A moitié affalé sur le bastingage, les fesses débordant d'un tabouret en mauvais état, Camille observait le mouvement saccadé des vagues. L'odeur iodée ramenait à sa mémoire les images d'un passé proche, qu'il ne détestait pas mais qui ne lui manquait pas non plus. Avec le temps, le sel et la marée avaient cédés la place à la poussière et au fumet piquant des bibliothèques. Juste à côté de lui, Roy lisait, adossé à des caisses solidement arrimées. Sa concentration se trouvait sans cesse brisée par Ichab qui – pris par l'ennui – sifflait une chanson que les autres ne connaissaient pas. Sinead brillait par son absence : fauché par le mal de mer, il restait allongé en position fœtale, entre les sacs de voyage.
« On s'emmerde tellement, se plaignit finalement Ichab.
— On « s'ennuie », rectifia Camille.
— On s'emmerde, s'obstina le nomade, parce qu'on m'avait promis des pirates et qu'ils montrent pas leurs tronches.
— Les pirates sont probablement des nomades, fit remarquer Roy. Tu es vraiment prêt à les affronter ?
— Y'a pas moyen que les miens jouent les pirates, c'est des conneries ce que bave Strauss. On sait pas construire des raffiots, ni les utiliser. Notre truc c'est les chevaux, pas les machins en bois qui flottent.
— Les bateaux, lui indiqua Roy.
— Je sais, tu me prends pour un idiot ? C'était un effet. Genre... pour montrer mon mépris.
— Un effet de langue ? s'amusa Camille. Tu deviens poète. »
Vexé, Ichab offrit à son camarade un geste que ce dernier ne comprit pas. Il devinait sans peine la dimension grossière de la position, sans cerner l'étendu de l'insulte.
« Vous pouvez bien dire ce que vous voulez, au moins je sais parler deux langues, moi.
— Et moi cinq, opposa Camille en souriant.
— Je me retire du combat, signala Roy tandis qu'il levait les mains en signe de reddition. Je sais reconnaître une défaite lorsque j'en vois une.
— Tu nous en dira tant, le railla Ichab.
— Je vous retrouve et vous n'êtes pas en train de vous manger le nez ? C'est une première. »
Les mains dans les poches de son pantalon, Cole les rejoignait avec un sourire maladroit. S'il offrait une attitude décontractée et sereine, les énormes cernes qui bleuissaient son regard n'échappaient à personne. Ses traits harmonieux se froissaient, en rythme avec les affres de son esprit. Le plus difficile – pour les jeunes soldats – c'était de ne pas comprendre la raison de cette dégradation physique.
« On évite de grignoter entre les repas, signala Roy avec son acidité habituelle. Surtout Camille, il a de la graisse à brûler. »
Habitué à ce genre de remarque – incessantes lorsque l'aristocrate traînait dans les parages – Camille ne l'honora d'aucune réaction. Si l'adolescence développait des complexes – surtout dans une société obsédée par le muscle et la beauté – le rouquin ne s'était pas laissé avoir par les avis de ses camarades, apprenant plutôt à les ignorer et s'accepter, sans avoir besoin d'autrui pour juger de sa qualité. Ce n'était pas les mesquineries de Roy qui parviendraient à abattre sa vision de lui-même.
« T'as vraiment un soucis, asséna Ichab en conclusion, s'attirant au passage la sympathie de Camille.
— Votre entente n'aura pas duré longtemps, souligna Cole en soupirant. Où est Sinead ?
— Il vomit, lui indiqua Roy. Vous n'entendez pas le doux son du potage, qui ressort par des trous de nez ?
— Dommage, il était bon le potage du midi, se souvint rêveusement Ichab. »
Ils tombèrent d'accord sur cette annonce et fixèrent la mer, laissant leurs estomacs gargouiller en souvenir de cet instant.
« C'est pas mal cette escorte, annonça Ichab, au moins on n'aura pas à se compliquer la vie pour la bouffe.
— Strauss tombe au bon moment, reconnut Cole, mais nous devons rester prudents. Les Marchands n'offrent jamais rien gratuitement, et ils trouvent toujours le moyen d'embobiner les idiots.
— Nous ne sommes pas des idiots, affirma Camille. Si Strauss pense le contraire, il aura une mauvaise surprise.
— Et si nous le sous-estimons, c'est nous qui nous ferons avoir, nuança Roy. Toi qui a grandis à Olia, tu es bien placé pour savoir qu'il n'y a rien de pire qu'un Marchand.
— Si, il y a leur guilde ».
La remarque attira l'attention des quatre militaires, qui se tournèrent vers Sinead, posté juste derrière eux. Le pauvre garçon avait le teint cireux des malades, et les épaules basses. Sa voix – guère plus qu'un filet – croissait en charriant des relents de nourriture digérée.
