Chapitre 9

Par Hylla
Notes de l’auteur : Version à jour du 6 octobre 2022 : si vous avez commencé votre lecture avant cette date, ceci correspond aux anciens chapitres 12 et 13.

« T’as prévu quelque chose pour le réveillon ? me demande Yacine les yeux rivés sur la vitre du four.

— À ton avis ? »

Comme à notre habitude, nous ne soulevons pas le sujet plus tôt qu’à deux jours de la date limite. Sauf que cette fois, nous n’avons pas notre solution de repli, celle qui nous garantit une belle fête même lorsqu’aucune invitation ne nous fait de l’œil : les bars du Vieux-Port. Pour la Saint-Sylvestre, ils ne ferment pas avant cinq heures. Les années de bon cru, nous assistons même au lever de soleil avachis dans le sable froid, bercés par le rythme des vagues qui s’écrasent sur la digue.

« Tony m’a proposé un plan » lâche-t-il d’une voix pressée, tandis qu’il ouvre le four pour sortir sa pizza quatre fromages du jour.

Avec les fêtes de fin d’année, j’avais été épargné des mentions intempestives de ce prénom et de la présence désobligeante de son détenteur. Tony ne m’a rien fait personnellement, mais je n’arrive pas à me faire à sa présence, même si je ne peux m’empêcher de rire quand il joue Hector Malavenu, l’inspecteur chevronné qui enquête sur le meurtre d’Oscar Letton. C’est la beauté du théâtre, finis-je par me dire, alors que je les regardais gesticuler, hausser le ton, s’immobiliser quand l’autre entame un monologue. Vivre des moments ensemble, alors même que l’on ne s’aime pas. Nous sommes autres. Moi aussi, j’ai le sentiment de faire partie de la pièce. Je joue le rôle du public. Je suis tantôt la mère insistante, attentive aux moindres détails, qui essaie de devancer l’inspecteur lorsqu’il recueille mon témoignage pour mieux bâtir son second acte, tantôt le jeune las et peu coopératif. Je vis la pièce, et le temps d’une petite heure, je ne suis plus Ulysse, et je trouve cela reposant. Tony n’existe plus non plus, ce qui rend sa personne plus agréable. Je lui préfère Hector Malavenu, plus curieux que son interprète. Quand l’inspecteur est dans la pièce, je me sens quelqu’un pour lui. Je suis celui à qui il destine sa présence, ses efforts, son énergie. Je reçois un peu de ce qu’il donne à Yacine, mais qu’il me refuse quand il est Antony Rochelle. Je compte à ses yeux. Il veut connaître mon avis, savoir ce que je faisais, aujourd’hui, à l’heure du crime. Et à chaque représentation, je lui donne le change. Pas pour lui, pas pour connaître l’identité du meurtrier d’Oscar Letton, puisque celle-ci change à chaque représentation. Pour Yacine, à qui je veux témoigner tout le soutien de l’ami que je suis. Je ne lui dirai jamais que j’ai ouvert son cahier, mais je réalise à présent à quel point tout ceci est important pour lui. Ce n’est plus qu’un divertissement nouveau auquel je me prête volontiers pour remédier à l’ennui de ma journée. Ce n’est plus simplement un moment où, le temps d’une heure, je ne pense plus à rien, tel un match de handball où je suis hypnotisé par la balle. C’est ma meilleure opportunité de lui montrer que quoi qu’il fasse, je serai à ses côtés. Même s’il y a Tony. Même si le soir, je suis de plus en plus fatigué, et qu’ils commencent à jouer de plus en plus tard.

Yacine s’avachit sur une chaise pour mieux gober sa pizza qu’il a enroulée. Son plat fétiche a beau être encore plus simple à préparer que mes pâtes, je ne peux me résoudre à en manger tous les jours. Je ne tempère pas mes propos : ce choix s’accompagne de bien plus de vaisselles, il n’a pas été acté sans considération.

« C’est un ami à lui, ils partageaient l’affiche l’année dernière dans Pagaille et Métronome, continue-t-il comme si le nom de cette pièce devait m’évoquer quelque chose. Il organise une fête dans une maison, à Fontainebleau. »

Yacine suspend ses explications et me jette un coup d’œil rapide avant d’avaler la dernière bouchée de sa pizza. Je me demande encore quelle est la bonne réaction à adopter. Je me fiche bien de Tony, et encore plus de son partenaire dans Pagaille et Métronome. Je préférerais mieux faire une tournée des bars, peut-être en découvrir de nouveaux. Je n’ai besoin de personne d’autre que de mon meilleur ami pour marquer le coup, mais lui ne pense plus pareil.

