plus être très clair dans son esprit. D'autant qu'elle a dû avoir si peur, la pauvre... Heureusement, elle s'en est bien sortie. Mais tout le monde est devenu un peu parano, depuis. C'est normal, j'imagine."

    La femme n'avait pas eu l'air de s'émouvoir le moins du monde de son récit. Au contraire, elle semblait plus désappointée que jamais.

    "Oui, on m'avait parlé de cette fille, dit-elle, lasse. Tout semblait coller parfaitement avec elle, et j'ai pensé pendant un moment qu'elle pouvait être celle que je cherchais. Mais il s'est avéré que ce n'était pas le cas.

    _Ah non? Et pourquoi ça?"

    Cette fois, ce fut Cora qui resta suspendue aux lèvres de la femme, qui mit un certain temps avant de répondre.

    "Parce qu'elle avait bien trop peur du bois."

    Cora haussa un sourcil, mal à l'aise.

    "Terrifiée à la seule idée d'y faire rentrer un orteil", précisa la femme de son timbre rude.

    Cora commença à s'inquiéter de la tournure que prenait la conversation, et décida de la reprendre en mains.

    "Vos héritières n'ont pas l'air d'être de chez nous, alors. Tant pis..."

    La grande perche reboucha son stylo, referma son petit carnet et rangea le tout dans son imperméable avec des gestes lents.

    "C'est ça, dit-elle. Tant pis."

    À cet instant, la porte s'ouvrit derrière elle, et la collègue de Cora apparut. Elle rougit instantanément en voyant ces deux yeux inquisiteurs, si effrayants, braqués sur elle. Mais la femme se détourna d'elle presque aussitôt, et Cora vit les épaules de sa collègue se relâcher, tandis qu'elle marchait de son pas traînant vers son bureau, de l'autre côté de la pièce.

    "C'est dommage, dit la généalogiste. Je pensais vraiment pouvoir trouver ce que je cherche ici. J'étais pourtant persuadée que je touchais au but. Surtout avec cette Julienne Corbier, dont on m'avait parl...

    _Julienne Corbier?"

    Cora tourna un regard interloqué vers sa collègue, qui vira encore une fois à l'écarlate.

    "Eh bien quoi? fit la femme, de sa voix si particulière qui mit la pauvre jeune femme dans tous ses états.

    _Non, pardon... Je... je ne voulais pas m'immiscer, mais...

    _Oui? l'encouragea Cora, qui se sentit soudain très inquiète.

    _C'est à propos de Julienne Corbier, justement... Je viens d'entendre son nom dans les couloirs. Tout le monde ne parle plus que de ça...

    _De quoi? s'impatienta Cora."

    Sa collègue déglutit. À cet instant, elle avait tout d'un chaton en détresse.

    "Elle... Elle a été attaquée. Il y a à peine une heure.

    _Comment ça, attaquée? Tu veux dire...

    _Oui... Exactement comme cette autre fille, la semaine dernière. Dans le bois."

    La femme aux yeux de glace poussa aussitôt un cri de rage en frappant le bureau du poing. Cora sursauta tandis que les agrafes qu'elle avait éparpillées sur son bureau quelques minutes plus tôt voltigeaient de nouveau dans les airs. Sa collègue laissa échapper un jappement terrifié en reculant vers le mur du fond avec de petits pas précipités.

    La femme elle, fit volte-face en faisant tourbillonner son imperméable, ouvrit la porte dans un grand fracas, et disparut dans le couloir.

 

[1] Machine très complexe et très répandue du Là-Bas, servant, entre beaucoup d’autres choses, à entreposer et gérer des données.

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Baladine
Posté le 02/07/2022
Coucou !
Très intéressant cet échange entre Cora et la femme de glace ! J'aime bien que Cora se fasse des petits commentaires sur les expressions de la femme et qu'elle reprenne le théâtre de manière informelle, pour le plaisir ou pour se tirer d'affaire. Le personnage de la collègue pétrifiée dès qu'on s'adresse à elle, et qui énerve Cora au delà du raisonnable est très bien aussi ! Cette recherche est aussi un bon moyen de donner des informations au lecteur sur les personnages qu'on rencontre dans l'histoire. Jolie fin qui donne envie de connaître la suite.
maanu
Posté le 06/07/2022
Coucou! Ca me fait bien plaisir que tu aies aimé ce chapitre, parce que j'ai adoré l'écrire (comme tous ceux avec Cora, je crois) J'avais aussi un peu peur qu'il soit trop embrouillé, et qu'on ne comprenne pas bien à quoi jouait Cora avec son ordinateur...
Merci pour ton commentaire ! ;)
Baladine
Posté le 08/07/2022
Je me demandais d'où me venait l'idée d'appeler un de mes personnages Cora, bah ça doit venir de toi ! (pour certains personnages, parfois je prends le premier nom qui me vient et qui lui va bien, en attendant de changer ou pas ^^)
maanu
Posté le 08/07/2022
Oui, j'ai vu qu'on avait des homonymes dans nos histoires ^^
Aucun souci, je ne me sens pas propriétaire du prénom ;)
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