Chapitre 9
Installée sur le pont, les pieds pendant au-dessus de l'eau, Sibéal apprécia l'air frais qui montait de la plage et faisait bruisser les palmes des cocotiers. Le mal de crâne qui lui perçait les tempes persistait encore un peu mais la boisson anti-gueule de bois de Murdock avait déjà apaisé son estomac récalcitrant après la fête d'hier soir. Il n'empêche... Elle avait dû se faire violence pour s'extirper de son lit et enfiler un short. Elle n'avait rencontré qu'Apollo perdu devant ses tartines et son café et Murdock qui réparait un problème de tuyauterie sur la pompe arrière du Mod.
« Tu crois qu'on va trouver quelque chose ? »
Elle se tourna. Apollo, debout à côté d'elle, avait les traits tirés d'une nuit courte. En toutes circonstances, il se levait à l'aube, professionnel et respectueux d'un contrat d'embauche que Sibéal était certaine que leur capitaine avait oublié dans un tiroir de sa table de navigation. Quand elle avait rencontré Andréa, sa grande-mère rigide et polie, elle avait compris d'où il tirait ce sens aiguë du devoir.
« Je sais pas trop... on a quand même trouvé des signes, des symboles sur l'atoll...
- Est-ce c'est pas juste des traces archéologiques ou quelque chose comme ça ?
- Peut-être... songea-t-elle.
- Il en dit quoi Murdock ? Il t'a parlé, non ?
- Parce que tu crois que je suis dans les p'tits papiers du cap'taine ? Sourit-elle.
- Est-ce qu'il va décider de jeter l'éponge ? Insista-t-il.
- Je pense pas, il aime trop la compétition pour abandonner aussi facilement. »
Apollo hocha la tête, avala son café et lui proposa de l'accompagner jusqu'à la bibliothèque. Ils rangèrent leurs vaisselles et s'engagèrent dans l'allée principale de l'île. Elle bourdonnait déjà d'activités, il n'y avait encore que les locaux, très peu de touristes. Elle eut un pincement mélancolique en se demandant dans combien de temps tous ces gens devraient quitter ce foyer qu'ils avaient toujours connu pour aller grossir la vague de réfugiés climatiques dans les villes aux alentours, Jakarta ou Zanzibar. Ceux qu'elle avait pu interroger racontaient que la plage avait diminué de moitié en dix ans. Leur regard brillant de colère et de désespoir lui avait noué la gorge. Tout allait finir par être avalé par les flots.
Ils se séparèrent devant la bibliothèque, elle retrouva l'emplacement qu'Anak et elle avaient tacitement désigné comme le leur. La sioux n'était pas en vue, elle avait après tout avalé elle aussi son litre de pina colada hier soir... Elle s'assit, en poussant un soupir de consternation. Les ouvrages ne lui apprenaient rien. Elle en avait sorti des dizaines, et elle tous pu les lire aisément, tout comme Anak, car ils étaient rédigés en langue commune. Ce n'était pas une question de compréhension, il n'y avait tout simplement aucun indice à part le rappel de cette malédiction comme d'une coutume locale aux multiples variantes. Certaines versions parlaient des vestiges perdus de la légendaire Atlantide, d'autres du réveil de Muturangi, du Léviathan ou des mythiques monstres marins, mais toutes prophétisaient l'irrémédiable et funeste destin que l'humanité avait précipité par la traque des sirènes et des tritons.
L'arrivée d'Anak la tira de ses réflexions, la sioux s'assit en face d'elle la mine guère plus fraîche que celle d'Apollo. Elles avaient passé la soirée à rire au bar pour la moindre imbécilité d'un des membres de leur équipage respectif en sirotant le cocktail local. Sibéal appréciait sa compagnie et son envie de bien faire. Elle semblait atteler à la tâche moins par compétition que pour faire plaisir à sa capitaine pour laquelle elle devinait chez la Sioux une grande admiration.
« Tu es bien rentrée hier soir ? J'ai un sacré mal de tête aujourd'hui moi...
