La cour brûlante déformait les mûrs, faisant monter du sol des vagues chaudes. Au milieu de ce fournier, Camille, Roy, Ichab et Sinead sellaient leurs bats, organisant les derniers rangements du voyage. Préoccupé par sa peau trop pâle, Camille étalait sur son visage une mixture pâteuse et jaunâtre, censée le préserver du soleil. À sa gauche, Sinead recomptait ses munitions, mémorisant le nombre de cartouches et les stockant à portée de main. Abrité par un morceau de toit, Roy jonglait avec la paperasse tandis qu’Ichab cherchait un moyen de protéger ses gourdes d’eau.
« Où est Cole ? demanda soudain Roy
— Il avait des choses à voir avec le capitaine, répondit Sinead. Pour l’itinéraire »
Roy fronça les sourcils, tournant rapidement les pages avant de s’arrêter sur une carte.
« Mais c’est moi qui l’ai, l’itinéraire… »
Sinead haussa les épaules : il n’en savait pas plus. De toute manière, le sergent ne tarderait plus : ils perdaient déjà trop de temps, et Anor ne patienterait pas.
« Montre-moi, ordonna doucement Camille. »
Roy tendit à son camarade le morceau de papier, pour le laisser prendre connaissance du trajet.
« Tiens, on évite la Grande Trachée en passant par la mer ? Cole veut traverser le Golfe Rouge ?
— Oui, prendre à Port Cruss pour débarquer à Sénéga. J’ai l’impression qu’il cherche à s’écarter des routes commerciales. Ce n’est pas une mauvaise idée, on devrait gagner un peu de temps, même en cas de tempête. Après ça, il prévoit de tracer jusqu’à Thùr puis jusqu’à Kantaï.
— On va à Kantaï ? intervint Ichab, surpris. C’pas logique… On ferait mieux d’longer la Leuze. »
Camille et Roy validèrent d’un hochement de tête. Eux aussi trouvaient ce choix peu judicieux. Les voies reliant Thùr à Kantaï attiraient les pillards, et rejoindre la zone des lacs artificiels leur aurait permis d’évoluer en toute sécurité.
« Ce serait plus chronophage, fit remarquer Sinead. Le trajet jusqu’à Kûszh demanderait beaucoup d’énergie, et il faudrait ensuite traverser un gros bout de désert avant d’atteindre fort T.
— Peut-être, reconnut Roy, mais on éviterait les villes nomades. Personnellement je préférerais… »
Soudain plus agressif, Ichab se tourna vers Roy, poings crispés.
« T’as un souci avec les nomades ?
— À part leur tendance à égorger les visiteurs indésirables non… je ne vois pas…
— Y’aurait personne d’égorgé si votre pays mettait pas ses pieds dans un coin qui ne lui appartient pas. »
Déjà fatigués par l’affrontement qui s’annonçait, Camille et Sinead écartèrent les deux coqs, coupant court à toute possibilité d’attaque. Si les tensions s’étaient considérablement atténuées ces derniers jours, elles dormaient encore sous les peaux, prêtes à déchirer le groupe. Autour d’eux, certains soldats les observaient, excités par la perspective d’un nouveau combat. Le souvenir de la lutte entre Cole et Ichab circulait dans les mémoires, et beaucoup désiraient assister à ce déchaînement de violence, qui les sortait du quotidien.
Ichab fusilla Roy du regard – pour le principe – et s’éloigna, essayant de ne pas céder à ses pulsions. Comme il ne représentait plus de menace, Sinead se posa dans un coin, à portée d’oreilles, mais laissa Camille relancer la discussion.
« On traverse le désert, donc. Si le sergent a fait ce choix, je suppose qu’il a ses raisons, et que nous pouvons lui faire confiance.
— Confiance ? À Cole ? C’est le meilleur moyen de mourir…
— Tu vas lui lâcher la grappe ? intervint mollement Sinead. Oui, c’est bon, on a compris, il a merdé à la Ligne Verte…
— Exactement, et tu devrais être le premier à lui en vouloir. »
Sinead ne voyait pas pourquoi tout se cristalliser autour de cette vieille bataille. Peu rancunier – comme la plupart des Landais –, le jeune cadet ne plongeait pas son regard dans le passé, trop occupé à supporter le présent.