« Comment te sens-tu ? s'enquit Cole.
— Mieux, répondit laconiquement le Landais.
— Tiens bon, l'encouragea Cole. Si tout va bien, nous devrions débarquer demain matin. »
Sinead laissa échapper un gémissement dépité, qui déclencha le rire de Roy et une tape amicale de la part d'Ichab. Peu à l'aise avec les contacts physiques, le landais s'écarta pour protéger son espace personnel, et éviter un second signe d'affection.
« On va reprendre la mer, après ? s'enquit le jeune homme.
— Non, l'informa Cole. Après la mer, nous avancerons jusqu'au désert, et notre périple gagnera en difficulté. Nous allons profiter de cette nuit pour prendre du repos et des forces.
— Malgré les pirates ? fit remarquer Camille.
— Nous voguons depuis plusieurs heures et je n'ai vu aucun pirate à l'horizon. Si ces brigands existent réellement, nous n'avons pas l'air de les intéresser.
— Vous pensez vraiment que les Nautiers nous ont menti ? demanda Roy.
— S'ils se trouvaient vraiment dans nos eaux, le capitaine Cheshi m'en aurait informé, or il semblait ne rien savoir.
— Ou alors il est trop sénile pour s'en souvenir, se moqua Roy.
— Tu insultes un capitaine et une personne que je respecte. Je te conseille de surveiller ta langue. »
Un instant, Roy sembla sur le point de rebondir pour lancer une querelle. Marqué par l'affrontement qui avait opposé son supérieur et Ichab, il fit le choix de s'apaiser et rentrer dans le rang. Le jeu n'en valait pas la chandelle. Satisfait par cet effort disciplinaire – même s'il le savait hypocrite – Cole s'apaisa.
« Pirate ou non, ils ne nous dérangeront pas. Profitons du voyage pour glaner des informations : Roy et Ichab, allez vous renseigner auprès des hommes de Strauss, pour en apprendre plus sur son associé. Camille, prends Sinead avec toi et aide-le à mémoriser notre itinéraire. »
Dégoûté par cette perspective, Camille fronça le nez. Il réfléchissait déjà au meilleur endroit pour se mettre dos au vent, et éviter les effluves de vomi.
Les heures suivantes ne furent marquées par aucun élément notable, si ce n'était les spasmes sonores de Sinead, toujours occupé à vider sa bile. Comme à la mi-journée, les soldats prirent le repas du soir avec les membres d'équipages, et profitèrent d'une énergie bonne enfant, teintée de franche camaraderie. Leur mission commune avait participé au rapprochement de Roy et Ichab qui – même s'ils ne s’appréciaient pas – commençaient à s'entendre et se respecter. Liés par un sens de l'humour et une langue bien pendue, ils discutaient avec plaisir, échangeant des piques qui s'arrondissaient pour devenir taquines, et quittaient le domaine de la provocation gratuite.
Tandis que les hommes du quart prenaient place pour les manœuvres nocturnes – après avoir allumé les lanternes de vision –, les quatre cadets gagnèrent leurs hamacs. Une fois le soleil disparu, la moiteur gagnait les tissus, encore plus désagréable que le brouillard du Branszac. Les couches humides refermèrent leurs bras collants sur les corps néophytes, charriant au passage des odeurs de marée. La nuit risquait d'être longue et peu reposante.
Incapable de trouver le sommeil, Cole s'était installé vers l'avant du navire, là où la coque pointait pour fendre l'eau. La lune éclairait le moire des vagues, et les mouvements calmes de l'onde apaisaient son esprit surchargé. La perspective du désert l'angoissait, il devait l'admettre. Né dans les faubourgs de Sénéga, il ne conservait de sa ville natale qu'un souvenir flou et angoissant, simple alliage de faim, de peur, et de solitude. Il ne connaissait du Shaoui qu'une ligne étrangère, les crêtes brunes au loin, derrière les toits penchés des masures de fortune. Sur le papier il maîtrisait le sable, la chaleur et les néo-sédentaires ; dans les faits il n'y connaissait rien.
« Vous n'êtes pas encore couché, sergent ? »
Deux bras massifs se calèrent sur la rambarde à côté, et un corps large occupa l'espace disponible. Grim Stauss possédait un buste encombrant, sculpté par les voyages et le déplacement des marchandises. Vu son âge – pas si avancé, mais plus tout jeune non plus – il appartenait à cette génération de marchands qui, partie de rien, avait su construire la fortune par un travail physique épuisant. Le jeu des spéculations, des magouilles et des confrontations financière n'était apparu que plus tard, avec les descendants des hommes comme Strauss qui, forts du pécule de leurs ancêtres, s'appliquaient maintenant à faire prospérer les sociétés, sans plus mouiller la chemise. Le domaine restait exigeant et punitif, mais d'une toute autre manière. Comme partout, les règles changeaient.