« T’as envie d’y aller, toi ? »

J’ai préféré lui poser la question sans détour. S’il souhaite s’y rendre, je n’aurai aucune raison de m’y opposer. Après tout, je n’ai pas de plan de substitution. Pas de quartier du Vieux-Port avec sa promesse des petits matins. Tout juste une invitation à faire ce que nous pourrions faire n’importe quel autre samedi : arpenter de nouvelles adresses à la recherche d’une enseigne qui nous plairait assez pour y établir nos nouveaux quartiers.

« Bien sûr que j’ai envie d’y aller, ce n’est pas la question.

— Écoute, ça ne me dérange pas, tu sais, si je ne connais personne.

— Ce n’est pas ça, le problème. »

Son regard me fuit, et je devine, par le bruit régulier du bois battu, que sa jambe gigotte. Je connais bien cette attitude pour avoir pratiqué l’animal pendant de longues années. Pourtant, cette fois, quelque chose a changé. Quelque chose d’essentiel et fondateur dans sa démarche anxieuse : ce n’est pas à sa mère qu’elle est destinée.

« Ici, ce n’est pas vraiment comme à Provins-sur-Mer, tu sais ? commence-t-il.

— Dis-moi ce que tu as à dire.

— J’ai demandé, bien sûr. Y’a pas le droit à plus d’un invité par personne. Tony s’entend bien avec Manuel, mais pas de là à avoir une dérogation sur ce point. »

Mon corps s’écrase dans le dossier du fauteuil, mon souffle s’emballe. Avec cette invitation, Tony vient d’ouvrir la boîte de Pandore.

Je me sens si bête. Tony est venu à l’appartement cette semaine, j’ai même eu droit à deux représentations. À aucun moment il n’a mentionné cette soirée en ma présence. Comment ai-je pu croire une seule seconde que le souci de Yacine était de me faire accepter de prendre un transilien jusqu’à Fontainebleau pour passer le réveillon en compagnie d’une personne que je vois déjà bien assez le reste de l’année ?

« Mais j’ai déjà dit à Tony que c’était tout vu : si tu n’as rien, je reste avec toi. »

« Reste ». Ce mot me frappe de plein fouet. Une violence inouïe, inattendue, contenue en cinq lettres. Rester. Comme ma mère, quand elle me demandait d’annuler une sortie pour rester à la maison « pour une fois ». Comme mon ancienne petite amie qui m’avait confié être restée quelques mois de trop, « pour être sûre ». Le corollaire indissociable d’une autre faveur : le sacrifice.

Je n’en reviens pas que Yacine puisse penser cela. Passer une soirée ensemble serait un sacrifice, par rapport à une soirée avec Tony et des gens qu’il ne connaît même pas encore ?

« T’en fais pas, vas-y à ta soirée. »

Le silence s’installe entre les murs, s’écrase contre nos pores, alourdit mon cœur. Yacine ne bat plus du pied.

« Tu vas faire quoi ?

— Vas-y je te dis.

— Je ne veux pas te laisser seul.

— J’ai déjà passé Noël seul et je n’en suis pas mort ! Crois-moi, sur ce coup-là le plus dur est passé. Et puis, qui te dit que je serai seul. Je vais écrire à Damien, du travail. Je trouverai bien quelque chose à faire. »

Il n’en a pas fallu davantage à Yacine pour qu’il s’empresse de me remercier de comprendre que c’est important pour lui. J’imagine que j’ai fait le bon choix. Plutôt que de penser que ma fierté a pris le dessus sur mon envie de passer le nouvel an avec mon meilleur ami, je préfère croire que je lui témoigne, une fois de plus, mon soutien. Après tout, Pagaille et Métronome était peut-être une grande pièce.

