« Tout changement administratif demandé par la personne se révélant néostème devra être réalisé avec l'accord signé de saon tuteurice. »
art.212-5, C3PM
(Code Pour la Protection des Populations Melkiennes)
Le froid devenait perçant, lancinant. Il appela avec lui une souffrance plus sourde et bien plus profonde. Le sédatif se dissipait petit à petit, et rendit sa conscience à Erin. Une nuée de mouches grondaient dans ses oreilles ; une colonie de fourmis dévoraient ses muscles. Et la douleur... La douleur ne la quittait pas. Un chant sinistre et intérieur qui s'élevait en harmonie avec le froid. Deux monstres qui lui griffaient les entrailles, toujours plus fort. La jeune femme se préparait à sentir des ongles déchirer sa peau pour libérer ces horreurs. Elle ouvrit difficilement les yeux. Elle devait voir, constater l'état de son corps, quitte à se terroriser d'une vision cauchemardesque. À peine ses paupières soulevées, une lumière glaçante traversa ses cils. Elle s'enfonça dans sa rétine et lui en arracha quelques larmes.
En premier réflexe, Erin voulut se protéger avec son bras. Un claquement métallique finit de la tirer vers la réalité : son bras ne vint pas. Retenue à la table par les poignets et les chevilles, il lui était impossible de bouger. Le cuir de ses liens brûlait sa peau tant ils étaient serrés. L'urgence balaya le feu des néons ; ne comptait plus que la peur toujours plus oppressante. L'angoisse montait un peu plus chaque seconde. Des questions lui assaillirent l'esprit et l'empêchaient de clarifier ses pensées : où était-elle ? Depuis combien de temps était-elle ici ? Qu'allait-il advenir d'elle ? Sa mémoire échappa à sa brume et lui rappela l'attaque, les morts, sa défaillance.
Erin voulut se redresser, se libérer et fuir le plus loin possible. Elle tira sur son cou dans l'espoir d'apercevoir une issue. Tout ce qu'elle obtint fut une vive douleur dans sa gorge. Son estomac se serra. Erin contorsionna sa nuque pour trouver l'origine de cette douleur : un corps anguleux sous sa peau. Un frisson d'horreur la secoua. Il amena avec lui les images de sa capture. Il lui infligea l'odeur du sang, les crissements de la chair molle, la fraicheur de ses pieux meurtriers. Elle ferma les yeux de toutes ses forces, sans réussir à se débarrasser de ce que lui imposait sa mémoire. Impossible de comprendre ce qui la tétanisait le plus : être enfermée sans avoir la moindre certitude sur son avenir, ou voir son dekte se déchainer de nouveau sans obéissance. Ce qu'elle abritait était destructeur, terrifiant, mortel... Entre le doute, la colère, la peur et les questionnements, Erin s'approchait de limite de ce que pouvait supporter son esprit. Son corps tremblait frénétiquement alors qu'elle luttait pour contrôler son souffle et ne pas céder à une crise, quelle qu'elle soit. Dans sa confusion, elle ne remarqua pas le halo de son dekte glisser le long de sa peau pour envelopper son corps. Une violente douleur tira Erin de sa divagation. Complètement paralysée, chaque muscle se tendit, prêts à lâcher. Ses yeux se perdirent dans le vide, grands ouverts. Ses dents se serraient et grinçaient. Elle était incapable de relâcher sa mâchoire, incapable de respirer. Son dekte se résorba alors de lui-même, et Erin fut libérée dans la foulée. La douleur s'évapora. Ses poumons prirent avidement l'air dont ils avaient été privés. L'inspiration fut si intense qu'elle en toussait. Les yeux pleins de larmes, elle tentait de se remettre de cette attaque. Son sang martelait ses temps, son souffle lui tirait des gémissements incontrôlables. Erin cherchait à retrouver maitrise d'elle-même par tous les moyens. Elle se forçait à respirer profondément, à compter ; elle serrait ses poings de toutes ses forces. Elle sentit alors la laine de ses gants sur sa peau. Doucement, elle commença à frotter son majeur et son pouce entre eux. De petits mouvements circulaires, très légers, qui lui permettaient de ressentir chaque maille sur le bout de ses doigts. Erin se concentra sur cette sensation, jusqu'à se réduire au point de contact entre ses deux doigts. Elle visualisait la laine, les petits rennes, et se calmait peu à peu.
