Pour la première fois depuis qu’elle a rencontré Paul, Rachel espère ne pas le voir aujourd’hui. Elle a peur de ce qui pourrait arriver si elle passe trop de temps avec lui, elle sait qu’elle s’attache facilement et elle ne veut pas avoir affaire à ces sentiments-là. Elle ne va pas faire ses courses ce matin-là, et elle en profite pour trier de vieilles photos qui trainaient dans la maison depuis des mois. A quinze heures, elle se décide à sortir. Raymond va se mettre en colère s’il n’a pas son pain ce soir, et il faut qu’elle aille en acheter. En sortant de la boulangerie, elle n’a pas le temps de faire deux pas que déjà Paul arrive vers elle.
— Bonjour Rachel.
Elle aimerait soupirer mais ne le fait pas par politesse. Elle se demande si Paul passe son temps à guetter la boulangerie ; en venant ici l’après-midi elle avait espéré être tranquille.
— Bonjour Paul.
— Comment allez-vous ?
— Bien, mais je n’ai pas vraiment le temps aujourd’hui.
— C’est dommage, j’aurais aimé vous inviter à prendre un café.
Elle jette involontairement un oeil vers le bar un peu plus loin. Elle adorerait prendre un café avec lui mais elle se l’interdit.
— Non, vraiment je ne préfère pas.
Paul voit bien qu’au fond elle en a envie. Il sait qu’elle sera facile à convaincre.
— Mais si, voyons. Ça ne durera pas longtemps.
Elle soupire en esquissant un bref sourire.
— Bon, d’accord. Mais vraiment pas longtemps alors.
Il affiche un air satisfait et tous deux marchent vers le bar. Ils s’assoient sur une petite table, l’un en face de l’autre, et Caroline leur sert un café à tous les deux. Rachel se met finalement à regretter d’avoir accepté, elle décide de parler le moins possible. C’est cependant Paul qui engage le premier la conversation.
— Dites-moi, vous ne m’avez jamais beaucoup parlé de votre famille. Vous avez des enfants ?
Elle secoue la tête.
— Non, nous n’en avons pas.
Il hoche lentement la tête tout en remuant sa cuillère dans son café. Rachel est heureuse de constater qu’il est assez délicat pour ne pas poser plus de questions à ce sujet. Elle est gênée par le silence qui s’installe, mais par principe elle refuse de prendre elle-même la parole. C’est finalement lui qui reprend.
— Et vos parents, vos frères et soeurs si vous en avez, vous ne les voyez jamais ?
— Mes parents habitent dans cette ville, mais je ne les vois pas souvent. Ils sont souvent occupés par autre chose. Et sinon j’ai un frère jumeau, il s’est marié l’année dernière et sa femme est enceinte. Ils habitent à Paris, je les vois tous les deux mois environ.
Paul est surpris par le ton très sec de son interlocutrice. Elle qu’il avait connue si chaleureuse et souriante, il ne comprend pas ce qui lui est arrivé. Il se recule pour s’appuyer sur le dossier de sa chaise et fronce les sourcils.
— Qu’est-ce qui ne va pas ?
Elle hausse les épaules.
— Tout va très bien.
— Non, je vois bien que vous n’êtes pas comme d’habitude. Qu’est-ce qui ne va pas ?
— Rien, c’est juste que c’est un peu…
Elle a du mal à trouver les mots pour finir sa phrase. Finalement elle secoue la tête en soupirant.
— Excusez-moi. Je ne devrais pas être ici.
Elle commence à se lever mais Paul lui prend les mains et l’incite à se rasseoir.
— Ecoutez, je sais ce que vous avez. Vous avez peur, c’est ça ? Vous vous dites probablement que ce n’est pas correct de prendre un café avec un homme alors que vous êtes mariée. Mais honnêtement, vous me l’avez dit vous-même. Vous n’aimez pas votre mari. Et vous ne croyez-pas que le mieux n’est pas de faire ce qui est socialement correct, mais plutôt de faire ce qui vous rend heureuse ? Ne vous interdisez pas des choses sous prétexte qu’elles sont mauvaises aux yeux de la société et de ses valeurs.
Rachel ne sait plus quoi dire. Son discours correspond à la manière qu’elle a de voir les choses, mais elle se sent freinée par quelque chose. Il lui est impossible d’être infidèle à son mari, et elle sent que dans ses mots révélateurs Paul va trop loin. Elle se lève à nouveau.
— Je suis désolée. Je ne peux pas.
Elle marche vers la porte tandis que Paul réfléchit à ce qu’il vient de dire. II se rend compte soudain à quel point il a pu paraitre insistant et réalise qu’elle a peut-être mal interprété tout ce qu’il lui a dit. Il se lève et la rattrape encore une fois. Rachel se débat.