« Vous non plus, se permit de constater Cole.
— J'ai beaucoup à faire avant le port, et je dois surveiller les marchandises. Même si ce navire appartient à ma famille, j'ai dû embaucher des membres d'équipage au pied levé, et je n'ai pas confiance en eux.
— J'oubliais la légendaire paranoïa des Maîtres Marchands.
— Ce n'est pas de la simple paranoïa mais de l'expérience.
— Et nous ? Vous ne vous méfiez pas de mon équipe ? »
Lentement, avec la force d'une montagne, Strauss répondit par la négative, hochant la tête en agitant sa carcasse.
« Le roi sait tenir son armée. Ce pays part en couille mais ce bon vieux Olivien sait encore gérer ses chiens. Vous, comme moi, nous savons ce que vous coûterait un vol ».
La mort, sans jugement préalable. Dans les rangs de l'armée, certains crimes étaient pires que d'autre, et le larcin en faisait partie. Tout ce qui impactait les civils – et pire, l'économie – ne tolérait aucun pardon.
« Vous avez une vision bien pessimiste de l'Alybie, releva Cole.
— Une vision lucide, plutôt. Lorsqu'on vit à la capitale, on remarque plus facilement tout ce qui s'y passe et se décide. En plus de ça, je voyage, j'écoute, j'observe et je comprends. Les soldats du nord n'ont pas la pleine vision mais vous allez finir par tout assembler vous aussi, et entrer dans ce même « pessimisme ».
— Je croyais qu'il s'agissait de « lucidité ».
— Ce genre de connaissance ne va pas sans une dose de peur, et beaucoup de défaitisme. Vous avez beau la jouer soldat fidèle au roi, il n'empêche que vous savez, vous aussi. Vous êtes le genre de type qui turbine beaucoup dans sa caboche.
— Je suis surtout l'exemple parfait, pour montrer que les manigances du roi fonctionnent.
— Manigances ?
— Avancées.
— Intéressant choix de mots. »
Cole garda le silence, se noyant dans le cri du large. Son regard suivait une ombre sur les flots, ou peut-être dessous. Il distinguait mal les contours.
« Pourquoi vous rendez-vous au sud ?
— J'ai déjà répondu à cette question.
— Pour compléter les garnisons ? Je n'y crois pas... Les nouvelles recrues passent par la Trachée, et ne sont jamais aussi pressées.
— Vous semblez connaisseur.
— Moi aussi je me répète : mais je voyage beaucoup, et je maîtrise les usages.
— Félicitations, répondit Cole, non sans ironie.
— Vous êtes mandaté par le roi ? »
Le silence.
« Je devrais m'inquiéter pour le négoce ? »
Silence encore, obstiné, tranquille.
« C'est en lien avec les néo-sédentaires ? »
Comme une falaise de grès, Cole demeura solide, et mutique. Enfermé derrière la vitre de ses yeux, l'ancien nomade gardait son attention fixée sur le point – mobile – qui semblait s'approcher.
« C'est une embarcation.
— Votre mission ? »
Pour seule réponse, le sergent pointa la forme vers la gauche, dirigeant la vigilance de son interlocuteur.
« Merde, jura Strauss. Des problèmes en perspective ? »
Cole se tourna à la recherche d'un marin, et ordonna au premier venu de lui dénicher une longue-vue. Il eut l'étrange surprise de voir arriver Roy, certes accompagné de l'objet demandé, mais qui n'était pas attendu. L'aristocrate répondit à son supérieur – sans qu'on lui eut posé la moindre question :
« Je n'arrivais pas à dormir et j'ai croisé Caleb. »
Caleb ? Avec un faible effort de réflexion, Cole comprit qu'il s'agissait du fameux « premier venu » qu'il avait alpagué plus tôt. Comme Strauss commençait à s'agiter à sa gauche, le sergent s'empara de la lunette pour tenter d'y voir quelque chose mais – sans grande surprise – il ne trouva que l'épaisse noirceur de la nuit.
« C'est un petit esquif, et ils évoluent sans lumière, fit remarquer Roy, qui scrutait dans la même direction. Qu'est-ce qu'une embarcation ferait ici, en plein milieu de la nuit, sans rien pour éclairer sa progression ?
— Ça sent les ennuis, confirma Cole, suivant les pensées de son subalterne.
— Ou un navire égaré, tempéra Strauss. Les pêcheurs peuvent se perdre. Ces eaux sont calmes, c'est vrai, mais il n'est pas rare que des marins se fassent surprendre par la nuit.
— Sans lanterne ? s'étonna Roy, peu convaincu.
— On ne sait jamais, ils auraient pu l'égarer, ou simplement ne pas en prendre.
— Les hypothèses ne nous serviront à rien, trancha Cole. Roy. Vas réveiller Sinead, et amène-le ici.
