Chapitre 8

Par maanu
Notes de l’auteur : TW: un chapitre peut-être un peu plus effrayant et sanguinolent que les autres...

Cette scène a été imaginée à partir des documents laissés par Claude Gérard.

 

    Claude Gérard s'appuya contre un tronc, une main sur son genou défaillant, juste le temps de reprendre son souffle. Il en profita pour regarder autour de lui. Des arbres, et rien que des arbres. Mais lui savait parfaitement où il était, même sans rien voir du ciel ou de l'horizon. Il connaissait ces bois par coeur, et n'avait aucun besoin de rester près du sentier pour s'y repérer. Les gens se figuraient que la petite Héléna était celle qui avait le plus apprivoisé ce territoire hostile, mais pour lui il ne faisait aucun doute que ce mérite-là lui revenait amplement. Il faut dire qu'il avait eu bien plus de temps qu'elle pour cela.

    Il savait aussi qu'elle n'était pas loin, à quelques dizaines de mètres tout au plus, qu'elle l'avait peut-être même déjà repéré. Pas Héléna, bien sûr, mais la femme qu'il était venu voir. Il y avait des années qu'il savait avec une quasi-exactitude où elle avait élu domicile, au beau milieu de ces bois. Mais jusque-là il s'était toujours tenu à une distance respectueuse. Elle avait fait plus que sa part, elle avait bien le droit de se retirer du monde si elle le voulait. Quatorze ans plus tôt, il s'était dit que jamais il n'irait l'importuner, pas même pour le souvenir du bon vieux temps.

    Seulement les choses avaient récemment pris une autre tournure. Il y avait longtemps qu'il avait eu ses premiers soupçons, et ils ne faisaient que s'insinuer de plus en plus profondément dans sa vieille tête à mesure que le temps passait. Il aurait pu se contenter de soupçonner, mais depuis qu'il avait pris la décision d'écrire cette lettre, il ne pouvait plus se le permettre. Il fallait bien qu'il sache.

 

    Il se redressa, le souffle encore court, et reprit sa marche boitillante. Il se souvenait très bien de cette vieille bicoque qu'il avait aperçue un jour, des années plus tôt, juste avant de déclarer pour lui-même la zone protégée, et de s'interdire d'y remettre les pieds, par respect. Il savait qu'il venait de franchir les limites de la zone protégée, et que la bicoque n'allait pas tarder à jaillir soudain devant lui, comme apparue tout à coup au milieu des troncs.

    Et en effet, la bicoque apparut, encore plus moisie que la première fois. Complètement croûlante, se dit-il, en s'approchant tout doucement. L'amas de tôle qui lui servait de toit gardait encore des traces de réparations passées, mais les trous qui apparaissaient ça et là, parfois larges comme des assiettes, montraient bien que cette tâche avait été abandonnée depuis longtemps. Les murs étaient lardés de fissures, et les fenêtres recouvertes d'une crasse verdâtre qui les avait rendues complètement opaques. Quant à la porte, ce n'était plus qu'une espèce de vieille planche à la forme incertaine qui ne pendait plus que sur un seul de ses gonds, très tristement.

    Il estima que ce n'était pas le genre de porte à laquelle on frappait, si bien que lorsqu'il se tint devant il se contenta de la pousser, doucement. À sa grande surprise, la porte ne grinça pas. Au lieu de cela, elle vacilla sur son dernier gond pendant quelques secondes, hésitante, puis se décrocha et alla rebondir sur le sol, avant de s'écraser avec un grand bruit sourd.

    Il resta un moment immobile devant l'entrée, attendit de voir quelle réaction en chaîne la chute de la porte allait provoquer. Mais rien ne se produisit. Pas un mouvement à l'intérieur, pas un bruit. La bicoque était peut-être vide.