 

À l’instar du réveillon de Noël, le bureau est désert à quelques heures de la nouvelle année. Je pianote sur mon clavier, d’application en application, installé sur la grande banquette depuis mon refuge de la pointe de l’étoile. Thierry Melian n’est pas revenu de vacances, et j’ai profité de son absence pour établir mes quartiers dans cette pièce plus accueillante où j’aime m’installer sur la banquette qui tourne le dos à la pointe de verre. Ce n’est pas le seul luxe que je me suis octroyé ces derniers jours : j’ose enfin partir à dix-neuf heures. Et même si la nuit est déjà tombée quand je sors, j’ai malgré tout cette délicieuse impression de profiter d’une chose inouïe : deux heures de plus pour ma soirée. J’ai beau être seul pour fêter la nouvelle année, j’ai décidé de ne pas me laisser abattre et savoure ce nouveau départ anticipé. Lundi, l’année prochaine, la rentrée ne me laissera plus cette chance.

Avant de m’engager dans la rue Delambre, je m’arrête acheter une bouteille de champagne que je m’empresse de mettre au frais en arrivant dans l’appartement. Yacine n’est pas là ce soir, mais je tiens tout de même à marquer le coup. Pour moi. Et pour cette année, que je veux laisser derrière. Cela se fête. Une bonne santé, comme me le souhaitera ma mère, par message d’abord, puis de vive voix, quand elle m’appellera demain. Les années précédentes, la sonnerie m’a toujours pris de court, au cœur d’un sommeil lourd et nécessaire. Chaque fois, je me dis en raccrochant que l’année suivante, j’éteindrai mon téléphone au moment de rentrer dormir chez Bastien mais invariablement, j’omets d’y penser lorsque je me couche enfin, l’esprit bien trop embué pour toute idée rationnelle.

Je n’éteindrai pas mon téléphone ce soir. Je ne me coucherai pas tard, et même si je me réveille dans la nuit, si l’insomnie me torture, je lui répondrai demain. Je ne vais pas me priver des seules personnes qui tiennent à me souhaiter une bonne année le plus tôt possible.

Yacine est déjà parti pour Fontainebleau, et m’a laissé en cadeau son lit déplié et des affaires sur le fauteuil. Mes yeux se reportent sur la vaisselle entassée dans l’évier, puis la poubelle qui déborde de cartons à pizza. Au 31 décembre 2022, 20h14, l’appartement est au summum de son être : bordélique, mal aéré et sale. Je sens l’homme qui transpire de ces murs, l’odeur séchée des cadavres de bières qui jonchent le sol de la cuisine. Je refuse que mon année se termine ainsi.

Armé de sacs-poubelles, je trie le débarras sur la table basse auquel nous ne nous sommes jamais attaqués. Je retrouve, cachés, des courriers qui datent de mon arrivée en octobre dernier, et passe tous les documents en revue avant d’en jeter la plupart. Je ne garde que les cartes postales de théâtre de Yacine, que je range dans un tiroir.

La cuisine non plus n’est pas épargnée par mon zèle, et je finis même par redescendre dans le cagibi pour finir de débarrasser l’appartement. Je lance mes poubelles à la hâte, satisfait d’en finir et d’entamer ainsi un nouveau début : une soirée dans un appartement plus propre, pour finir l’année sur une victoire. Un élément qui, de ma main, sera passé de bordélique à agréable. Peut-être qu’à force de répétition, il en sera de même pour ma vie.

Je remonte à peine quand la porte du bâtiment qui s’ouvre résonne dans le hall et fait place à une voix rauque.

« Ulysse ? »

Je me retourne pour mieux saluer Angélique, et me dépêche de la soulager de l’un des deux lourds sacs qu’elle porte sur ses épaules. Son odeur boisée me parvient aux narines, et je fais de mon mieux pour ne pas me laisser affecter par cette proximité qui éveille mes sens.

« Tu n’es pas parti à Fontainebleau ?

— Je n’étais pas invité. »

Je préfère ravaler mon amertume pour le moment et rester factuel. Hors de question de m’apitoyer devant Angélique, même si je perçois dans ses yeux ce que je crains être de la pitié. Ce n’est qu’alors que je remarque son pantalon large de la première fois, ce bambou qui ne serait donc pas un pyjama. Elle a revêtu une polaire crème à la laine effilochée tout droit sortie d’une station de ski des années 90, mais ce contraste saisissant ne saurait en rien la priver de son magnétisme.