« Dites… c’est quoi au juste, la Ligne Verte ? »
Calmé par quelques pas rapides, Ichab rejoignait le trio au moment où Roy abordait le sujet. Encore. À croire que – comme le soulevait Sinead – il n’avait que ce mot à la bouche.
« Tu ne connais pas ? s’étonna Camille avec mépris.
— C’est un truc de chez vous, ça… j’vois pas pourquoi je devrais connaître. »
À la surprise générale, ce fut Sinead qui prit la parole, pour répondre à la question.
« La Bataille de la Ligne Verte est un affrontement qui a eu lieu entre Kern et l’Alybie il y a environ sept ans. Le Shaoui était annexé depuis un moment, et les tensions avec les derniers nomades s’apaisaient doucement, lorsque Anor est passé à l’action. Le gros de l’armée étant occupé avec certaines tribus belliqueuses – oui, Ichab, les Kinuus en font partie – nous avons été pris de court quand les troupes d’Anor ont débarqué à la frontière sud-ouest. L’État-major ne pouvait pas dégarnir le sud-est alors que le conflit avec les nomades se terminait enfin, il a donc décidé d’envoyer les cadets, et quelques officiers débutants.
— À l’époque, les cadets portaient une tenue verte, poursuivit Roy. Lorsqu’ils se sont retrouvés tous alignés face à Kern, la couleur des rangées a donné son nom à la bataille.
— Sans surprise, l’Alybie s’est fait massacrer, acheva Camille. La stratégie mise en place par les officiers responsables était inadaptée au niveau des recrues, et ils se sont laissés déborder. Les survivants ont dû battre en retraite et abandonner un morceau de territoire – l’albayesid – et le roi a fait appel à la Ligue pour empêcher l’avancée d’Anor. C’est à la suite de cet événement que les deux pays ont signé une série d’accords qui leur interdisent d’entrer en conflit.
— OK, c’est bien joli, mais quel est le rapport avec Cole ? s’étonna Ichab.
— Il faisait partie des officiers décisionnaires, l’informa Roy. Il a fait durer l’affrontement plus que nécessaire, en sacrifiant des centaines de soldats pour un morceau de terre que nous avons tout de même perdu.
— Et du coup… pourquoi Sinead devrait lui en vouloir ?
— Mon grand frère est mort au cours de la bataille. Mais je ne vois pas pourquoi je devrais m’attarder sur des choses qui se sont produites il y a si longtemps. C’est la guerre, il y a des morts, c’est comme ça. Si je devais crier vengeance pour toutes les pertes que ma famille a dû supporter, le pays serait en flammes. J’avance, et tu devrais faire pareil, Roy. »
La remarque ne plut pas au grand aristocrate, qui darda sur Sinead deux yeux perçants. Insensible à la haine charriée par ce regard, le Landais enroula un large foulard blanc autour de son cou, et fixa la sangle de son fusil.
« Du calme, Roy, conseilla Camille. Je comprends que tu sois en colère, et je suis incapable d’imaginer ce que tu as pu vivre là-bas, mais Cole est notre chef, tu vas devoir t’y faire.
— Ouais, valida Ichab, on est tous obligés d’accepter ce malhaqa'. Serre les fesses et ravale ta fierté, tu te sentiras un peu comme un nomade, pour changer ».
Camille se tendit : ses nerfs lâchaient doucement. Il avait beau éteindre un feu, un autre prenait juste derrière, menaçant d’enflammer l’équipage. Il endossait ce rôle du médiateur par nécessité, non par plaisir, et son courage commençait à flancher. Dans le fond, il plaignait Cole de devoir maintenir cette fine équipe.
Toutes les crispations furent démontées une à une, soit par Sinead – qui soupirait à chaque nouvelle provocation – soit par Camille. Le soleil suivait son parcours quotidien, faisant grimper la chaleur et disparaître l’ombre. Désormais, seul Ichab s’agitait en tout sens, tandis que ses partenaires fondaient au sol, écrasés par la force de l’astre. À ce rythme, ils ne pourraient partir avant le soir, ce qui décalerait tous leurs projets.