    Il hésita encore un instant avant de rentrer. Il voulait laisser à ses yeux le temps de s'habituer à l'obscurité. La disparition de la porte lui donnait un aperçu très réduit de l'intérieur, seulement un rectangle lumineux, qui n'offrait à sa vue qu'un parterre sale, recouvert de boue et de substances qu'il n'avait pas envie d'essayer d'identifier, ainsi qu'un petit meuble en bois recouvert d'objets en tout genre qui faisaient passer son propre bric-à-brac, celui qu'il entassait dans sa remise, pour un modèle de classification. D'autant que ces objets-là, en plus d'être entassés, étaient à peu près tous recouverts d'une épaisse couche de crasse.

    Rien qu'en restant sur le seuil, il sut que l'odeur qu'il y avait là-dedans devait être abominable, et que la femme qu'il était venu voir avait très certainement connu la même décrépitude que sa masure. Il prit un peu peur. Il n'avait vraiment pas envie de se confronter à ce qu'il allait trouver là-dedans.

 

    Comme prévu, l'odeur le prit à la gorge à la seconde où il esquissa son premier pas à l'intérieur. Un véritable cauchemar olfactif, le pire qu'il ait jamais connu. Des dizaines d'odeurs se mêlaient, qu'il ne reconnaissait pas toutes. Celles qu'il était en mesure d'identifier, en revanche, lui donnèrent une furieuse envie de déguerpir sur le champ.

    Il dut s'arrêter une seconde, fermer les yeux et penser très fort à la raison de sa présence dans ce bouge infernal, pour avoir le courage de faire un pas de plus. Elle lui apparut alors, et il dut marquer un autre temps d'arrêt, qui n'avait rien de volontaire cette fois.

    Il ressentit comme un violent coup à l'estomac, sentit ses muscles se figer brusquement. Rien de ce qu'il avait imaginé, tout au long de sa marche à travers les bois, n'aurait pu le préparer à ce qu'il avait sous les yeux. Il la regarda un long moment, pour essayer de s'habituer à cette vision, mais sa nausée ne faisait que remonter, de son ventre jusqu'à sa gorge.
    La femme était vautrée dans un coin, le dos contre le mur suitant, les jambes étendues devant elle, la tête dodelinante sur sa poitrine. Ses longs cheveux, qu'il devinait gris sous la saleté, formaient une telle barrière hirsute devant elle qu'il ne pouvait voir son visage, et s'en trouva soulagé. Son corps chétif et tordu était recouvert de vieilles chiffes sales, dont il se demanda depuis combien d'années elles n'avaient pas été ôtées. Des tâches de toutes couleurs et de toutes formes les recouvraient, et c'était surtout ces tâches qui empêchaient Claude de faire un pas de plus.

    Passée une première minute de sidération horrifiée, il vit du mouvement derrière la barrière des cheveux et comprit que la femme marmonnait, inlassablement. Il fit un tout petit pas prudent vers elle, le visage crispé de dégoût et l'oreille tendue. Une litanie grinçante s'échappait de ce corps pourrissant. Il fit un autre pas, un peu plus large. Ce qui sortait de la bouche de cette créature sans âge devait sûrement être d'une importance capitale.

    Il parvint à s'agenouiller devant elle, mais à cette distance l'odeur devint si forte qu'il fut obligé d'ôter sa casquette et de la plaquer contre son nez.

    "Daaangeeereeeux... Daaangeeereeeux... Daaangeeereeeux..."

    La femme ne cessait de répéter ce mot, lentement, en faisant traîner chaque syllabe dans un souffle guttural. Claude en fut un peu frustré. Ce n'était pas le genre d'information qu'il espérait récolter. Ce mot ne l'avançait en rien, lui-même se le répétait sans cesse depuis des semaines. Il écouta encore un peu, les oreilles aussi proches de la créature que pouvait le supporter son nez. Les trois mêmes syllabes continuèrent à s'égrener, sans interruption, régulièrement, comme si elles étaient devenues une part inhérente de sa respiration. Puis, sans crier gare, elle s'interrompit au milieu, et Monsieur Gérard, aux aguets, dressa l'oreille.

    "Daaangeeeee..." fit la femme, avant de s'arrêter pendant quelques secondes.

    Ces quelques secondes parurent interminables à Claude, qui craignit que la créature ne se taise pour de bon.