« Tu ne fais rien, ce soir ? m’étonné-je.

— Je n’aime pas le réveillon. »

Elle n’en dit pas davantage, et je n’ose pas lui en demander plus. Son intonation était ferme. Une inflexion mûrie au travers des âges. Qu’a-t-il bien pu lui arriver pour qu’elle n’aime pas le réveillon ?

Nous arrivons devant le palier du quatrième étage quand elle se tourne brusquement vers moi.

« Tu as déjà mangé ?

— Pas encore.

— Tu veux venir dîner à la maison ? Je viens de faire les courses, il y aura largement assez pour deux. »

Angélique n’a pas à me prier deux fois.

« J’ai du champagne au frigo, on pourra l’ouvrir pour l’apéro. »

Le marché est entendu et quelques minutes plus tard, je m’apprête à toquer à la porte d’Angélique. Je savoure ce moment où la promesse de cette porte m’offre de meilleurs auspices que toutes nos précédentes interactions. Elle m’a invité. La perspective de la fin de cette année s’éclaircit heure après heure.

« Installe-toi ! » me lance-t-elle depuis la pièce d’à côté.

Je pénètre à petits pas dans ce couloir sombre, et retrouve Angélique affairée dans une petite cuisine carrée où les ustensiles s’empilent si haut que je me demande bien comment elle fait pour ne pas tout faire tomber à chaque fois qu’elle est dans la pièce.

« Je n’avais pas prévu un grand festin, j’espère que tu ne seras pas trop déçu.

— Aucune raison que je le sois. »

Angélique suspend le découpage de ses oignons et se fige.

« À côté de mes pâtes, ce n’est pas difficile de faire mieux. »

Je remarque alors ses yeux rouges, gonflés. Cette larme qui pointe.

« J’ai dit quelque chose de mal ?

— Ce sont les oignons ! Tiens, continue-t-elle en désignant un placard du menton. Il y a des coupes, dedans. »

Je n’attends pas la fin des préparatifs pour ouvrir le champagne et lui tendre un premier verre. Angélique disparaît dans les ténèbres du couloir et, quelques instants après, le son brouillé d’un vieux vinyle de jazz maintes fois écouté retentit au loin.

Quand elle m’emmène dans le salon où baigne un parfum d’encens, je tente tant bien que mal de cacher ma curiosité et ne découvre les alentours que par coups d’œil discrets. Des drapeaux de prières tibétains pendent sur un mur au pied duquel sont entassées des collections de bandes dessinées. Sur une étagère, une collection de VHS pour lesquelles je n’aperçois aucun lecteur. Je n’ai pas vu cela depuis ma plus tendre enfance, et mis à part deux générations au-dessus de la nôtre, je n’aurais jamais pensé que quelqu’un puisse encore avoir de telles antiquités chez soi autrement que remisées dans un grenier. Angélique débarrasse son canapé de vestes qui y étaient entassées et repart dans le couloir pour mieux faire disparaître les preuves de ce qu’elle qualifie de « bordel organisé ».

« Je m’en fiche, tu sais.

— Quand même, on ne se connaît même pas…

— Et pourtant, on va passer le réveillon ensemble. »

Je suis particulièrement fier de souligner une fois de plus ce tour du destin. De seul, je me retrouve à passer la nouvelle année en compagnie de celle que je rêve d’approcher depuis que j’ai toqué à sa porte la première fois, deux mois plus tôt. Et qui plus est, en tête-à-tête.

« Je préfère dire que nous allons manger ensemble. Je ne marque pas le réveillon.

— C’est vrai… Je n’aurais pas dû ramener du champagne. J’aurais dû m’en tenir à ces bières premier prix à peine fraîches. »

Angélique rit, ne me contredit pas, me dévisage. Ses yeux pétillent, d’attraction j’espère, de connerie peut-être. Je nous ressers une nouvelle coupe tandis qu’elle met la face B du vinyle. Le saxophone s’emballe, et elle ne se rassied pas. Elle pose son verre sur la chemisée d’intérieur et balance ses épaules, bercée par le tempo des instruments qui se provoquent et se répondent. D’un timide mouvement de tête, je l’accompagne. Elle a beau ne pas faire une chorégraphie poussée, ses mouvements ondulent avec la musique et prolongent ses notes. Je refuse de casser ce tableau en lançant une canne à pêche imaginaire. Et Angélique ne tient pas non plus à y mettre fin. Elle en laisse même attraper ses légumes qu’elle a oubliés sur le feu et me présente, confuse, ses plus plates excuses.