« Merde, mais qu’est-ce qu’il fout ! s’agaça Roy, de plus en plus tendu. »
Sa colère n’invoqua pas leur supérieur, qui ne se montra que bien plus tard, alors que Camille entamait une sieste, et que Sinead nettoyait son fusil – pour la troisième fois de la journée. À l’instar de ses protégés, l’ancien nomade avait endossé une tenue civile, à la fois discrète et adaptée au désert. Le bleu de sa chemise faisait ressortir ses yeux, qui brillaient en lapis-lazuli dans le bronze de sa peau.
« Veuillez m’excuser, regretta Cole, nous attendions des informations de la capitale. »
Roy voulut se plaindre – domaine dans lequel il excellait – mais Camille le supplia de ne pas l’ouvrir et, contre toute attente, l’aristocrate s’exécuta.
Une fois les derniers contrôles effectués, la troupe embarqua sur les plateformes à ascension, et gagna l’extérieur, prête à entamer son périple. Le trajet du fort à port Cruss ne présentait aucune difficulté notable, la zone étant sécurisée par les soldats du Nord. Même si le soleil cognait, une brise légère rafraîchissait les cavaliers, les poussant à une allure sereine mais rapide. S’ils ne discutaient pas – trop éparpillés pour s’adresser la parole –, ils profitaient tout de même des paysages. Largement à l’avant, Cole les guidait, immédiatement suivi par Sinead puis Ichab. Camille et Roy arrivaient bon derniers : l’un handicapé par sa mauvaise jambe, l’autre ralenti par un cheval caractériel.
Il ne leur fallut qu’une demi-journée pour atteindre le port, ce malgré quelques pauses bien méritées. Le crépuscule n’avait pas encore tué le ciel, lorsqu’ils virent apparaître les contours de Port Cruss et le dessin fumeux des faubourgs. Si la ville offrait une étendue réduite, elle s’organisait en dépit du bon sens, sans le moindre effort d’urbanisme. La cité ne possédait rien de joli ni de marquant, caractérisée par sa seule légitimité maritime. Sur cette partie de l’Alybie, les voyageurs n’avaient que deux possibilités : emprunter le chemin de la Grande Trachée – fréquentée par quelques pillards et surtout plus longue – ou prendre la mer pour débarquer à Sénéga, bijou des Côtes Rouges. Le trajet en bateau coûtait extrêmement cher mais, en tant que représentants de l’armée, Cole est ses hommes bénéficiaient de passe-droits, que l’ancien nomade comptait bien utiliser.
« Camille et Sinead, vous allez déposer les affaires au relais militaire. Si mes souvenirs sont bons, il se trouve un peu plus au nord. Demandez de l’aide aux habitants, ils sauront vous renseigner ».
Aussitôt, les deux garçons récupérèrent les bagages les plus encombrants – les chargeant avec difficulté sur leurs propres montures – avant de s’éloigner sans rechigner. Cole informa ensuite Roy et Ichab.
« Tous les deux, vous m’accompagnez aux comptoirs commerciaux. Nous devons à tout prix trouver une embarcation, pour la première heure demain matin.
— Ce n’est pas trop tard ? s’enquit Roy.
— Port Cruss ne dort jamais, et la guilde des Nautiers laisse souvent une permanence, pour les voyageurs retardataires. À partir du moment où ils peuvent se faire de l’argent, le sommeil devient subsidiaire.
— J’y connais rien en barcasse, moi, ronchonna Ichab. J’aurais mieux fait d’aller avec Camille et Sinead. »
Le nomade cherchait surtout des excuses, pour ne pas rester en compagnie d’un traître, et d’un insupportable prétentieux. Il en venait presque à envier Camille, qui profiterait de Sinead et son silence compulsif.
« Ma foi tu vas apprendre, lui rétorqua Cole, sans se démonter. Il paraît que les Kinuus s’adaptent à toutes les situations, c’est l’occasion de nous le prouver ».
Ichab prit la mouche et lança sa jument vers l’avant, s’éloignant rapidement des deux têtes à claques. Pour une fois Roy n’avait rien fait mais, par principe, le nomade lui en voulait tout de même.