- Oui, ça va... fit-elle avec un air étrange, la soirée s'est finie de façon... un peu bizarre.
- Bizarre ? Comment ça ?
- J'ai pas le droit d'en parler donc bon....»
Sibéal eut un air interrogatif mais la mine évasive d'Anak ne lui en apprit pas plus. La sioux poussa un soupir en contemplant les rayonnages.
« J'ai l'impression d'être punie, marmonna-t-elle. Il n'y a rien dans cette bibliothèque...
- Pourtant, elle est bien fournie, fit Sibéal, c'est d'ailleurs assez étonnant pour les Moluques.
- Ah bon ? Pourquoi ?
- Ben l'écriture n'a été introduite que tardivement ici, je crois avec l'arrivée des arabes. Avant le savoir se transmettait à l'oral... ou dans la sculpture et la peinture.
- Pfff, du coup c'est sûr qu'on va rien trouver dans des livres en fait ! »
Sibéal releva la tête, soudainement inspirée par la remarque d'Anak. Effectivement, les livres de la bibliothèque n'étaient que le résultat d'un savoir écrit qui n'était pas ancestral par définition....
« Il y a des archives ici non ? demanda-t-elle songeuse.
- Sûrement, mais bon Tioka semble pas très chaud de nous faire visiter, grimaça Anak. J'ai voulu rentrer avec une boisson fraîche hier... il a pas trop apprécié.
- Peut-être qu'il y a des archives je veux dire... des dessins plutôt que des écrits, expliqua-t-elle. Des images plutôt que du texte. »
La sioux sembla comprendre son idée et hocha la tête aussitôt. Après un échange avec le bibliothécaire, qui fort heureusement pour elles, n'était pas Tioka mais une collègue. Petite et replète, elle était avenante comme savaient l'être les habitants des Moluques. Elle sembla enchantée de leur montrer les trésors dont regorgeaient les rayonnages de la réserve.
« Vous avez de la chance, s'écria-t-elle en les, on est en train de déménager tout le fond vers Jakarta ! »
Anak et Sibéal entrèrent dans l'étroite pièce. Elle regorgeait de grimoires, d'ouvrages en tout genre.
« Vous n'auriez pas des dessins ou des cartes ? demanda Anak.
- Nos cartes sont faites de bois et de coquillages, secoua-t-elle la tête, on a des cartes plus récentes sinon. »
La sioux secoua la tête, Sibéal eut un soupir dépité. La bibliothécaire prit un air désolé avant de s'exclamer avec enthousiasme.
« Mais on a quelque chose de vraiment intéressant si les symboles moluques vous intéressent ! »
Elle sortit d'un long tiroir quelques cartes à plat avant de dégager une toile modeste qu'elle étendit sur la table d'étude devant elles. Elle leur apprit qu'il s'agissait d'une source très rare de l'hybridation des cultures au moment de l'arrivée des arabes. Sibéal laissa son regard parcourir le papier dont les couleurs étaient passées. Elle échangea un regard enthousiaste avec Anak. Les mêmes symboles que sur l'atoll y étaient dessinés avec soin en rond entouré d'inscriptions.
« Est-ce que nous pourrions l'étudier de plus près ? demanda Sibéal.
- Je ne sais pas trop, grimaça la bibliothécaire.
- S'il vous plaît ? Insista Anak.
- C'est important, et nous ferons attention. »
La moluque finit par accepter à condition d'être sous sa surveillance et de revêtir des gants pour protéger le précieux papier. Anak et Sibéal s'accoudèrent au-dessus et prirent d'abord soin de photographier le document sous toutes ses coutures.
« C'est écrit quoi ? Fronça des sourcils Anak, c'est pas en langue commune.
- On dirait un mélange de mots arabes et de mots moluques, répondit Sibéal en se penchant plus près. Je peux essayer de le déchirer... mais il me faudrait un dictionnaire.