— Vous voulez effrayer ces malheureux avec une balle au vomi ? se moqua l'aristocrate.
— Vas le chercher, vite. »
Déçu par le manque d'humour de son supérieur – mais Roy commençait à s'y faire – le soldat remonta rapidement le gaillard d'avant pour passer sur le pont principal puis sur le faux-pont, où les membres de l'escouade avaient accroché leurs hamacs. Se repérant grâce aux lumière réparties de-ci de-là, Roy se pencha au dessus de Sinead pour le secouer, et tâcher de le réveiller. Le pauvre garçon dormait profondément, enfin libéré de sa nausée, et les coups saccadés de son partenaire ne parvinrent pas à le faire émerger.
« Sinead, chuchota Roy, debout. Allez dépêche-toi, Cole a besoin de toi. »
Le Landais gémit puis remua faiblement, avant de se recroqueviller un peu plus en grognant. Situé tout près du benjamin de la troupe, Ichab se redressa sur un coude, les cheveux anarchiques et sa joue marquée par le pli du tissu.
« I's'passe quoi ?
— On a un probablement un bâtiment en approche.
— T'es sûr ?
— Non. Ce pourrait aussi bien être une grosse racine, on ne voit pas bien avec la nuit.
— Vous êtes en train de vous affoler pour un bout de bois ?
— Ou une embarcation pirate, ou des pêcheurs égarés, on ne sait pas. »
Peu convaincu par l'urgence de la situation, Ichab mit tout de même pied à terre avant d'enfiler sa chemise. Par réflexe, il s'empara de son fusil – qu'il cala sur son épaule grâce à la bandoulière – et rangea un coutelas dans l'étui de sa botte. Pendant ce temps, Roy ne parvenait toujours pas à réveiller Sinead qui – épuisé par le mal de mer – naviguait dans des rêves fiévreux. Moins précautionneux que son collègue montagnard, le nomade saisit les rebords du hamac et les releva brusquement, envoyant son contenu valser sur le sol. Secoué par ce réveil sans douceur – on aurait presque entendu la noix de cervelle cogner contre le crâne – Sinead releva tout juste la tête, offrant au monde son allure de hibou.
« Debout, ordonna Ichab sans la moindre compassion. Le sergent a b'soin d'toi. »
Sans surprise – au vu de son usuelle passivité – Sinead ne posa aucune question et tituba jusqu'aux marches menant au pont supérieur. Il s'était couché habillé et dégageait une odeur persistante de sueur et de maladie, ce qui tira des moues dégoûtées à ses camarades.
Lorsque les trois jeunes hommes arrivèrent sur le pont principal, ils remarquèrent l'air inquiet de Strauss. Malgré l'obscurité il semblait évident que l'embarcation inconnue cherchait à rester discrète. Si ses intentions n'étaient toujours pas claires tout, dans son allure, désignait potentiellement une manœuvre d'approche hostile.
« Ils savent qu'on les as repérés, fit remarquer Cole.
— Vous avez de sacrés yeux pour voir ça, grogna Strauss. On n'y voit pas au bout du nez.
— Sinead devrait pouvoir nous aider.
— Et en quoi ? s'interrogea le Landais, toujours nauséeux.
— Je sais que tu as une vue bien meilleure que la nôtre. Je sais aussi qu'en tant que tireur d'élite tu es capable d'utiliser tes autres sens pour trouver ta cible.
— D'habitude oui, reconnut le garçon, mais je ne suis pas au meilleur de ma forme.
— Eh bien tu vas devoir rapidement la retrouver ».
Mis face au mur, Sinead soupira et s'approcha du plat-bord. Même si ses yeux étaient entraînés et efficaces, il ne parvenait pas à discerner davantage que les autres. Sans hésiter il détourna le regard, remplaçant la vue par l’ouïe. Les vagues cognaient contre le bois de la coque et il dut se concentrer pour faire abstraction de son environnement immédiat, se focalisant plutôt sur ce qui se trouvait plus loin. Même s'il ne connaissait pas correctement le milieu maritime, il parvenait à trouver ses repères, dessinant une carte relativement précise de ce qui l'entourait.
« C'est quelque chose d'assez petit, mais qui progresse vite. Il y a des rameurs et ils ne prennent pas un chemin direct.
— Ils essayent de nous perdre, comprit Cole. Ce ne sont clairement pas des pêcheurs égarés.
— Ou un bout de bois, ajouta Roy.
— Ce sont probablement les pirates nomades, informa Strauss.
— On sait pas s'ils sont nomades, s'agaça Ichab. Je l'ai déjà dit : les miens ne savent pas naviguer. En plus les attaques de nuit c'est pas correct. Je connais aucun guerrier qui ferait ça.