La néostème clarifia enfin son esprit. Elle ouvrit les yeux de nouveau pour essayer d'analyser la situation. L'angoisse toujours à sourdre ; Erin profita de ce court moment de maitrise pour observer la pièce qui l'enfermait. Les murs portaient une blancheur aussi froide que les néons qui l'éclairaient. Dans son champ de vision, aucune porte ; seule une vitre noire qui la surplombait ; le revêtement mat empêchait toute netteté aux reflets. Tout ce qu'Erin pouvait distinguer, c'était les halos des éclairages ainsi que la forme du support qui la retenait. Quelques contorsions lui permirent d'apercevoir un carrelage terne, grisé, et de constater du coin de l'œil quelques traces sombres sur le sol. Incapable d'observer quoi que ce soit de plus, il ne restait plus que l'attente, la solitude, et une angoisse pesante.
Le temps filait sans pouvoir être évalué. Il laissait Erin combattre ses démons jusqu'à l'épuisement. La fatigue, la fin et la soif puisaient dans ses forces désormais trop faibles. Elle avait fini par glisser dans une torpeur engluée d'appréhension. Un claquement de porte la tira de sa somnolence. Dans sa végétation, elle entendait des pas lourds résonner dans la pièce. Elle tournait la tête pour chercher l'intrus du regard. Un homme droit et calme marchait autour d'elle, le nez dans un épais dossier jaune. Ses épaules larges soutenaient un visage sérieux, lui-même encadré par des cheveux bruns, strictement taillés et coiffés. Ses yeux sombres accablaient le papier sans se préoccuper de la jeune femme. Erin ne le quittait pas du regard. Elle l'inspecta dans tous les détails, anxieuse. Il portait un uniforme vert foncé, sa veste se fermait sur un côté par des boutons argentés, et des épaulettes aux galons d'or encadraient son col. Sur la droite pendait solennellement une banderole. Des fils bruns l'entouraient et le blason du CSA l'ornait ainsi que le sigle lui même, brodé de noir. L'homme continuait sa route sans la moindre considération pour Erin qui se tordait pour ne pas le perdre de vue. Chaque pas qui claquait la faisait tressaillir.
Il s'arrêta enfin, dos à elle, sinistre. Il gardait ses yeux rivés sur ses feuilles. Aucun ne parlait. Ce silence pesait un peu plus chaque seconde. Si bien qu'Erin n'osait respirer. Sa main tremblait, elle pouvait entendre les boucles de ses liens claquer sur sa table. Sa vie ne tenait plus qu'à un fil, et il pendait aux lèvres de cet homme. Il s'apprêta alors à parler, prit une profonde inspiration. Erin retint la sienne.
« Erin Naïr, » lâche-t-il, « c'est bien cela ? »
Sa voix écrasa la prisonnière sous sa puissance. Elle était intense, rauque, et malgré tout, affreusement calme. La jeune femme ne sut quoi répondre ; aucun mot ne venait à ses lèvres. L'homme n'eut droit qu'à un silence apeuré. Il se tourna alors vers elle et la cloua du regard. Ses chaussures claquèrent sur le sol jusqu'à ce qu'il se tienne à un mètre d'elle. Pour ne pas céder à la panique, Erin focalisa son attention sur les détails de sa veste : 4 galons cousus à son bras gauche, et sur son torse s'alignaient plusieurs médailles dont une soigneusement mise en valeur. Elle portait les couleurs de la fédération ainsi que son blason, le tout fait d'or. Devant la non-réaction de sa captive, il la rappela sèchement à l'ordre :
« Je vous conseille de répondre à chacune de mes questions, si vous ne — .
— Oui ! Oui, c'est moi ! » Le coupa Erin.
La menace pourtant non énoncée la força à puiser dans son courage pour s'arracher quelques mots.
« C'est moi. » Répéta-t-elle.
« Bien. »
L'agent reprit son calme froid et parcourut de nouveau les pages de son dossier. Il tourna une nouvelle fois autour d'Erin tout en continuant son interrogatoire.