Dans une ville telle que Port Cruss, les docks se trouvaient facilement. Il leur fallut peu de temps pour rejoindre les quais et repérer les échoppes des Nautiers – agrémentées d’une enseigne en fer, marquée d’un immense crabe. Contrairement aux prévisions de Cole, bon nombre d’établissements présentèrent porte close. Ceux qui étaient ouverts ne disposaient d’aucune place pour un voyage dès le lendemain, et on les informa que des pirates écumaient le golfe, rendant les traversées plus délicates. Si Cole se montra d’abord posé et diplomate, les multiples refus finirent par l’agacer, au point qu’il perdit son calme.
« Je ne peux pas attendre deux jours pour entamer le parcours, répéta-t-il lentement à un boutiquier au teint jaunâtre. Nous devons embarquer le plus tôt possible.
— Ah mais j’suis pas contre moi, lui signala le Nautier. C’est juste que… je peux pas. Moi on me donne des dispos, je les remplis, quand c’est rempli… bah c’est fini. Et ce soir… c’est fini. »
Installé à quelques pas de Cole, Roy souriait derrière sa main, amusé par la situation. À l’inverse, Ichab fulminait, respirant lentement par le nez. Les deux soldats avaient déjà écumé les autres comptoirs de la zone avant de revenir bredouilles. Cet établissement était leur dernier espoir.
« J’ai bien compris, signala Cole, mais nous sommes membres de l’armée, et nous réquisitionnons des places. Ça veut dire que vous allez récupérer cinq des billets attribués, pour nous les donner.
— Ah bah ouais mais ça se fait pas, releva le guichetier. Je vais dire quoi aux pauvres hères qui ont déjà payé ? On rembourse pas nous, et c’est pas beau de chiper les trucs comme ça ».
Perturbé par le vocabulaire spécifique, Ichab se pencha vers Roy pour lui demander traduction. L’aristocrate lui expliqua – tant bien que mal – la signification du mot « hère ».
« Et puis l’armée… vous êtes bien gentils hein, mais on peut pas dire que vous aidiez beaucoup avec les pirates. Dans ce pays c’est donnant donnant : vous aidez pas, on vous aide pas. Voilà ».
L’adverbe conclusif crispa Cole. À cet instant il n’avait que deux possibilités : sortir sereinement ou faire manger le comptoir à cet homme. Comme les habitants appréciaient peu les militaires – chose compréhensible vu le comportement de ses représentants –, Cole s’imposa le calme et tenta une dernière fois :
« Il n’y a pas de pirates dans les eaux du Golfe Rouge, il n’y en a jamais eu.
— Ah bon ? Donc les bateaux qui sont coulés c’est pour faire joli ? La vie elle change, mon brave euh… vous êtes quoi vous ?
— Comment ça “je suis quoi” ?
— Bah oui votre grade quoi… fin… surtout vous là-derrière, le grand monsieur blond. C’est vous le chef, non ? »
Roy pouffa, avant de transformer son rire en quinte de toux. Il nia silencieusement et concentra son attention sur Cole, attendant qu’il rectifie le guichetier.
« Je suis le responsable de ce trio et je suis également sergent, si c’est ce que vous demandiez. »
Embarrassé pat la méprise, le pauvre homme bégaya de maladroites excuses.
« Ah pardon c’est que… des gens comme vous on n’en voit pas beaucoup dans les sommets, savez ? »
Cole aurait adoré demander ce que le Nautier entendait par « des gens comme vous », mais la situation était bien assez insultante, sans qu’il en rajoute une couche. En outre il sentait Ichab tendu, prêt à régler des comptes et montrer les crocs.
« Peu importe, trancha l’ancien nomade, vous nous parliez des changements.
— Des changements ?
— Oui, des choses qui changent et…
— Non. Je vois pas. »
N’y tenant plus, Roy quitta la pièce afin de libérer son hilarité. Ichab lui emboîta le pas, histoire d’éviter l’incident diplomatique. Le Nautier apprécierait probablement de conserver ses dents. Lâchement abandonné par ses subalternes, Cole faisait donc face au pire cauchemar de sa carrière : la relation sociale.
« Écoutez… Demain matin nous devons embarquer pour Sénéga. Vous ne connaissez personne qui pourrait nous accompagner ?