- J'vais te chercher ça. »
Anak revient avec plusieurs dictionnaires et du papier pour qu'elle puisse traduire. Après un long moment à ouvrir les pages du manuel et se pencher sur les écritures elle fronça les sourcils en se tourna vers Anak qui l'observait attentivement.
« Je crois que c'est une carte, pour localiser un endroit.... c'est pas facile à déchiffrer, c'est écrit avec des sons moluques mais la grammaire est arabe...
- Des indications tu veux dire des données géographiques ? Ou des étoiles ?
- Plutôt comme des étoiles ! Et il faudrait les associer je pense mais ça je sais pas trop comment... En tout cas c'est bizarre, les noms donnés sont pas ceux qu'on connaît... je ne sais pas vraiment à quoi ça correspond dans le ciel.
- Donne moi un exemple, proposa Anak.
- Eh bien, là tu vois, effleura-t-elle du doigts au-dessus du symbole de la pieuvre géante et l'écriture sinueuse qui s'entortillait autour.
- C'est le même symbole que sur l'atoll, ajouta la sioux.
- Oui et il parle de la constellation de Muturangi, la pieuvre géante de la malédiction... Mais il n'y a pas de constellation de Muturangi...
- Muturangi ? Ben si mais ça a changé de nom en fait ! s'exclama Anak.
- Comment ça ? se tourna-t-elle vivement sur elle.
- C'est l'ancien nom de la constellation de Cassiopée, assura-t-elle. Quand les arabes ont dominé les archipels au Xième siècle, ils ont imposé une norme internationale dans la cartographie des étoiles. »
Sibéal la dévisagea, une frémissement d'excitation la saisissait.
« Et tu saurais les placer sur une carte ? souffla-t-elle. Et trouver l'endroit ?»
Le sourire d'Anak lui répondit. Elle hocha vigoureusement de la tête.
«T'as juste à me donner les noms. »
OoOoOo
Il faisait nuit lorsqu'elle traversa à grandes enjambées le pont sur pilotis qui menait au quai où était amarré le Modsognir. Elle tenait précieusement sous le bras la copie de la carte sur laquelle Anak avait tracé la route indiquée par la relique moluque. La sioux était repartie avec l'autre vers le Yak. Les jambes de Sibéal étaient prises d'un fourmillement électrique, elle monta prestement sur le bateau et avala avec impatience la volée de marches jusqu'au carré.
Elle trouva Oriag et Nialh, de corvée de cuisine, attelés à la préparation du repas tandis qu'Apollo regardait une série sur sa tablette, allongé sur la confortable banquette. L'odeur qui s'échappait du fait-tout fit remonter des souvenirs d'enfance. Elle échangea un sourire avec Nialh, reconnaissant le plat de leur mère. Elle déposa un baiser sur sa joue avec affection.
« Sibby ! Qu'est-ce que tu fichais, ça va être prêt ! s'exclama-t-il, tu faisais la fermeture de la bibliothèque ? T'as trouvé un truc ?
- Ton frère nous prépare son chausson fourré à la viande ! expliqua Oriag en s'essuyant le front, mais on t'en as fait un végétarien, t'inquiète.
- Tant qu'à faire le marché tous les jours, autant en profiter pour se faire plaisir ! expliqua-t-il. Et toi, la bibliothèque ?
- Ben j'étais avec Anak en fait...
- Anak ? Fronça-t-il les sourcils, elle t'espionnait ?
- Non, on s'entraide un peu c'est tout, répondit-elle sur la défensive. »
Il afficha une mine dubitative à laquelle s'ajouta le regard un peu méfiant d'Oriag.
« On a fait la fête avec eux, je crois qu'on peut dire qu'ils sont pas comme on l'imaginait, non ? insista Sibéal.
- Certes, reconnut Oriag, mais ils veulent ramasser la rançon et nous aussi.
- Faut pas leur accorder notre confiance, ajouta Nialh. On sait pas de quoi ils sont capables.»
Sibéal haussa les épaules, si elle avait appris une chose au cours de ces derniers jours c'était qu'Anak était tout aussi capable de venir en aide à une inconnue happée par une pieuvre que faire preuve de compassion envers des habitants menacés. Et elle aimait la pina colada autant qu'elle. Elle préférait suivre son instinct plutôt que celui de son frère.