« Parents : Mira et Hassan Naïr, tous deux sous surveillance et certifiés nomis, aucun recensement dans la famille proche ou éloignée jusqu'à ce jour. Tutrice assignée : Mira Naïr. Je me trompe ? »
Erin hocha silencieusement la tête, sans oser répondre de vive voix. Un soupir agacé piqua son appréhension. Avant qu'elle ne puisse rattraper sa faute, la voix de l'homme la frappa encore.
« Répondez clairement. Je ne me répéterai pas une troisième fois.
– Oui, c'est bien ça. » souffla Erin.
« C'est mieux. » commenta son geôlier.
Il passait du calme à la colère d'une rapidité inquiétante. De nouveau maître de lui même, il reprit sa lecture autoritaire du dossier.
« Origines inconnues, âge réel inconnu, retrouvée à l'âge estimé de huit ans, adoptée à l'âge de onze ans, aucune information sur votre vie antérieure.
– Oui. »
Il la regarda du coin de l'œil.
« Nous verrons... », grinça-t-il avant de continuer « Recensée à l'âge de dix-sept ans, votre appartement est vide depuis deux ans environ. »
Elle crut percevoir sa forme sur la vitre relever la tête vers elle. Elle jurait sentir son regard sinistre sur elle. Pour se calmer, elle reprit ses mouvements entre ses doigts alors que la voix du soldat s'éleva de nouveau, plus dure, presque moqueuse. :
« Eh bien ! » lâcha-t-il « On peut dire que vous fuyez depuis un petit bout de temps maintenant. »
Malgré les menaces, Erin ne répondit rien ; elle ne supportait pas ces formalités qui ne menaient à rien. Elle était attachée, pucée, pourquoi perdait-il son temps avec cet interrogatoire ?
Il tourna à nouveau autour d'elle d'un pas lent, sans jamais la quitter du regard. La jeune femme essayait de le suivre sans montrer sa terreur, ses yeux bougeaient juste en même temps que lui ; quand elle le perdait au coin de sa paupière, elle se contentait d'observer le plafond, et supporter les coups de ses pas. Des frissons glacés parcouraient son échine. Il semblait partout. Le claquement de ses semelles rebondissait contre les murs de la pièce ; elle ne pouvait dire s'il était près, loin, s'il l'examinait, ou lisait ses papiers. Erin n'avait que la forme floue qu'offrait la vitre pour tenter de le situer, mais elle n'osait bouger de peur de déclencher sa colère. Elle gardait son regard fixe en priant pour que le temps passe plus vite.
Il plaqua alors ses mains sur le dossier d'Erin. La néostème laissa échapper un couinement de surprise. Le choc claqua ses dents sur ses joues. Un goût de sang apparut dans sa gorge.
« Deux ans que tu fuis ! Comment tu as fait ? »
Il était gigantesque. Ses yeux la surplombaient et la transperçaient, la clouaient sur place. Erin voulut répondre, elle ouvrit la bouche comme un poisson, mais ne sut quel son en émettre. Il se redressa d'un coup et se retrouva face à elle. Ses pupilles lançaient des flammes alors que son visage était déformé par la haine.
« Réponds ! lui hurla-t-il. »
Il lança son bras vers la vitre et elle retrouva cette douleur électrisante. Elle la paralysa de nouveau, bloqua son souffle. Ses dents se refermèrent cette fois sur sa langue qui saigna à son tour. Sa torture ne dura que quelques secondes, mais elles suffirent à lui faire lâcher un râle quand il fit signe de la libérer. Son sang tambourinait dans son crâne ; il lui amena une migraine aiguë. Ses poumons brûlaient, de la sueur perlait sur son front et des larmes sous ses yeux. Erin articula difficilement sa réponse d'une voix brisée :
« Je... Je suivais les rondes des agents, je repérais les endroits vides, j'ai eu de la chance. »
Il laissa peser un silence de mort pendant de longues minutes, sans jamais la lâcher du regard. Il daigna enfin parler. Le chuintement humide de ses lèvres crispa Erin dans l'attente de sa réponse.