— Nope. C’est pas contre vous mon petit sergent, mais je vous dis, avec les attaques y’a plus grand monde qui prend le risque. Déjà y’a moins de passeurs, et en plus on a des esquifs qui sont pas bien vaillants, ça aide pas. Du coup nous, quand on a des pirates qui nous chipent les biens et qui font fermer les comptoirs, on peut pas faire des miracles pour les gens comme vous… »
Et il ajouta précipitamment, avec les meilleures intentions du monde :
« Et quand je dis “comme vous”, j’entends soldats hein. J’ai pas de souci avec les messieurs du désert, j’ai des amis nomades. »
Après cet échange parfaitement surréaliste, Cole avait baissé les bras et commençait à envisager la possibilité – pourtant problématique – de remonter jusqu’à la Grande Trachée. Le voyant dépassé par les événements, le guichetier prit pitié et proposa :
« Écoutez, z'avez l’air d’être un bon gars. Je vais regarder si je peux pas trouver un bâtiment non voyageur susceptible de vous charrier. Bougez pas, je reviens. »
L’homme disparut par une porte dérobée et on entendit des bruits de caisses déplacées et de papiers consultés. Dans son esprit, Cole rectifiait déjà l’itinéraire, essayant de calculer ce qui leur coûterait le moins, et offrirait la meilleure alternative. Il avait beau tourner le problème dans tous les sens, rien ne le satisfaisait complètement. Cette première contrariété faisait saillir les défauts de son plan, et accentuait son angoisse. Il avait eu trop peu de temps pour se préparer correctement et envisager leur voyage. On lui demandait trop, en lui fournissant trop peu : il ne pouvait faire des miracles.
Le Nautier continuait de fouiner, envoyant voler des documents dans tout l’espace. L’organisation administrative semblait proche du néant, ce qui n’augurait rien de bon quant au succès de cette recherche informative.
Alors que tout semblait perdu – et que Cole se noyait dans un abandon dépassé –, Roy franchit le pas de la porte et annonça :
« Venez, je nous ai trouvé quelqu’un. »
À l’arrière, la voix d’Ichab rectifia.
« ON nous a trouvé quelqu’un ! C’est moi qui lui ai couru après. »
Un gros rire accompagna la remarque offusquée du jeune nomade, et Cole ne put en reconnaître l’origine. Intrigué, le sergent rejoignit ses subalternes, et tomba nez à nez avec un homme d’une cinquantaine d’années. Son épaisse barbe blanche lui mangeait le bas du menton, contrastant avec la rareté de son poil crânien.
« C’est vous Cole ? demanda l’inconnu sur un ton bonhomme. Il paraît que vous voulez un navire. »
L’ancien nomade confirma d’un mouvement de tête, tandis que le nouveau venu lui présentait une main abîmée, tannée par le travail au grand air.
« Et bien je suis votre sauveur, mon cher. Grim Strauss à votre service, marchand émérite et membre officiel de la guilde d’Olia.
— M. Strauss a entendu dire que nous désirions un moyen de transport et il nous cherchait, expliqua Roy. Dès que nous l’avons su, Ichab et moi nous sommes lancés à sa poursuite.
— Ichab plus que “moi”, hein. On ne peut pas dire que tu te sois montré dynamique ».
La chicane tira à Strauss un gros rire naturel, qui invitait à la confiance. Il se dégageait de ce grand homme une force tranquille et amicale, pleine de chaleur et de sécurité.
« Vous avez des garçons intéressants, releva Strauss. Combien êtes-vous, pour la traversée ?
— Cinq, lui répondit Cole. Plus cinq cheveux et nos vivres. Je croyais que les navires évitaient de quitter le port ?
— C’est exact, confirma le marchand, mais nous avons la chance de posséder une nef intacte, et j’ai toute une cargaison d’épices à amener au surk'h de Sénéga. Mon associé, M. Hirsch, évolue actuellement vers la Grande Trachée pour récupérer des biens aux mines de Valembrier. Nous devons nous rejoindre à Sénéga, mais nos mercenaires sont avec lui et j’ai peur de traverser le golfe sans protection.
— Vous nous proposez un marché, comprit Cole.
— Parfaitement, un voyage contre une défense. Peut-être même pourrions-nous envisager une collaboration plus longue. Je suppose que vous vous rendez au sud, dans les garnisons du Shaoui ?