— Vous pourriez vous taire ? demanda un Sinead à la limite de l'agacement. »
La troupe cessa l'échange, pour laisser le guetteur scruter la nuit. Strauss tentait d'éclairer les alentours avec sa lampe à huile mais le canot échapper régulièrement à son observation.
— Ils naviguent un peu trop bien pour des débutants, finit-il par constater.
— Et ils sont en train d'armer des grappins, leur indiqua Sinead ».
La nouvelle tira Cole de son immobilisme et il donna aussitôt ses ordres, organisant la défense
« Roy tu vas chercher les matelots et tu fais allumer toutes les torches, toutes les lampes et toutes les foutus lumières de ce navire. Je veux y voir comme en plein jour. »
Conscient de l'urgence, Roy ne proposa ni répartie cinglante, ni remarque déplacée. Pour une fois il fit simplement ce qu'on lui avait demandé et se précipita pour donner l'alerte.
« Ichab tu armes tous ceux qui savent se battre et vous faites le tour du bateau pour vérifier si personne n'essaye de monter. Strauss, combien de vos marins savent se battre ?
— Honnêtement ? Quasiment aucun. Les mercenaires sont dans la caravane de mon associé. Cette partie du pays est censée être sûre. »
Cole jura, de plus en plus tendu. Ses cadets et lui-même n'étaient pas habitués au combat maritime, et ceux qui connaissaient la mer n'y connaissaient rien en affrontements. S'il s'agissait bien de pirates – ce dont il ne doutait plus – et s'ils étaient trop nombreux, alors le Nao serait vite débordé.
« Sinead, tu penses qu'ils sont combien ?
— Comment voulez-vous que je le sache ? J'ai une bonne oreille, je ne suis pas devin.
— Alors va chercher ton fusil ou emprunte celui de quelqu'un, mais je te veux en poste pour protéger le pont. Dès que je t'en donne l'ordre, tu tires.
— Et comment je vais faire pour différencier nos adversaires des alliés ?
— Tant que tu ne touches pas tes camarades, peu importent les pertes ».
L'ordre provoqua la colère de Strauss, qui s'opposa aussitôt :
« Ce sont mes hommes dont vous parlez ! Il est hors de question qu'ils soient blessés.
— Et je ne dois rien à vos hommes, M. Strauss. Vous nous avez demandé de protéger vos marchandises et c'est ce que je fais. Alors maintenant si vous savez vous battre : prenez une arme, sinon allez vous réfugier dans votre cabine. Et si vous trouvez Camille au passage, envoyez-le moi ».
Dans cette situation, Cole révélait enfin autorité et efficacité. Il envisageait déjà toutes les possibilités et plaçait les hommes qu'il avait dans son jeu pour permettre de s'en sortir au mieux. A l'heure actuelle il existait deux cas de figure : soit l’embarcation ennemie venait seule et ils avaient une chance, soit d'autres évoluaient en secret et alors... Il préférait ne pas y penser. Pas pour le moment.
Autour de lui, le calme avait laissé place à la furie. Tous s'agitaient dans une cacophonie assourdissante. Le bois du bateau craquait sous la course des pas et il entendait Camille et Ichab crier leurs ordres aux marins. Cole ne voyait plus Sinead mais il le savait positionné quelque part, prêt à faire feu sur son ordre. Lui-même s'était mis en marche et avait récupéré son sabre militaire.
« Une barque à tribord ! hurla une voix sur la droite.
— Et une à bâbord !
— Des grappins ! Des grappins ! Ils montent !
— Coupez les fils, commanda Cole. Ne les laissez pas monter ! »
De son pas le plus rapide, il rejoignait déjà l'origine de l'alerte. Ichab se trouvait sur place et l'informa, terriblement calme.
« On peut pas couper, leurs trucs ont l'air renforcés. C'est clairement pas des nomades, on sait pas faire ça ».
Même si le moment était mal choisi pour cette remarque, Cole la trouvait cependant pertinente. Il ne savait pas ce qui se tramait dans la région, mais le pays fermait les yeux sur quelque chose de vraiment problématique.
« On en reparlera plus tard, prépare-toi au combat. Roy et toi vous ne vous perdez pas de vue et vous me protégez Sinead.
—Et Camille ?
— Je le retrouve et je le prends avec moi. La priorité c'est notre troupe, compris ?
— Je peux même pas donner un tout petit coup à Roy, par accident ?
— Je t'ai entendu, signala ce dernier.
— Arrêtez de faire les idiots, ce n'est vraiment pas le lieu ni l'instant ! »
Alors qu'il repartait dans l'autre sens pour rejoindre Camille, Cole croisa Strauss et lui expliqua rapidement la situation. Le marchand avait perdu son air débonnaire pour arborer une expression résignée. Son regard s'était durci, forgé par l'inquiétude et la cupidité. Il ne se battait pas pour ses hommes, pas plus que pour sa vie. Seuls comptaient ses biens.