« Où est Murdock ?
- Dans sa cabine je crois, fit Oriag en goûtant la préparation, tu pourras lui dire de venir, ça va être prêt. »
Elle s'engagea dans l'étroit couloir, pour rejoindre la cabine du capitaine à l'avant du voilier. Ses membres étaient secoués d'impatience lorsqu'elle frappa avant d'entrer. La cabine était la plus lumineuse et la plus vaste. Un des murs avait été entièrement recouvert de liège. Des photos par dizaines y étaient épinglées. Murdock était avachi sur sa couchette en train de lire un magazine. Lorsqu'il porta son attention vers elle, il se redressa aussitôt.
« T'as trouvé quelque chose. »
Elle hocha frénétiquement la tête, la fièvre de l'adrénaline la saisit à nouveau. Jetant son magazine, il se leva pour la rejoindre. Elle débarrassa vivement le petit bureau des manuels de navigation et étendit la carte avec précaution. Elle s'éloigna pour lui permettre de mieux voir. Elle ne put néanmoins s'empêcher de se pencher par-dessus son épaule pour contempler ce qu'avait donné les heures de travail effectuées avec Anak. Il tourna son regard vers elle, un petit sourire satisfait aux lèvres. Elle savait que le sien lui dévorait le visage.
« Et ça mène où ?
- On a regardé, fit-elle, une île au nord des Açores. »
Il ouvrit un tiroir du bureau, farfouilla dedans pour en sortir une carte cornée qu'il étendit par-dessus la sienne. C'était une carte précise de l'archipel des Açores. En comparant celle-ci à celle faite par Anak, Murdock pointa du doigt l'île Comor.
« C'est à combien de temps de navigation ?
- Deux jours, précisa-t-il en étudiant la carte, mais si on coupe par là... on devrait gagner du temps. »
Il redressa la tête, son expression exprimait une franche admiration.
« T'as géré Sib.»
Le sourire de Sibéal s'agrandit aussitôt, une pointe de plaisir lui perça la poitrine.
« J'étais pas toute seule, Anak était là, rectifia-t-elle, On a fait ça ensemble.
- Donc Yakta a les mêmes infos, constata-t-il.
- Elle lui a amené une copie de la même carte, hocha-t-elle la tête. »
Il resta pensif, se concentrant sur le tracé. Elle posa délicatement sa main sur la carte pour le forcer à la regarder. Il reporta son attention sur elle.
« On aurait pas réussi ni elle ni moi si on avait pas été ensemble tu sais, fit-elle doucement.
- Qu'est-ce que tu proposes ? Qu'on partage les infos avec eux ?
- On sera peut-être plus efficace comme ça, non ? »
Il s'appuya sur la porte de sa penderie, se grattant la barbe avec circonspection. Elle s'assit sur la petite chaise, la faisait doucement tourner sur elle-même pour le laisser dans ses pensées sans insister.
« Ils ont pas l'air d'être de mauvais bougres, admit-il alors. Ils savent comment s'enjailler. »
Elle s'esclaffa, lui arrachant un petit rire. Il la contempla un instant, semblant perdu dans sa réflexion.
« Et ils aiment tes cocktails... précisa-t-elle avec une pointe d'humour.
- Ouais, c'est vrai... on devrait pouvoir s'entendre ! reconnut-il avec amusement. A part les deux jolis-cœurs qu'ils se trainent là...
- Valérian et Esteban ?
- C'est lequel qu'a un balai dans le cul ?
- Valérian.
- Il va falloir le décoincer, il est chiant comme la pluie l'garçon. »
Elle lui décocha une œillade entendue.
« Est-ce que c'est ta seule objection ?
- On devrait être plus efficace à deux, acquiesça-t-il, et puis bon... on est pas les seuls à vouloir le pactole.
- Comment ça ? Fronça-t-elle les sourcils.