— Vous avez raison, confirma le militaire, sans trop en dire. Vous passez par Kantaï ?
— C’est ma destination, oui.
— Nous aussi.
— Que rêver de mieux ? La caravane de mon partenaire a essuyé une attaque sur la route des mines, et quelques hommes sont portés disparus. Le chemin entre Sénéga et Kantaï est encore plus dangereux, nous trouverions tous deux notre compte en collaborant. Qu’en pensez-vous ? »
Roy et Cole échangèrent un regard, s’interrogeant l’un l’autre. D’un côté cette alliance pouvait leur apporter beaucoup – protection, gain de temps, économie de vivres – de l’autre elle comportait certaines inconnues qui risquaient de leur nuire. De plus, les caravanes avançaient lentement, sclérosées par des décisions collégiales encombrantes.
« Nous avons un délai à respecter, mes hommes et moi. Vous pouvez comprendre que vous accompagner après Sénéga pourrait nous retarder.
— Moins que de faire un détour par les terres. Les expéditions Strauss et Hirsch sont réputées rapides et sûres. Nous n’acceptons dans nos rangs que les meilleurs marchands, les plus expérimentés. Vous perdrez peut-être quelques heures, mais les bénéfices sont supérieurs aux risques. Je ne vous demande aucun dédommagement matériel et nous vous fournirons gratuitement tout ce dont vous avez besoin. En échange, vous nous prêterez main-forte en cas d’attaque, et signalerez à la guilde que nous sommes venus en aide à l’armée. »
Si Strauss tentait de les duper, il s’y prenait bien et Cole ne possédait pas les compétences pour repérer le piège. À nouveau il observa Roy, attendant que ce dernier lui donne discrètement son avis. Le grand aristocrate gardait le silence, semblant réfléchir aux tenants et aboutissants de leur situation. De son côté, Ichab dévisageait Strauss, fasciné par sa calvitie et le relief complexe, que les rides dessinaient sur son visage.
« Vous avez de bien curieux tatouages, fit remarquer Strauss, en tapotant ses lobes d’oreille.
— C’est vous qui êtes curieux, répliqua Ichab, tendu.
— Belle répartie, je reconnais bien la fraîcheur nomade. »
L’adjectif « fraîcheur » leva une tempête dans les yeux ambrés du Kinuu. C’était presque aussi insultant que le terme « exotique », utilisé par les riches alybiens pour désigner les femmes nomades, enfermées dans les bordels des grandes villes. Conscient d’avoir commis un impair, Strauss s’excusa avec humilité.
« Je suis désolé, c’était maladroit de ma part. »
Et, comme Cole conservait le silence depuis trop longtemps, le marchand lui demanda :
« Votre réponse ?
— Nous acceptons votre proposition, tout du moins en ce qui concerne la traversée. Pour ce qui est de l’escorte jusqu’à Kantaï, nous verrons une fois à Sénéga, en fonction de la constitution de votre caravane. »
Pour la seconde fois de la rencontre, Strauss tendit une main que Cole serra avec vigueur pour sceller l’accord.
« Vous ne regretterez pas votre choix, sergent, ma Nao est une créature sans pareil, et je suis un excellent compagnon de voyage.
— Tant que vous gardez vos réflexions pour vous, fit remarquer Ichab avec morgue.
— Croyez-moi, mon garçon, je saurai effacer cette maladresse. Notre traversée sera courte, mais je vous promets qu’une fois de l’autre côté, vous ne pourrez plus vous passer de moi ! »
Et tandis que leur alliance naissait là, bordée par la noirceur rampante de la nuit, on entendit plus loin l’exclamation ravie d’un Nautier satisfait :
« J’ai trouvé des places pour dans deux jours ! »
Sa petite victoire éclata en vain, avant de disparaître dans la lente agonie des vagues.
Pour le coup, pour aller chercher de la place sur un bateau, il aurait peut-être dû prendre Camille avec lui, c'est quand même celui qui a l'air le plus doué en diplomatie et en relations humaines du groupes x) En même temps, vu les bras cassés d'à côté ='D
En tout cas, c'est cool d'en avoir appris plus que la bataille qui a valu tant de rancoeur à Cole. Le pire c'est que, même avec les explications, ya des chances vu comment il suit les ordres coûte que coûte que ça ait pas vraiment été sa décision mais un truc imposé de laisser les recrues x) Enfin, je suppose qu'on en saura plus avec la colonel.