— Arrêtez, je vous ai dit de me laisser.
— Non, attendez Rachel. Je ne vais pas vous dire de rester. Je veux simplement m’excuser, je me suis rendu compte que vous avez dû vous sentir forcée, et ce n’était absolument pas mon intention. Je veux que vous soyez libre de faire ce que vous voulez, et si vous ne voulez pas que nous nous voyions alors je suis totalement d’accord pour vous laisser tranquille, définitivement. Je suis désolé de ne pas avoir tout de suite compris ce que vous vouliez vraiment. J’essayais simplement de vous aider.
Il lui lâche le bras. Elle le regarde dans les yeux pendant quelques secondes. Elle aimerait lui dire que ce n’est pas ça, qu’elle n’a pas envie qu’ils arrêtent de se voir. Mais elle préfère se taire, parce que c’est sûrement mieux comme ça. Elle ouvre la porte et s’en va sans se retourner. Sur le chemin vers sa maison, elle se sent presque mal. Elle qui avait retrouvé le sourire ces derniers jours, elle appréhende de ne plus pouvoir discuter avec cet homme. Elle sait qu’il va lui manquer.
En arrivant à la boulangerie le lendemain matin, Rachel ne peut s’empêcher d’espérer que Paul sera à nouveau là, guettant son arrivée pour la raccompagner jusqu’à chez elle. Mais il n’y a personne, Paul a respecté sa parole, il la laisse tranquille maintenant. Bien qu'elle ait elle-même jugé préférable de ne plus continuer cette relation, elle se sent dévastée. Elle aimait bien parler avec lui, il avait les mêmes idées qu’elle et il la faisait se sentir importante. Il correspond à l’homme idéal qu’elle se représentait avant son mariage. Elle qui croyait n’avoir jamais d’autre occasion que Raymond, elle réalise maintenant que si elle avait refusé de se marier comme elle avait souhaité le faire, elle aurait eu une chance aujourd’hui d’épouser la bonne personne. Paul semble l’apprécier, et finalement elle a eu tort de croire que le véritable amour ne se présenterait jamais. Mais elle avait peur, et dans le doute elle a dit oui à Raymond. Et à présent, seule avec ses regrets, elle se dit que c’est trop tard. Elle a passé sa chance, maintenant. C’est Raymond qu’elle a épousé, pas Paul. Et il faut qu’elle l’assume.
Rachel rajoute de la crème sur le poulet. Elle sait que Raymond le préfère comme ça. Il ne va pas tarder à rentrer, maintenant. Elle met le couvert et éteint le four. Elle entend la porte s’ouvrir, et Raymond entre dans la pièce. Elle l’accueille chaleureusement, repensant subitement aux conseils du « guide de la bonne épouse ». Elle a toujours refusé catégoriquement de respecter ces idioties, mais aujourd’hui elle se sent différente. Elle veut que Raymond l’aime, elle veut se prouver qu’elle peut être heureuse avec ce mari-là. Alors ce soir, elle met de côté son fort caractère et sa mauvaise humeur qui apparaissent dès qu’elle est avec lui.
— Bonjour mon chéri, ta journée s’est bien passée ?
Elle va vers lui pour l’embrasser et celui-ci enlève sa veste.
— Oui, mais j’ai faim.
— Assieds-toi, le repas est prêt.
Elle prend sa veste et va l’accrocher, puis elle revient dans la cuisine et sert son mari. Raymond commence à manger sans la remercier et Rachel s’efforce de continuer à sourire.
— J’ai mis beaucoup de crème, je sais que tu aimes bien ça.
Il hoche la tête.
— Oui c’est plutôt bon.
Un court silence s’installe, puis Raymond se remet à parler.
— Il y a un nouvel employé chez Renault.
— Ah bon ?
— Oui mais c’est un noir. Je comprends pas pourquoi le patron l’a embauché.
Rachel se retient de s’énerver. Elle ne doit pas s’emporter, pas ce soir.
— Oh, mais je ne pense pas qu’il soit moins efficace qu’un autre.
— J’en sais rien, mais il a pas sa place ici, c’est tout.
Elle décide de ne plus rien dire, car elle s’énerverait trop facilement. Fait-il vraiment tout pour la contrarier ? Bien qu’elle essaye de ne plus penser à Paul, elle se demande ce qu’il penserait de tout ça. Mais elle n’a pas besoin de chercher très loin, elle sait qu’il serait de son côté à elle, elle sait qu’il défendrait la cause de cet homme noir parce qu’il considère que l’humanité va bien au-delà des couleurs de la peau. Elle sait qu’il se lancerait dans un débat acharné contre Raymond, pour essayer de le contredire, de le raisonner, de le changer. Mais ce soir Paul n’est pas là, et Rachel doit se débrouiller seule pour défendre les idées qui lui semblent être les bonnes. Mais de toute sa vie, elle ne s’est jamais sentie aussi impuissante que ce soir.