    "Pas... pour... moi..."

    Il faillit esquisser un sourire soulagé, mais l'odeur était bien trop forte pour que quoi que ce soit puisse défiger la grimace écoeurée qu'il avait sur le visage. Patient, il attendit la suite.

    "Pas... pour... moi... répéta la femme. Pas... pour... moi... Trop... fooort..."

    De nouvelles minutes suivirent, sans un son. La femme continuait de dodeliner de la tête, ses mains noires reposant sur le sol de part et d'autre de son corps informe. Mais Claude sut prendre son mal en patience. La suite n'allait sûrement pas tarder à sortir.

    "Trop... fort... Trop... dangereuuux... Trouver... elle... Pas... pour... moi... Trouver... fiiille..."

    Cette fois, Claude redressa la tête, écarquilla les yeux au-dessus de sa casquette. Il touchait au but. Mais la créature reprit son refrain interminable.

    "Daaangeeereeeux... Daaangeeereeeux... Daaangeeereeeux..."

    _Non, se surprit-il à marmonner à son tour, d'une voix étouffée par la casquette. Quelle fille? Pourquoi la trouver?"

    Mais la femme ne se rendait toujours pas compte de sa présence, continuait à répéter le même mot. Alors Claude, la mine plus dégoûtée que jamais, prit son courage à deux mains, et avança un bras vers la créature. Il repéra une petite parcelle de tissu vierge de tâche, sur l'épaule, et y posa le bout de ses doigts, tout doucement.

    "Irène? chuchota-t-il, en vixant ce visage qu'il ne pouvait pas voir, derrière les lianes grises embroussaillées."

    Mais alors qu'il augmentait légèrement la pression de ses doigts, le corps amorphe se mit brusquement en mouvement, glissa le long du mur vert de mousse humide, et retomba lourdement sur le sol. La tête fit un "poc" en tombant, puis il y eut une seconde de silence, durant laquelle Claude demeura parfaitement immobile.

    Une longue plainte discordante s'échappa alors de la bouche aux lèvres boursoufflées, de plus en plus forte. Il sembla à Claude que cette plainte allait bientôt emplir tout l'espace autour de lui, résonner à travers toute la bicoque, peut-être même à travers les bois. Elle semblait devoir durer toujours, mais il fallut bien que la femme reprenne son souffle.

    Dès que le grognement commença à mourir dans sa gorge, Claude se pencha sur elle, attrapa plus franchement son épaule, la secoua avec douceur.

    "Irène? dit-il encore. Vous allez bien?"

    Il se dit que jamais de toute sa vie il n'avait posé une question aussi stupide.

    "Irène, c'est moi. Claude. Claude Gérard, vous vous souvenez? On s'est croisés quelques fois, il y a de ça une quinzaine d'années. Vous me remettez?"

    Irène resta évidemment muette, la bouche entrouverte sur des dents abominables.

    "Il faut que je vous parle, c'est très important. Vous vous souvenez des missions que je vous ai confiées à l'occasion, n'est-ce-pas? De ces gens que vous faisiez venir jusqu'ici, que vous aidiez à fuir? De tous les risques que vous avez pris pour les sauver?"

    La créature resta inerte, et Claude se demanda si elle s'était endormie. Il la secoua encore, un peu plus fort.

    "J'ai besoin de votre aide, Irène. J'ai des questions à vous poser, c'est important. Au sujet de la dernière mission que je vous ai confiée, vous vous souvenez n'est-ce-pas? N'est-ce-pas?"

    Il la secoua encore, de plus en plus impatient.

    "Cette fois-là, c'était une femme, avec sa petite fille. Vous vous souvenez? La petite fille avait environ cinq ans. Sa mère avait des cheveux bruns, longs. Elle était très jolie. Vous vous souvenez d'elle et de sa fille? Vous..."

    Irène ouvrit les yeux si soudainement que Claude eut un mouvement de recul, et tomba les fesses contre le sol terreux. Il y resta figé, et regarda la créature se redresser lentement, ses yeux verts étonnament alertes fixés sur son visage craintif.