Et sinon, l'arrivée providentielle de la fin, je ne sais pas trop quoi en pensée, si ça va se révéler bénéfique ou la grosse merde x) Je suppose qu'on verra bien comment tout ça va évoluer, mais avec le racisme/rejet de l'armée, je suppose que ça va pas être triste le trajet ='D D'ailleurs, chapeau sur comment tu montres le racisme, vu que plutôt de nous le répéter, tu nous le montres et c'est cool <3
A partir de ce passage, on arrive doucement vers la partie que j'ai préféré écrire ** J'avoue que le travail de réécriture est si énorme que j'ai du mal à me replonger dedans, mais j'espère que ça ira mieux lorsque j'arriverai vers les morceaux plus récents...
Encore merci de lire malgré ma LENTEUR ! Je croise les doigts pour pouvoir terminer Les Fossoyeurs et reprendre un peu Les Equilibres cet été...
Si le Covid et Blanquer veulent bien nous laisser souffler.
Si la rentrée m'a maintenu la tête sous l'eau (toi-même tu sais), elle n'a en rien gâché mon envie de poursuivre ma lecture *^*
C'est toujours autant un plaisir de lire ta plume. Ta façon de décrire et accompagner tes personnages avec juste ce qu'il faut de sass rend la lecture très vivante, on sent le plaisir que tu as à nous présenter tes énergumènes et c'est BEAU.
Comme d'hab, les dialogues sont impeccable, avec une touche d'humour et de maladresse qui les rend vraisemblables (le "j'ai des amis nomades" est juste incroyable). Le soin que tu accordes aux relations entre tes personnages se voit aussi à travers de petits détails (je pense notamment au fait qu'Ichab demande une traduction à Roy).
Il m'a semblé aussi percevoir une amélioration dans ta description de la caserne. Grâce aux réactions des soldats qui entourent la fine équipe, l'endroit paraît bien plus vivant.
En tant que PROF SUISSE, j'ai beaucoup de peine pour le côté médiateur de Camille. Il doit bien douiller quand même au sein de cette équipe :D j'espère aussi que sa crème solaire sera efficace (on connaît les affres des crèmes solaires improvisées...).
Franchement, je n'ai rien de négatif à dire si ce n'est qu'au moment où Cole discute avec Strauss, je ne savais plus qui parlait à qui. Mais c'est peut-être juste le fait que je n'ai plus lu depuis longtemps !
J'ai aussi relevé quelques coquilles :
"Sinead ne voyait pas pourquoi tout se cristalliser autour de cette vieille bataille." -> crystalisait
"Embarrassé pat la méprise, le pauvre homme bégaya de maladroites excuses." -> par
"Plus cinq cheveux et nos vivres." -> Chevaux je crois ? 8D
Voilà voilà bg, j'ai hâte d'en savoir plus sur les périples de tes zouaves. Merci pour ce moment d'aventure ♥
Et ouais ! Je prends en note vos conseils pour m'améliorer, tavu ? J'essaye de travailler plus mes ambiances pour être moins dans le dialogue. Ce n'est pas toujours simple, mais c'est un "effort" nécessaire.
Il faut que je retravaille mes incises, je m'en suis aussi rendue compte ! Il faut que je retravaille tout, de toute façon... ENCORE.
Je vais faire une overdose de Les Equilibres et vous allez me voir en train de tousser du sable, je vous le dis !
Et Cole... Le pauvre, il n'a vraiment pas fini de me faire de la peine hahaha, il se prend vraiment gadin sur gadin, j'ai du mal à croire qu'il réussisse encore à se relever, c'est assez fou quand même.
Eh oui ! C'était important pour moi d'aborder des problématiques modernes dans un monde imaginaire (un peu à la Lettres Persannes). C'est très XVIIIème comme manière de faire, et ça m'a toujours plu. Utiliser le roman pour interroger notre monde et ses problèmes, c'est important pour moi. Même si je me rends de plus en plus compte que ça peut aussi rendre les choses un peu lourdes...