« Comment tu t'y prenais pour anticiper les rondes ? » L'interrogea-t-il.
Sa voix avait retrouvé son calme froid. Erin ne pensait pas à résister ; concentrée sur sa survie, elle refusa l'idée de lui mentir. Ses yeux restaient fixés sur les dalles du plafond pour retenir leurs larmes.
« J'écoutais les passants, » expliqua-t-elle « les radios et les télévisions quand les fenêtres étaient ouvertes. Parfois, on pouvait voir des feux à cause des purges, je n'avais qu'à partir à l'opposé. »
Chaque réponse d'Erin amenait un silence lourd de la part de l'agent. Il analysait chaque mot qu'elle avait pu prononcer, chaque virgule ; le moindre tremblement de sa voix, le moindre changement de ton ne pouvait lui échapper. Il gardait ainsi sa victime pendue à ses lèvres, crispée sur la table.
L'officier reprit sa marche. Ses pas lourds écrasaient la néostème ; ils étiraient le temps, distordaient l'espace. Erin fut prise de vertiges : le plafond sembla s'éloigner un peu plus à chaque pas ; il basculait, tanguait, si bien qu'elle ferma de nouveau les yeux afin de ne pas vomir. Les pas s'arrêtèrent, et la voix du soldat la glaça :
« Meïron Lorhick, d'où le connais-tu ? »
Erin serra les poings de toutes ses forces. Ses dents se scellèrent pour retenir le moindre mot sur Meïron. L'agent se tourna lentement vers elle. Il s'approcha et lui cracha :
« Meïron Lorhick. Un mètre quatre-vingt-trois, cheveux bruns, yeux noirs, d'origine Moriaque. On le cherchait depuis un moment. Après l'avoir poursuivi sur plusieurs kilomètres, il tombe sur toi et vous vous enfuyez. On vous retrouve deux jours plus tard, et bizarrement, tu nous échappes. C'est quand même étonnant qu'il entraine avec lui la seule arione ouvertement sur le chemin. »
Il ne suffit que du nom de son ami pour changer l'état d'esprit d'Erin. Elle serra plus fort ses dents, cette fois-ci pour contrôler les tremblements de son menton. Ses craintes étaient confirmées : Meïron avait été attrapé. Elle se donna pour mission de le protéger, comme il l'avait fait pour elle. La jeune femme puisa sa force dans les paroles de son hallucination. Elle gardait son regard fixé sur le plafond et répondit :
« Je n'ai rien à vous dire. »
Les doigts de l'agent se crispèrent sur le papier, si bien qu'elle entendit ses phalanges craquer.
« Fugitive de deux ans, avec un extrem-activiste, tu n'as rien à me dire ? » Reprit-il « On a retrouvé une carte bien détaillée dans ton sac. Nous étions sur le point de l'avoir, tu te pointes, et d'un coup d'un seul, vous disparaissez.
– Je n'ai rien à vous dire. » Répéta Erin.
Il inspira profondément pour maintenir sa frustration, puis continua, tendu de colère :
« Avec un tel attirail tu devais : soit être sa source d'information, soit, au moins, une intermédiaire. On va faire simple : si tu veux un minimum de mansuétude de notre part, coopère. »
Erin déglutit, et dans un élan de courage, elle tourna les yeux vers son geôlier pour les plonger dans les siens. Elle soutint son regard, au bord des larmes par l'angoisse, et répéta encore :
« Je n'ai rien à vous dire. »
Il écrasa son poing à quelques centimètres de sa tête. La violence de son geste, mêlé à la surprise, lui arracha un cri. Elle réprima sa panique en serrant les phalanges ; quelques larmes lui échappèrent. L'agent s'éloigna quelques instants pour reprendre son calme. Il tourna quelques pages de son dossier puis dévisagea Erin.
« On a tout notre temps. »
Erin réprimait ses regrets en se répétant qu'elle agissait pour son ami. Son geôlier reprit sa marche funeste ; et de nouveau, les claquements de ses semelles torturèrent Erin. Elle se sentait sursauter à chacun d'eux, certains faisaient couler d'autres larmes. Elle luttait pour ne pas sombrer une nouvelle fois.