« Ils montent ! hurla un matelot. Je les vois, ils montent ! »
Sans hésiter, Cole donna de la voix :
« Feu Sinead ! Ne les laisse pas arriver sur le pont ! »
Il n'avait pas terminé sa phrase lorsque la première détonation retentit sur le navire. Le son des vagues se noyait désormais dans le vacarme, et l'odeur saline se mâtina de fer. Sinead avait touché sa cible.
« Il a un talent rare ce gamin, s'émerveilla Strauss.
— Espérons que ça suffise à nous tirer d'affaire. »
A partir de cet instant, Sinead enchaîna les tirs. Chaque hurlement des balles s'accompagnait d'un cri de souffrance, puis du bruit d'un corps qui tombe à l'eau. Afin de l'aider, Roy courait en tout sens, une lanterne à la main, et se plaçait là où il repérait un nouvel assaillant, permettant à Sinead de savoir où tirer. Malheureusement son arme prenait trop de temps à charger et il ne pouvait empêcher les pirates d'enjamber le bastingage et de passer à l'assaut.
Ichab les attendait. Rapide et redoutable, il fauchait les attaquants sans la moindre pitié. Son sabre militaire ouvrait les gorges, perforait les membres, ou encore tranchait les doigts qui osaient prendre appui sur le bastingage. Roy n'était pas en reste non plus. S'il peinait à se déplacer, il n'en restait pas moins un combattant expérimenté qui savait où se placer et comment frapper. Sa finesse d'observation compensait son manque d'agilité, là où Ichab s'agitait sans réflexion, laissant parler l'instinct. Autour d'eux les matelots faisaient de leur mieux, poussés par un viscéral besoin de survivre. Les premiers corps jonchaient le sol et Cole était trop concentré sur sa propre survie pour parvenir à les décompter. Il ne voyait Camille nulle part ce qui commençait à l'inquiéter.
Tandis qu'il scrutait à nouveau le pont, essayant désespérément de repérer son subalterne, Cole sentit une lame le frôler. Il eut tout juste le temps de se jeter à l'arrière pour l'éviter, et perdit l'équilibre. Vu la précision avec laquelle attaquait l'ennemi, le nomade comprit rapidement qu'ils n'avaient pas affaire à des débutants. Il ne maîtrisait pas les subtilités de la piraterie mais l'abordage lui semblait maladroit, alors que l'attaque directe relevait d'une maîtrise toute militaire. Définitivement il n'aimait pas ça, pas plus que l'épée qui se dirigeait à toute vitesse vers sa tête. Roulant sur sa gauche, il évita le coup avant d'asséner un solide chassé dans la rotule de son opposant. Sans tarder il prit appui sur les mains et se releva, tirant le coutelas de sa botte pour l'enfoncer dans le ventre de l'assaillant. Comme à chaque fois, il ressentit cet étrange mélange de dégoût et de colère. Il n'aimait pas tuer, n'avait jamais aimé. Il n'existait rien de plus répugnant que le meurtre, même dans le cadre d'un combat. Surtout dans le cadre d'un combat.
Le corps de son ennemi repoussé, Cole continua de tailler dans la masse. Il perdit le compte, incapable de dire combien d'hommes étaient morts ni même combien avaient passé la limite du pont. A un moment les combats cessèrent. Il n'eut plus personne face à lui. Le bruit assourdissant de la lutte laissa place aux sons de la mer et aux souffles des survivants. Cole respirait fort, épuisé. Des dizaines d'odeurs le prenaient au nez et à la gorge. Ses muscles le brûlaient et ses yeux se voilaient. Il tremblait, transi de froid, de rage et d'obscurité. Le contrecoup. Il le connaissait bien. Intimement. De plus en plus violent avec le temps. Ses doigts engourdis lâchèrent son sabre, et il sursauta lorsqu'il sentit une main sur son épaule.
« Vous vous sentez bien ? lui demanda Roy.
— Oui, merci Roy. Tu es blessé ?
— Non, et Ichab non plus ».
Ce qui n'étonnait personne. Le principal intéressé les rejoignait d'ailleurs, encore couvert de sang, les pupilles dilatées. Il ne vivait pas le combat comme Cole, ou Roy. Un simple coup d’œil à son visage permettait de comprendre à quel point il s'épanouissait sur le champ de bataille, ayant grandi dans une tradition de guerre et de mise à mort. Il n'avait pas peur, pas honte et ne se sentait pas coupable. Cole l'enviait.
« Y'avait clairement pas qu'une seule barcasse, fit remarquer le Kinuu.
— On en parlera plus tard, ordonna Cole, où est Sinead ?
— Dans la cale. Il dit que le sang doit pas faire rouiller son fusil, alors il est allé le nettoyer.