« On ne va pas manger un plat carbonisé pour le réveillon.

— Je pensais que c’était une soirée comme les autres.

— Pas pour toi. Et puis, les soirs comme les autres je ne mange pas ma nourriture brûlée non plus.

— Je l’ai dit et le répète. À côté de mes pâtes… »

Je ne fais aucun commentaire sur le plat, dont les saveurs ont répondu à nos attentes : calcinées, oscillant entre le sucre des oignons confits et le roussi. Angélique essaie de faire le tri dans son assiette, en vient à se séparer de la moitié de son plat, mais cela ne me dérange pas autant qu’elle. Je termine le champagne entre nos deux coupes, et le bruit du diamant qui tourne en boucle sur le même sillon poussiéreux nous incite à nous rapprocher de la fenêtre pour choisir un autre vinyle. La plupart des artistes qu’elle écoute me sont inconnus. Je n’ai jamais eu de platine, et ne comprends pas le charme que leur trouvent certains. Pourquoi vouloir un objet qui s’abîme, prend de la place et ne peut être écouté que chez soi quand on peut avoir n’importe quelle musique sur son téléphone ? Ce son provient tout droit d’un autre millénaire, celui dans lequel mes aïeux ont eu leurs faits d’armes. Et puis il y a les Angélique. Celles qui sont aspirées par la nostalgie de cet autre temps. Celles qui ne l’ont connu que brièvement dans leur plus tendre enfance mais désirent ardemment s’y rattacher au cours de leur vie.

« T’en trouves un qui te plaît ?

— Pourquoi pas celui-là ? »

Je n’ai aucune idée de ce que je lui tends. Je n’écoute que du rap, et le son le plus vieux que j’ai téléchargé doit être de 2Pac. Aucun des titres sur les pochettes ne me parle. J’ai remarqué plusieurs vinyles d’un même artiste, alors je me dis qu’elle apprécierait le choix.

« Dexter Gordon ! Je ne m’en lasse pas. Tu préfères quel morceau ?

— Je ne connais pas Dexter Gordon. Mais la pochette… J’ai eu envie de découvrir. »

Je vois à sa mine réjouie que je n’ai pas commis d’impair. La trompette chante, et la contrebasse ponctue ses paroles. Angélique me propose un whisky et nous ramène deux verres, avec pour seul accompagnement quelques glaçons. J’en bois rarement, et dans de telles occasions je m’empresse de le noyer dans du coca. Je n’ai jamais vu une bouteille comme celle-ci, et ma fierté me pousse à taire que je ne suis pas certain de pouvoir le boire ainsi.

« C’est un tourbé » me précise-t-elle comme si cela était censé m’évoquer quelque chose. Elle me raconte alors son voyage en Ecosse, l’année passée, avec une amie rencontrée lors de son erasmus à Grenade. Après avoir alterné randonnées le long des côtes aux falaises escarpées et dégustations dans les fameuses distilleries de l’île d’Islay, elle en avait conclu que l’Ardnahoe était le whisky le plus à son goût.

« Il est excellent » ponctué-je, bien incapable d’en apprécier la saveur. Ma gorge brûle. Un goût de fumée hante mon palais. Je me demande si mes mimiques m’ont trahi. Et puis, mes pupilles s’y habituent et je bois chaque nouveau verre qu’Angélique me remplit avec davantage de vigueur.

En sa présence, le temps est suspendu. Il se distord et me file entre les doigts. Je n’avais même pas remarqué que minuit était déjà bien passé.

« Bonne année !

— À toi aussi » me répond-elle d’une voix si petite qu’elle menace de s’éteindre.

Elle lève son verre avant de le boire d’une traite et de se lever pour disparaître dans le couloir. Est-elle partie à cause de ce pourquoi elle ne fête pas le réveillon ?

Le vinyle se termine et les haut-parleurs crépitent de nouveau. Je n’ose pas toucher à cet objet qui a l’air de requérir une grande délicatesse. Pire, je ne tiens pas à bouger. Mon corps a fusionné avec les coussins dans lesquels il s’enfonce inexorablement au fil des heures. Mes mouvements sont lourds. Que fait-elle ?