    "Trop fort... reprit-elle, d'un ton bien plus assuré, et bien plus effrayant. Aurais pas dû... Aurais pas dû..."

    Il déglutit en serrant sa casquette dans son poing, presque convulsivement. Il touchait au but.

    "Pas dû quoi, Irène? Qu'est-ce que vous avez fait?

    _Maaaal... Fait... maaaaal..."

    Le grondement se termina dans un gargouilli qui ressemblait à un sanglot, et le coeur de Claude se serra de pitié. Comment quinze petites années avaient-elles pu donner lieu à une telle déchéance, à un tel pourrissement?

    "Qu'est-ce qui vous fait mal, Irène? C'est à cause de ce qui s'est passé, c'est ça? Le jour où vous les avez aidées à traverser? À cause de ce que vous avez fait?"

    La tête hirsute se remit à dodeliner, tandis que la créature ouvrait très grand ses yeux sur le vide. Claude sentit qu'il était de nouveau sur le point de perdre son attention. Il se pencha encore un peu plus, s'efforçant d'oublier sa nausée. Il l'attrapa par les deux épaules, la força à se redresser un peu, à le regarder.

    "C'est Marianne qui vous l'a demandé, n'est-ce-pas? C'est elle qui voulait que vous le fassiez?"

    Les yeux d'Irène se fixèrent sur ceux du vieil homme, qui crut y déceler une lueur de lucidité, très faible.

    "Voulais pas... Pas... bien... Interdit... Trèèès interdit... Mais insiiiiste..."

    Claude ne put retenir un soupir effaré. Pourtant, il s'était attendu à cette nouvelle.

    Il lâcha l'épaule d'Irène pour pouvoir se prendre le front dans la main, très las tout à coup. Au même instant, la créature bondit sur lui.

    Il poussa un cri rauque en retombant lourdement sur le dos. La femme appuyait de ses deux mains sur sa poitrine pour l'empêcher de se relever. Il tenta bien de se débattre, mais la force de la petite chose chétive était impressionnante, et la sienne n'était plus ce qu'elle était du temps de sa gloire. Il s'immobilisa tout net, lorsque la créature approcha son visage tout près du sien.

    "Aiiide... moi... Clauuude..."

    Son coeur manqua un battement. Entendre cette chose prononcer son nom de cette façon, dans ce souffle rocailleux et putride, le terrifia et le déchira à la fois.

    "Enlèèève... leee..."

    Ce n'est qu'à cet instant qu'il vit l'éclat argenté qui allait et venait, se balançant entre lui et la femme. En relevant les yeux vers elle, il vit tant de souffrance sur son visage décharné qu'il parvint à lever son bras vers elle, et à attraper l'éclat.

    Un collier. Une chaîne en argent, portant un médaillon. La face était incrustée de sept pierres vertes, dont l'une – la quatrième – était plus grosse que les autres, et qui étaient toutes liées par de fines ciselures formant un vague S. La plupart des lecteurs de ce livre portent un médaillon très similaire à leur cou, et n'auront aucun mal à se le figurer.

    Déjà à peu près certain de ce qu'il allait trouver à l'envers du médaillon, il le retourna. Il le frotta de la pulpe du pouce pour en retirer la saleté, et vit de jolies lettres fines, gravées dans l'argent.

Ysaure Lamarre
Jour 12 sous Ozihil, an 259

    Évidemment.

    Les serres de la créatures rentrèrent un peu plus dans les épaules de Claude, qui fut rapidement distrait de sa douleur par le regard qu'Irène plongea encore une fois dans le sien.

    "Enlève-le, par pitié, murmura-t-elle, et pendant une fraction de seconde il retrouva la femme qu'il avait connue quinze ans plus tôt."