— Ce n'est pas correct d'aller s'astiquer le manche après une escarmouche.
— Roy, tu nous épargneras ton humour douteux, le tança Cole. Et Camille ?
— Je l'ai pas vu depuis le début de l'aharba.
— Pourtant c'est difficile de la rater. Notre cochonou se serait-il planqué ?
— Ça suffit Roy. Au lieu de parler pour ne rien dire donne l'ordre de ramasser les morts. Jetez les ennemis par dessus bord et trouvez un endroit pour stocker nos défunts. »
Alors que l'aristocrate s'éloignait – trop fatigué pour tenter une nouvelle plaisanterie – Cole le retint pour ajouter :
« Garde un corps de pirate et demande à quelqu'un de l'amener dans la cabine de Strauss. Ensuite récupère Sinead et essayez de relever les identités des matelots décédés, pour leurs familles. Ichab tu me trouves Camille et tu me l'envoies le plus rapidement possible.
— Et s'il est mort ? s'enquit le jeune nomade.
— Les trouillard ne meurent pas, souleva Roy avant de partir vers l'arrière du navire.
— Il n'est pas mort, confirma Cole.
— Vous pensez vraiment qu'il s'est planqué comme un berhbi ?
— Je ne sais pas Ichab. Trouve-le et envoie-le moi, compris ? Et ensuite va aider Strauss ».
Si le Kinuu n'aimait pas le ton autoritaire de son supérieur, il eut au moins la gentillesse de ne rien en montrer. Encore pris dans l'adrénaline du combat, le jeune nomade se sentait trop bien pour songer à la rébellion. Il n'avait pas tué de nomades, il en était convaincu. Et tant mieux.
Comme il ne disposait pas du temps nécessaire pour l'analyse de ses propres états d'âme, Cole se força à bouger. Il rejoignit la cabine de Strauss, où le marchant se lavait les mains, le regard dans le vide.
« J'ai beau avoir l'habitude, expliqua Strauss, c'est toujours aussi difficile.
— Je pense que, hormis quelques phénomènes du genre d'Ichab, c'est normal de ne pas se sentir bien dans ce type de situation, le rassura Cole.
— J'en conclus que vous n'êtes pas à votre aise ?
— Jamais. Je ne suis pas né soldat, ni guerrier. C'est mon travail et je le fais. Ce n'est pas simple pour autant.
— Je n'aimerais pas être à votre place, mon garçon. Oh que non... pas du tout ».
Cole baissa les yeux, fixant ses mains, et sa chemise tâchée. Son esprit flottait encore dans une brume désagréable, qui le coupait de la réalité et étouffait les sons.
« Sans nous, vous seriez morts. Ça me suffit pour justifier mes actes et dormir la nuit.
— Menteur ».
Exact. Il ne dormait pas la nuit.
« Peu importe, je vais devoir vous demander de veiller encore un peu. J'ai besoin d'un endroit discret et vous êtes le seul à avoir une cabine privative.
— Je suppose que ça a un rapport avec le fait que ces hommes n'étaient pas plus nomades que ma grand-mère. J'ai tué une femme, Cole. Elle n'avait rien d'une pirate et tout d'une militaire.
— Et ils avaient des épées. Ce ne sont pas des armes qu'on utilise chez nous.
— Sans parler de ces grappins... Je n'avais jamais vu un objet pareil. Je ne vous apprends rien en vous disant que nous ne sommes pas une nation de navigateurs et encore moins de militaires maritimes. Nous n'avons même pas de vrai navire de guerre. »
Cole porta le pouce à sa bouche, et se mit à mordiller son ongle. Sans surprise, il goûtait le sang. Il réfléchissait, cherchait à donner du sens à ce qui n'en avait pas. Ou plutôt si, tout en avait beaucoup trop, et ce qu'il concluait ne sentait pas bon pour le pays.
« On pense à la même chose, n'est-ce pas sergent ? »
L'ancien nomade n'eut pas le temps de répondre, Roy se présentait à la porte en compagnie de Camille, et d'un cadavre.
« Merci Roy, tu peux aller te coucher. Tu relèveras Sinead dans une heure et tu forceras aussi Ichab à aller se reposer. Camille entre donc et déposes-le corps au sol ».
Le jeune roux fit ce qu'on lui ordonnait, étrangement silencieux. Il était crispé, et propre. Pas la moindre tâche de sang ni la plus petite estafilade sur sa peau blanche et lisse.
« Voudriez-vous bien sortir, M. Strauss ?
— C'est ma cabine, ici. J'en ai besoin pour me changer et prendre un peu de repos.
— Sans nous vous n'auriez pas l'occasion de prendre ce repos alors... je me permets d'insister ».
Il fixa le marchand, longuement et sans céder. Comme Strauss ne bougeait toujours pas il ajouta.