Combien de temps s’est-il passé jusqu’à ce qu’elle reparaisse, une bouteille à la main, dans l’encadrement de la porte, je ne saurais le dire. À une telle heure, il ne faut pas chercher à connaître trop de détails. Angélique me présente une autre bouteille de whisky, mais je ne retiens pas son histoire. Je bois bêtement des paroles auxquelles j’acquiesce avec grand sourire et que j’oublie tout aussitôt que je les ai entendues.

Mes yeux se posent sur ses hanches qui commencent à se tortiller. Je ne l’ai même pas vue changer le vinyle. Je suis sur son canapé, assis, et déguste ce second whisky. Celui-là n’a pas un goût fumé. Je décide d’en rester là pour l’analyse.

Nos regards se croisent, puis je ne vois que son sourire qui se rapproche puis s’abaisse à mon niveau. Angélique est assise sur le canapé, à quelques centimètres de moi. Nos genoux se touchent et cela ne semble pas la gêner. Mes yeux l’interrogent, et elle continue de m’offrir son sourire. J’avance ma tête en guise de question, mais elle ne me donne aucune indication.

Son souffle léger caresse mes joues, ses vapeurs d’alcool s’emparent de mes narines. Je ne vois plus que ses lèvres, si proches, si fines, si délicates. Je ferme les yeux, pour mieux profiter du moment de grâce. Je veux explorer tout ce que mes autres sens ont à m’offrir.

Mes lèvres rencontrent sa peau. Une peau plus rêche, plus rigide que je ne m’y attendais. Quand j’ouvre les yeux, c’est la main d’Angélique que je retrouve en face de ma figure.

« Je suis désolé. »

Je me suis relevé d’un bond. Sans même y réfléchir, sans même en douter. Après avoir tant attendu et prolongé ce tête-à-tête, je souhaite à présent m’en libérer au plus vite. Ne pas affronter l’échec cuisant de ne pas avoir réussi à séduire la seule fille qui éveille mon intérêt depuis si longtemps. Celle-là même qui vient de me refuser ses lèvres pour m’offrir la paume de sa main.

« Je ne voulais pas… » commence-t-elle.

Je me retrouve pendu à ses lèvres, une fois encore. Ne pas vouloir quoi ? Refuser de m’embrasser ou me vexer en faisant ainsi ? Je veux encore croire qu’elle réponde par la première mais je pressens que c’est bien de la seconde qu’il s’agit.

« Il vaut mieux que je rentre, il est tard. »

J’arpente la pièce à la recherche de mes effets, rassemble chaussures et clés d’appartement puis m’apprête à la remercier pour le dîner quand elle consent à parler enfin :

« Ce serait plus simple si on n’était pas voisin…

— Moi, ça ne me dérange pas, dis-je en haussant les épaules.

— J’aime cet appartement. Je me sens bien ici. Je ne veux pas prendre le risque de foutre ça en l’air.

— Tu parles comme si quelque chose de mal allait forcément en découler.

— Je ne devrais pas ?

— Je trouve juste dommage de ne pas vouloir essayer. Imagine, si ça marche ? »

Angélique se ressert un verre alors même que le précédent n’est pas encore fini, et prend le temps d’une gorgée avant de continuer :

« Je préfère ne pas précipiter les choses avec toi. Si elles doivent se passer, elles arriveront. Ainsi la vie est faite. Mais là, après plusieurs verres, à presque trois heures du matin, je ne suis pas certaine de vouloir prendre cette décision. »