    Il n'eut aucun mal à comprendre qu'elle lui parlait du collier, et fit un mouvement de la tête pour lui signifier qu'il allait l'aider. Aussitôt elle libéra sa poitrine de son poids, et le laissa se redresser. Elle continuait à agripper son bras, et surveillait avidemment le moindre de ses gestes, son regard passant frénétiquement de son visage à sa main, qui glissait lentement le long de la chaîne en argent, remontant jusqu'à la nuque. Claude, s'efforçant de cacher son dégoût, consentit à faire disparaître sa main à travers ses cheveux gris, avec la désagréable impression de la plonger dans une énorme toile d'araignée. Il tâtonnait le collier, cherchait le fermoir caché derrière la nuque de la créature, mais sentit de nouveau son corps se crisper lorsque ses doigts perdirent brusquement la piste de la chaîne. Il ne sentait plus rien d'autre que de la chair, molle et brûlante, là où il aurait dû toucher le bijou. Il interrogea Irène du regard, elle lui répondit par une mine désespérée. Il la força à se retourner, attrapa toute entière la masse de sa crinière, la souleva et plaqua son autre main sur sa bouche, persuadé que cette fois-ci il allait vomir.

    Il parvint à se retenir de justesse, tout en contemplant, pétrifié, l'horrible blessure. De la même façon que l'écorce d'un arbre pousse par-dessus une corde trop serrée sur son tronc, jusqu'à l'absorber à l'intérieur de lui-même, la peau d'Irène, sur sa nuque, avait englouti un pan entier de la chaîne d'argent, recouverte d'une peau gonflée, aussi suintante que les murs de la masure.

    Il resta un instant immobile, incertain quant à ce qu'il était censé faire à présent, et Irène perdit patience. Elle plaqua ses longs ongles noirs contre la blessure et se mit à la gratter, furieusement, en poussant des grognements plaintifs. En voyant le sang commencer à s'écouler, Claude lui attrapa le bras, le repoussa de toute ses forces.

    "Je vais l'enlever, Irène, assura-t-il, du ton le plus calme qu'il était capable de feindre dans une telle situation. Arrêtez ça, je vais l'enlever."

    Tout en plongeant une main dans la poche de son gilet et en y farfouillant à la recherche de son couteau, il se demanda depuis combien de temps le collier avait commencé à fusionner avec la chair de cette pauvre femme. Il espérait de tout son coeur que ça ne faisait pas quinze ans.

    Irène recommença à se débattre comme un diable, ce qui ne fit que lui rendre la tâche plus ardue. Tout en tentant vainement de la calmer, il déplia son couteau de poche d'un habile mouvement de son seul poignet libre, et l'approcha de la blessure. Une pellicule de sueur commença lentement à se former sur son front, tandis que la lame, qu'il prenait soin de toujours garder acérée, entrait au contact de la peau rouge. Il voulait faire cela le plus proprement possible, et ce n'était vraiment pas facile avec ce corps rachitique qui se débattait comme une anguille.D'autant que ses mouvements saccadés ne firent qu'empirer lorsque la lame pénétra la chair et que le sang se mit à couler dans un ruissellement de plus en plus intense. Il fit glisser le couteau le long de la chaîne, qu'il pouvait sentir près de la pointe, intruse au milieu de la chair molle. L'opération lui donnait de violents hauts-le-coeur, et il fut soulagé de pouvoir enfin poser son couteau ensanglanté sur le sol.

    Il n'était pourtant pas au bout de ses peines. Alors qu'il attrapait délicatement la chaîne, à l'une des extrémités de la longue plaie béante, et qu'il entreprenait de tirer dessus, tout doucement, Irène fit un tel bond que l'anguille lui échappa totalement. Elle poussa un hurlement à lui faire saigner les oreilles, et se plaqua sur le sol, les deux mains accrochées à sa nuque. Claude bondit à sa suite, la maintint allongée en collant son genoux contre son dos. Il comprit qu'un changement de méthode s'imposait, plongea sa main dans la chevelure-toile d'araignée de la vieille créature, et sitôt qu'il parvint à attraper un bout du collier, il tira dessus de toute sa force.

    La chaîne se brisa, le collier lui resta dans les mains, et Irène s'immobilisa net. Claude en profita pour s'asseoir sur le sol et pour reprendre son souffle, en jetant un rapide coup d'oeil au collier.