Rachel a passé une des pires journées de sa vie. Elle n’a pas arrêté de se poser des questions, de faire le bilan sur sa vie, de se rendre compte qu’elle était malheureuse. Elle est allée rendre visite à ses parents cet après-midi, mais Célestine n’a fait que lui parler de Raymond, lui dire qu’elle en entendait beaucoup de bien et qu’elle était fière que sa fille se soit mariée avec un tel homme. Rachel s’est dit qu’elle préférait son gendre plutôt que sa fille. Ensuite Célestine l’a sermonnée pendant une heure pour ses problèmes de stérilité, elle l’a presque obligée à consulter un médecin. En rentrant chez elle, Rachel s’est dit que finalement elle n’était qu’une mauvaise épouse, elle ne comptait pour personne. Tout le monde la voyait comme Madame Lefèvre, comme l’épouse de Raymond, pas comme Rachel. Et Raymond, lui, il la voyait comme une médiocre cuisinière et une femme incapable de lui donner des enfants. Alors elle s’est mise à pleurer en écoutant la radio, parce que c’était la seule chose qui lui remontait le moral. Elle s’est mise à penser à Paul, et elle a pleuré encore plus. Elle s’est mise à regretter, encore une fois, d’avoir épousé Raymond au lieu d’attendre encore quelques années. Elle s’est mise à imaginer qui elle serait aujourd’hui, si elle avait attendu. Elle s’est visualisée, épouse de Paul, madame Madec. Et elle s’est dit que ce serait mieux, beaucoup mieux. Et puis elle s’est souvenue que son véritable mari allait bientôt rentrer, et qu’il fallait qu’elle lui fasse à manger. Et maintenant il est vingt heures, les pommes de terres sont cuites, la table est mise, et Raymond n’est toujours pas là.
A vingt heures quinze, Rachel se dit qu’au retour de Raymond elle s’énervera. A vingt heures trente, elle sait que quand il rentrera elle criera. A vingt heures quarante-cinq, elle commence à manger. A vingt-et-une heures, elle se dit qu’elle ne parlera plus à Raymond jusqu’à demain. A vingt-et-une heures trente, elle se dit qu’elle l’obligera à dormir sur le canapé. A vingt-deux heures, elle se dit que s’il n’est pas là dans dix minutes, elle ira passer la semaine chez ses parents. A vingt-deux heures trente, elle se promet d’aller voir Paul demain. A vingt-deux heures cinquante, la porte d’entrée s’ouvre.
— Raymond, tu ne changeras vraiment jamais ?
Elle crie, et lui a mal à la tête. Il n’a jamais autant bu et sa seule envie est d’aller se coucher.
— Ferme-là, je suis fatigué.
Elle l’empêche de fuir la dispute.
— Et moi, tu crois que je suis pas fatiguée ? Tu es au courant que j’ai passé la soirée à t’attendre ? C’est vraiment trop compliqué de me prévenir quand tu rentres tard ?
Il la pousse en râlant.
— Lâche-moi, je vais me coucher.
— Non tu ne vas pas te coucher. J’en ai plus qu’assez, Raymond. Tu vas trop loin, vraiment trop.
Elle continue de crier et, ne pouvant plus l’entendre, Raymond lève la main sur elle. Réagissant aussitôt, Rachel lui prend les mains et l’empêche d’aller plus loin, lui tordant presque le poignet. Cherchant quelque chose sur quoi déverser sa colère, Raymond prend l’assiette accrochée au mur et la balance sur le carrelage. Profitant du fait que Rachel soit trop choquée pour réagir, il va vers la chambre pour aller se coucher. Rachel se précipite vers les morceaux de porcelaine éparpillés par terre. C’est elle qui avait aidé sa grand-mère à peindre cette assiette quand elle était petite, et maintenant il n’en reste que des centaines de petits fragments. Rachel s’assied par terre et fond en larmes. Cet événement est la goutte d’eau qui fait déborder le vase, et elle sait que cette assiette cassée symbolise le reste de sa vie. Raymond lui a tout détruit. Ses études, son bonheur, sa liberté, et bien que cette assiette ait énormément de valeur pour elle, elle ne représente presque rien à côté de ce que Raymond lui a déjà fait subir. Elle lève la tête. Ça ne peut plus continuer comme ça. Elle sait ce qui lui reste à faire. Et elle a beau être mariée et avoir un devoir de fidélité envers son mari, plus rien ne l’empêchera d’être heureuse désormais.
Contente que Raymond ait juste l'intelligence et l'élégance d'un pneu de tracteur