- Au bar, yen a qui parlaient d'un maori qui aurait mis en jeu cinq millions de gallions pour arrêter la malédiction. »
Elle grimaça, rejetant la tête en arrière. Ce n'était pas une bonne nouvelle, si l'affaire s'était ébruitée jusqu'aux Moluques alors... Tous les briscards, chercheurs d'or et autres opportunistes aventuriers des archipels allaient se lancer sur la même piste qu'eux. Elle n'était pas naïve au point de croire que tout se passerait sans violence. Il allait falloir se montrer prudent dorénavant et surveiller leurs arrières.
« On peut sûrement leur faire confiance à eux. T'en penses quoi ? »
Sibéal se redressa, plantant ses yeux dans son regard chocolat, et hocha la tête.
« Okay, allons voir Yakta. »
OoOoOo
« Comment ça « vous sortez » ? S'écria Nialh les bras croisés sur son tablier. Et mes chaussons alors ?!
- T'inquiète pas va, répliqua Murdock, on les mangera en rentrant !
- Ils vont être tout raplapla, grommela-t-il. Ils sont pas bons quand ils sont raplapla.
- Mais non, le rassura Sibéal. Ils seront toujours aussi parfaits.
- Et puis vous allez où comme ça d'abord ? Demanda-t-il suspicieusement. »
Sibéal se tourna, mal à l'aise de lui mentir, vers Murdock. Le demi-nain passa son bras sur ses épaules avec nonchalance. Nialh fronça les sourcils face à l'air conspirateur de leur capitaine, passant ses yeux de lui à elle avec intérêt.
« On a un rendez-vous important, annonça-t-il avec mystère.
- Un rendez-vous important ? Répéta-t-il circonspect, et avec qui ?
- Est-ce que t'as vraiment envie de le savoir ? »
Nialh les dévisagea, semblant peu dupe des petites manigances de Murdock. Sibéal adressa un regard en coin au demi-nain, mieux valait peut-être lui dire la vérité sinon il n'allait jamais les laisser partir. Son frère pointa brusquement un doigt accusateur sur eux.
« Vous allez bouffer des mezze moluques !
- Mais non ! Leva-t-elle les yeux au ciel.
- Tu sais comment c'est, soupira exagérément Murdock, Sib a eu une irrémédiable envie de poi poi, et qui suis-je pour ne pas céder à ses envies ?
- Je le savais, lâcha-t-il avec un petit air blessé.»
Nialh tourna les talons sans rien dire pour redescendre dans le carré. Sibéal eut un petit pincement désolé au cœur, il avait mis beaucoup de temps à lui préparer ce plat de famille... et il avait raison, les chaussons n'étaient bon que mangés dès l'instant où ils sortaient du four. Elle tourna le regard vers Murdock qui lui assura d'une moue amusée que son petit frère se remettrait.
« Allons-y. »
Ils rejoignirent la terre ferme pour longer le port jusqu'à la plage. Ils marchèrent sur les planches de bois qui traçaient un chemin jusqu'au bar sur pilotis. Une musique des îles s'en échappait pour se mêler au clapotement de la mer. En arrivant, elle engloba d'un coup d'œil la terrasse ronde et couverte du regard pour repérer Yakta et Anak. Elles étaient assises près d'un brasero, Anak avait un petit air sérieux sur le visage qui se dérida lorsqu'elle l'aperçut pour lui adresser un petit sourire. Yakta sembla la rappeler à l'ordre d'une œillade autoritaire. Murdock se fraya un chemin jusqu'à elles et s'assit confortablement dans le fauteuil en osier libre, Sibéal prit place à sa droite.
Son capitaine ignora complètement Yakta pour se tourner vers Anak.
« Apparemment on te doit un verre, hein ? C'était du bon boulot ma grande ! la félicita-t-il.
- Oh eh bien... fit-elle avec un petit air de fierté, pourquoi pas...
- On est pas vraiment là pour siroter un cocktail, rappela Yakta.