    "C'est bon, dit-il d'une voix essoufflée, mais soulagée. C'est réparable. Et vous devriez aller mieux. Je vais vous emmener au domaine, j'y trouverai de quoi soigner cette vilaine plaie."

    Il s'autorisa même un petit sourire, qui se figea sur ses lèvres à l'instant où il aperçut le visage d'Irène, à moitié caché derrière la crinière qui s'étalait tout autour de sa tête. Ses yeux verts, autrefois si fascinants, étaient encore grand ouverts, mais dans une fixité terrifiante.

    "Irène? murmura Claude, alors même qu'il lui était apparu évident, au premier coup d'oeil, qu'elle était morte."

    Il resta un long moment à la regarder, tenant encore dans sa main levée à hauteur de son visage, le collier d'argent qui se balançait lentement dans l'air fétide de la bicoque. Il s'était rarement senti aussi effrayé au cours de sa longue vie, ni aussi triste. Ce n'est qu'en sentant une larme couler le long de sa joue qu'il sortit de sa torpeur. Il s'essuya le visage d'un geste rapide, fourra le collier dans sa poche, se releva – difficilement à cause de son genou – , et attrapa le corps d'Irène, bien plus léger qu'il ne l'aurait cru. Il l'allongea sur le dos dans un coin de la pièce, dans une posture qui lui sembla plus digne, ferma ses yeux dont l'immobilité lui donnait froid dans le dos, et resta un moment debout, près d'elle, la casquette entre les mains. Il ne savait pas combien de temps il convenait de rester ainsi, à quel moment il pouvait respectueusement quitter cette hutte maudite.

    Il resta donc plusieurs minutes, avant de revisser sa casquette sur son crâne. Et alors qu'il tournait les talons, il manqua glisser sur un tas de papiers négligemment oublié sur le sol. Puis il s'aperçut que le tas de papiers était en réalité un petit carnet, tout fin, écorné au possible, recouvert de tâches d'encre, qui avait dû glisser d'entre les loques d'Irène quand il avait déplacé son corps.

    Sans trop savoir pourquoi, il se saisit du petit carnet, l'envoya rejoindre le bric-à-brac de sa poche, où reposait déjà le collier d'Ysaure, et s'empressa de sortir enfin de la maison pourrissante. Lorsqu'il se trouva de nouveau au milieu des arbres immenses, en sécurité, il se mit à penser à Julienne. Ce dont il venait d'avoir la confirmation ne lui laissait présager rien de bon pour elle, mais il ne savait pas qu'à cet instant précis elle était empêtrée dans des ennuis bien plus sérieux encore, tout près de lui.

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Baladine
Posté le 25/05/2022
Oh, ça devient vraiment dangereux, par chez toi ! Un chapitre très réussi, avec de belles descriptions qui facilitent l'immersion. Une belle écriture encore une fois ! J'ai pas relevé de coquilles, sauf peut être (je cite de mémoire "très grand ouverts ses yeux" ou je ne sais plus dans quel ordre je crois qu'il y avait inversion verbe sujet, mais je pense qu'il faut mettre un -s à grands pour accorder avec yeux.
Sinon :
- je tique bêtement sur "la perte de la porte", parce que perte et porte c'est le même mot à une lettre près (et ça m'a tellement amusée que j'ai dû relire trois fois la phrase suivante avant de la comprendre)
- recouvert d'objets en tout genre qui faisaient passer son propre bric-à-brac, celui qu'il entassait dans sa remise, pour un modèle de classification. => ça c'est beau.
- qu'il parvint à lever son bras vers elle, et à attraper l'éclat. => c'est beau aussi, de le désigner comme ça, "l'éclat" avant qu'on sache exactement ce que c'est.
Voilà !
A bientôt
Claire
maanu
Posté le 26/05/2022
Merci beaucoup pour ton commentaire !
Ah mince, désolée de t'avoir perturbée ^^ "la disparition de la porte", ça te conviendrait mieux?
A bientôt ! ;)
Baladine
Posté le 26/05/2022
Ah oui, c'est mieux :D
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