« S'il vous plaît. J'ai besoin de parler à mon soldat ».
Lentement, Strauss quitta les lieux. Aussitôt le silence s'installa entre le sergent et son subalterne. Camille fixait le mur pour ne pas se confronter au corps étalé à ses pieds. Roy avait choisi un cadavre en bon état mais dont les yeux, restés ouverts, scrutaient le monde d'un air terrifié. Sans prendre en compte la gêne de son protégé, le sous-officier s'agenouilla à la recherche d'indices. Il ne trouva rien de probant si ce n'est quelques objets de facture nomade, et une prière en badawiin. Ainsi que tout un tas d'autres objets sans le moindre rapport les uns avec les autres.
« J'ai rarement vu des imposteurs aussi mauvais, désespéra Cole.
— Des imposteurs, sergent ? s'étonna Camille, la voix chevrotante.
— Si je te demandais de me donner des idées reçues sur les nomades... tu me dirais quoi ?
— Ils aiment la drogue, l'alcool, récitent des textes barbares et n'ont pas plus d'humanité que des animaux. Ils tuent et volent, violent et pillent.
— Heureusement qu'Ichab n'est pas là pour t'entendre. »
Camille rougit violemment, avant de bégayer une excuse.
« Je... je ne disais pas ça pour vous, c'est... vous me l'avez demandé alors...
— Je sais, calme-toi. »
Cole ouvrit la main pour montrer une petite bourse en peau de chèvre, un étui de cuir et la prière en badawiin.
« Si on voulait faire dans le cliché on ne ferait pas mieux, n'est-ce pas ?
— Vous pensez que ces pirates ont vraiment voulu se faire passer pour des nomades ? comprit Camille. Mais ça n'a aucun sens, ils n'ont ni les mêmes techniques de combat, ni même le... l'apparence des nomades ».
Cole leva les yeux ciel, provoquant une nouvelles éruption rouge sur le visage de son soldat.
« Fais-moi penser à te demander à quoi ressemble un nomade, quand on aura terminé. Mais on est bien d'accord que nous sommes face à une sorte de vilain leurre particulièrement raté. »
Camille fronça les sourcils. Il essayait toujours de ne croiser le regard ni de son chef, ni du cadavre, mais son attention fut accrochée par un détail.
« Sur son poignet, vous avez-vu ? »
Cole prit le bras du macchabée, observant ce que son soldat venait de lui indiquer. Sur l'intérieur du poignet se croisaient deux lignes horizontales et deux lignes verticales.
« Tu as déjà vu ça quelque part ? l'interrogea Cole, perplexe.
— Oui sergent. C'est la marque de reconnaissance d'un escadron d'élite du Tessa.
— Les épées, souffla Cole. La marque, les épées, la maîtrise navale...
— Oui monsieur. Tout indique que les pirates qui écument notre mer intérieure viennent du Tessa. Mais c'est impossible... le pays est membre de la ligue et c'est notre allié. Ils n'ont pas le droit de...
— C'est vrai Camille, mais ils sembleraient qu'ils aient pris ce droit. Le Tessa possède une île juste au dessus du delta de La Figue, qui permettrait de cacher des bateaux et les faire venir jusqu'ici de manière discrète.
— Tefle ?
— Tefle. Camille je vais te confier une mission : dès que nous poserons le pied à Sénéga je veux que tu envoies un rapport codé au lieutenant Kyn. Tu y expliqueras ce qui nous est arrivé ce soir et tu lui exposeras nos suppositions. Dis-lui de se renseigner sur la situation à Fort Del Màr et de me faire envoyer le résultat à Kantaï, à la garnison 24. Ne parle de ça à personne, tu m'entends ? Même pas à Roy. »
Cole fit signe à son protégé de sortir, mais ce dernier resta planté devant la porte comme un coquelicot face au soleil. Vu la teinte rubiconde du jeune homme, la comparaison tombait fort à propos.
« Camille ?
— Sergent je... vous comprenez j'ai... »
D'un claquement sec de la langue, Cole lui ordonna de se taire.
« Nous n'en parlerons pas. Tu n'es pas un soldat et je ne l'oublie pas. Tu n'es ni Roy, ni Ichab, ni Sinead et tu vas faire ce que je n'aurais confié à aucun de tes camarades. Retiens simplement une chose : il n'y aura pas toujours une cale pour te cacher, ou quelqu'un pour te protéger. Si tu veux faire de l'armée ton tremplin tu as deux solutions : apprendre à survivre ou trouver ceux qui t'y aideront ».
Après une courte pose, il rectifia.
« Quoique tu peux aussi simplement mourir comme les milliers d'autres soldats qui ont perdu, perdent et perdront la vie. »
Ce qui risquait fortement d'arriver. D'une manière ou d'une autre.