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Nanouchka
Posté le 26/09/2022
{*} Intense. La tension remonte, partout et à tous les niveaux. On aime.
{*} J'étais étonnée qu'Ulysse fasse si vite la démarche d'aller voir pour le sport. Ça montre une envie d'aller bien, qui n'est pas forcément cohérente avec la dégradation globale de sa vie, son sentiment de culpabilité, ses suspicions, etc. Je trouverais ça plus logique que justement il repousse encore et encore, en se disant qu'il va y aller, mais il trouve toujours des excuses. Après, je dis ça surtout parce que je pense à ma propre expérience, où justement je remettais tout ce qui pourrait me faire du bien à plus tard, en me disant "j'ai juste à exceller au travail là tout de suite, et après je pourrai me reposer" (ce qui est tout le génie maléfique de cet engrenage).
{*} Je t'avoue que je me suis un peu perdue entre les noms Pascal et Thierry, qui n'ont aucune lettre en commun mais sont pourtant étrangement similaires. Il me faudrait peut-être un mini-rappel entre virgules, avec soit leur poste, soit un détail physique qui n'appartiendrait qu'à eux, bref quelque chose pour être sûre sûre sûre de qui on parle.
{*} J'adore ces histoires d'Oscar Letton. Je voudrais même en savoir plus, si jamais t'as envie de développer.
{*} Ce retour d'Angélique marche très bien, je trouve.
Nanouchka
Posté le 26/09/2022
Ah, et en lisant le commentaire de Tac, je repense que ça m'a fait bizarre aussi, la phrase "Elle n'a plus l'âge des dénis de grossesse". Pas sûre qu'elle soit nécessaire.
Hylla
Posté le 26/09/2022
Bien noté pour le Pascal / Thierry. C'est vrai qu'on ne les voit pas à tous les chapitres, un petit détail de recontextualisation ne ferait pas de mal !

Quant à Oscar Letton... La suite t'en donnera davantage s'il t'intrigue ;) En tout cas je me suis bien amusée à écrire cette petite pièce dans l'histoire !

Merci pour tes retours
Nanouchka
Posté le 20/10/2022
Sur le nouveau chapitre 9 — Dis donc. J'avais pas vu venir le grand retour d'Angélique, ni ces mots si prometteurs qu'elle dit à la fin. Ce n'était pas un si mauvais réveillon pour Ulysse, en fin de compte. Très, très, très jolies les phrases sur le verbe "rester" et ce qu'il comporte de sacrificiel, avec les différents souvenirs qui remontent.
Hylla
Posté le 21/10/2022
Merci !! Un réveillon bien inattendu pour Ulysse en effet !

Quant au verbe "rester" je me souviens avoir pris plaisir à écrire ce passage, il coulait de source en entendant ce dialogue :) ravie qu'il ait eu de l'écho !
Tac
Posté le 18/09/2022
Yo !
Je trouve bizarre que le protagoniste découvre aussi tardivement les hobbys proposés par l'entreprise. A priori, c'est le genre de trucs dont elle se vante, pour montrer que c'est the place to be pour les employés, plutôt qu'aller postuler ailleurs. A la rigueur, qu'on lui en parle et qu'il oublie, pourquoi pas. Mais pour moi ça devrait être mentionné quand il fait ses recherches sur la Banque Géniale.
"Elle n’a plus l’âge des dénis de grossesse" : je ne crois pas qu'il y ait d'âge pour les dénis de grossesse....
Tu jongles astucieusement entre l'entreprise angoissante et les moments sympas entre amis, c'est chouette !
Ce qui me fait bizarre, j'y pense tout à coup, c'est que dans les chapitres où elle apparaît, Ulysse est obsessionné par Angélique, mais au chapitre précédent, elle n'y figure pas une seule fois et je trouve pas ça très cohérent, ou alors Ulysse ne réagit vraiment qu'au stimuli visuel... Alors qu'a priori, vu le chapitre précédent, je pense qu'une petite ligne du style "j'espérais chaque fois revoir Angélique sur le pas de la porte" passerait crème et permettrait d'éviter un effet "loin des yeux loin du coeur" (et inversement).
Plein de bisous !
Hylla
Posté le 19/09/2022
Salut Tac :)
Pour la phrase : "elle n'a plus l'âge des dénis de grossesse", je voulais dire qu'elle était ménopausée.
Quant à Angélique, aïe tu mets le doigt sur un puzzle du moment !

En gros, dans l'ancienne version de ce jet, les chapitres 5 à 14 faisaient beaucoup plus d'allers-retours au sein de chaque chapitre entre tous. Et puis, niveau rythme, quelque chose en pâtissait un peu. J'ai voulu redynamiser le tout et la question d'Angélique m'a vraiment posé question. Car ce passage, en effet, avant était étalé davantage. Il revoit Angélique un ou deux chapitres plus loin.

Je vais réfléchir à cela plus en détail de nouveau.

Merci pour tes retours !
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