- GARCON ! Apostropha Murdock en sifflant le serveur qui arriva au petit trot, deux pina colada, un mojito et... »
Il scruta Yakta qui restait impassible.
« Un verre d'eau pétillante, ajouta-t-il avant de s’excuser dramatiquement, elle a du mal avec le rhum. »
Yakta se raidit sensiblement sur son siège mais sembla accepter avec rigidité les airs fantasques du demi-nain. Elle attendit patiemment que le serveur reviennent avec les boissons. Murdock interrogeait avec curiosité Anak sur ses trouvailles et la Sioux s'empressa d'expliquer avec enthousiasme. Les boissons colorées arrivèrent enfin à leur table, ornés de pailles et de petits parasols.
« Mais bon, affirma Anak, j'aurais rien pu faire sans Sibéal.
- Bien évidemment, argua-Murdock.
- C'était un travail d'équipe, assura Sibéal.
- En parlant d'équipe, interrompit Yakta, pourrait-on en venir à ce pour quoi nous sommes là? »
Murdock sembla retrouver un air plus sérieux, et cessa de siroter son mojito. Il fit claquer sa langue pour en apprécier la fraîcheur et posa ses coudes sur la table. Yakta parut satisfaite d'avoir son attention.
« Il semble évident que nous sommes plus efficaces lorsque nous collaborons, commença-t-elle. Nous pourrions nous apporter l'un l'autre des qualités et compétences nécessaires à la réussite de cette mission. Vous avez des qualités indéniables.
- Vous n'êtes pas mal non plus dans le genre débrouillard, admit Murdock, c'était bien joué la flèche des enfers.
- Et Anak et Sibéal viennent de prouver que nous aurions tout intérêt à nous allier dans cette quête. »
Sibéal décocha un petit regard à la sioux. Celle-ci ne perdait pas une miette de la scène qui était en train de se jouer. Murdock croisa les bras, attendant la proposition de Yakta.
« On est pas les seuls sur le coup, lâcha-t-il finalement.
- J'ai aussi cru comprendre que la rumeur s'était propagée en effet, acquiesça-t-elle. Plutôt que nous mettre mutuellement des bâtons dans les roues nous devrions peut-être nous unir pour faire face à la concurrence.
- Ça m'semble judicieux, acquiesça-t-il, et pour la prime qu'est ce que tu proposes ?
- Je partirai sur 60/40, fit-elle calmement. Il me semble que c'est nous qui avons été embauchés par Gojo Mauro. Et puis vous nous avez espionné pour obtenir des informations et vous lancer…
- Gojo Mauro ? C't'emplumé qui vend des sandales ? S'esclaffa Murdock, j'l'aurais jamais cru intéressé par une foutue histoire pour gamin.
- Qu'en penses-tu ? ignora Yakta. »
Murdock s'enfonça dans son siège, échangea un regard avec Sibéal avant de reporter son attention sur Yakta. Son expression débonnaire ne laissait pas deviner ce qu'elle lisait dans sa posture. Il n'accepterait jamais cette proposition.
« C'est intéressant comme vision, m'enfin j'crois pas qu'avoir été embauché vous donne plus de droits, pas pour moi et encore moins pour ceux qui vont se mettre sur l'affaire. Et puis vous aviez qu’à pas laisser votre canal radio ouvert.
- Très bien, je ne suis pas totalement fermée à d’autres propositions, lâcha-t-elle froidement. Du moment que nous prenons un peu plus sur la prime, cela me semble légitime.
- Va dire ça à ceux qui sont après tes basques, secoua-t-il la tête.
- Tu devrais peut-être réfléchir avec plus d’objectivité à ma proposition, rétorqua-t-elle. »
Sibéal ne connaissait pas vraiment Yakta mais sa mâchoire serrée n'augurait pas des négociations heureuses. Murdock resterait quant à lui campé sur ses positions. Elle intervint alors avec douceur:
« Peut-être devrions nous nous interroger sur le partage de la somme une fois que nous serons sûrs de pouvoir l'obtenir plutôt que négocier sur une hypothétique réussite, non ?
- Hypothétique réussite ? répéta Yakta avec une moue. Il me semble qu'elle est de moins en moins hypothétique avec ce qu'Anak et toi avez découvert.
- Mais elle a raison, non ? fit Anak. »
Yakta regarda avec attention sa co-pilote, pensive, avant de se tourner vers Murdock.
« Très bien. »
Un sourire satisfait apparut sur le visage du demi-nain. Il tendit sa large main dont elle s'empara pour la serrer avec fermeté. Ils scellèrent ainsi l’accord de cet échange silencieux.
« Bon ben ça appelle à un petit toast tout ça, non ? J'ai la gorge sèche ! Fit-il avec enthousiasme. Anak ? Une autre pina colada ?
- Nous avons beaucoup à faire demain pour préparer la traversée, refusa Yakta alors qu'Anak semblait prête à accepter bien volontiers l'invitation.
- Partez devant, répliqua Murdock, on surveille vos arrières demain.
- On reste en contact jusqu'aux Açores.»
Yakta repoussa son siège et entraîna sa coéquipière à la suite, Anak glissa un air déçu et désolé à Sibéal. Elle lui adressa un petit geste amical de la main en les regardant quitter le bar. Murdock ne les suivait plus des yeux mais l'observait avec un sourire satisfait.
« Un autre cocktail Sib ?
- Je crois pas que ça serait raisonnable... grimaça-t-elle, surtout après la gueule de bois de ce matin.
- Tsss, m'fait pas croire que t'en as pas envie...
- C'est pas ça, s'esclaffa-t-elle, mais j'ai le ventre vide !
- Mais on peut arranger ça, lui assura-t-il en posant son bras sur ses épaules avec familiarité, c'est dans le domaine du possible.
- Ben ya les beignets de Nialh surement qui nous attendent...
- Ils seront dégueux et tout froids, expédia-t-il cette excuse avant de se rapprocher d'elle, vas-y dis moi ce qui te ferait plaisir ? »
Le contact de son bras sur ces épaules nues et cette remarque dont elle n'était pas sûre qu'elle soit si légère que ça la rendirent soudainement mal à l'aise. Elle se sentit bêtement rosir.
« Des frites à la patate douce, lâcha-t-elle enfin. Avec de la sauce piquante. »
Il eut une mine satisfaite, et se retourna vers le serveur.
« Garçon ! »
Le pauvre jeune homme s'empressa de prendre leur commande, promettant qu'elles seraient prêtes d'ici quelques minutes. Il s'en retourna rapidement en cuisine. Sibéal glissa un regard à Murdock.
« C'est toi qui paye, hein ?
- Quoi, parce que c'est un rencart ? »
Elle rougit franchement et lui donna un coup de coude dans les côtes.
« Je crois que tu me dois au moins ça non ?
- T'es pas mauvaise en négociation, admit-il. Allez va, c'est moi qui offre. »
Elle ne lui laissa pas le temps de revenir sur sa parole. Lorsque le serveur réapparu avec ses frites, elle l'alpaga aussitôt en étudiant le menu :
« On va vous prendre deux poi-poi, du houmous et des petites olives... et rajoutez la même chose en cocktail que tout à l'heure.
- Très bien, fit le jeune homme. Je vous apporte ça tout de suite.
- Et en dessert... on va vous prendre votre poé à la papaye !
- Avec ou sans chantilly ?
- Avec, répondit-elle et après une seconde de réflexion, et de la glace à la vanille. »
Le serveur hocha la tête, notant frénétiquement le tout sur son petit calepin. Il répéta la commande, qu'elle confirma. Son ventre gargouillait déjà d'impatience. Elle croisa le regard amusé de Murdock calé dans son fauteuil en osier.
« C'est pas tous les jours que tu m'invites, se justifia-t-elle.
- Tu vas m'revenir cher.
- Mon travail le vaut bien, argua-t-elle avec un sourire.»
Il prit un drôle d’air qui lui fit arquer un sourcil.
« Ouais, c'est pas faux. »