Paul jette un coup d’oeil à sa montre. Hier il était dix heures quarante quand elle est entrée à la boucherie. Il est dix heures trente-cinq, si on supprime le temps qu’elle a passé à discuter avec lui hier elle devrait sortir dans quelques secondes. Il avance de quelques mètres, et au moment où il passe devant la boucherie la porte s’ouvre et Rachel en sort avec du pain et de la viande. Il ne pouvait pas mieux calculer.
— Oh, bonjour Paul.
Il fait semblant d’être étonné.
— Rachel ? Ça alors ! Qu’est-ce que vous faites ici ?
Rachel remarque tout de suite que sa réaction est exagérée, mais elle ne le lui fait pas remarquer et se contente de sourire, amusée par la situation.
— Je fais mes courses, comme tous les jours. Et vous ?
— Je me promène. Vous avez l’air chargée avec tout ça, laissez-moi vous aider.
— C’est gentil de votre part. Dans ce cas portez la viande et raccompagnez-moi, nous discuterons sur le chemin.
Elle lui tend le paquet et Paul l’accepte avec plaisir. Il n’aurait pas pu espérer mieux. Ils se mettent en route vers la maison de Rachel et celle-ci ouvre la discussion.
— Alors, Paul, vous ne m’avez pas dit. Qu’est-ce que vous faites dans la vie ?
— Actuellement je n’ai pas de travail. En fait j’ai un rythme de vie assez particulier. Je travaille pendant quelques mois, puis pendant un certain temps je ne travaille plus et j’utilise l’argent que j’ai gagné pour vivre. Et ça fait quatre ans que j’enchaine les périodes de travail et de non travail.
— Et quand vous travaillez, quels genres d’activités vous faites ?
— Principalement du journalisme, parce que c’est ce que j’ai étudié. Mais si je n’arrive pas à trouver un travail dans ce domaine alors que je n’ai vraiment plus d’argent je me débrouille pour me faire embaucher autre part, peu importe l'activité.
— Oh, je vois. En fait vous vivez au jour le jour.
— Oui, c’est exactement ça. Je vis sans jamais savoir si j’aurai assez d’argent pour finir la semaine. Mais pour le moment cette vie me convient, quoi que puissent en dire ceux qui jugent que ma situation est trop instable.
— C’est vrai que ça peut être intéressant. Et pendant les moments où vous ne travaillez pas, qu’est-ce que vous faites ? Vous vous promenez ?
Il se met à rire.
— Oui, je me promène beaucoup, mais pas seulement. J’étudie.
— Qu’est-ce que vous étudiez ?
— La ville, les gens. Ça peut paraitre un peu bizarre, mais je passe une grande partie de mon temps à observer les personnes qui m’entourent, à étudier leurs habitudes et leurs comportements.
Rachel fronce les sourcils sans perdre son sourire.
— Et là, est-ce que vous êtes en train de m’étudier ?
Il rit en secouant la tête.
— Non, ne vous inquiétez pas. Je ne fais pas ça à n’importe quel moment, seulement à des instants précis. Par exemple le soir, je m’installe au café et je prends des notes sur les personnes qui s’y trouvent.
— Vous y voyez des choses intéressantes ?
— Souvent, oui. Pas forcément des choses réjouissantes, mais des choses qui me permettent d’en savoir toujours plus sur les traditions et les valeurs présentes dans chaque région et à chaque époque. Hier soir, par exemple, j’ai pu découvrir un aspect des hommes qui ne se trouve pas dans n’importe quelle ville.
— Comment ça ?
— Il y avait des ouvriers qui sont venus boire après leur travail. Ils ont tellement bu qu’à la fin ils étaient tous ivres. Il y en a même un qui a commencé à m’agresser. J’ai pris des notes de tout ça, parce que ça n’arrive pas n’importe où.
La soirée de la veille revient comme un flash dans l’esprit de Rachel. Elle a peur que son mari ait été dans le lot.
— Ces ouvriers, vous n’avez aucune idée de leur nom ?
Paul se concentre pour rassembler ses souvenirs.
— Si je me souviens bien, celui qui s’en est pris à moi s’appelait Raymond, quelque chose comme ça. Du moins c’est comme ça que la patronne l’a appelé.
Rachel se sent rougir. Elle ne peut pas lui cacher la vérité.
— Alors je vous dois des excuses. Il s’agit de mon mari.
Paul est stupéfait. Il ne sait pas ce qui le choque le plus : que cet homme infâme soit le mari de Rachel, ou que celle-ci s’excuse.
— Pourquoi vous excuser ? En aucun cas vous n’êtes en tort.
— Un peu quand même.
— Absolument pas. Vous n’êtes pas responsable de ses erreurs.
— Je ne sais pas… J’aimerais pouvoir le changer, mais ça fait des années que j’essaye en vain.
— Je ne crois pas que vous puissiez le changer. De ce que j’ai pu voir hier, vous avez bien moins d’influence sur lui que son mode de vie qui est le même depuis sa naissance. Mais c’est courageux de votre part d’essayer.
— Mais alors qu’est-ce que je peux faire ?
— C’est son éducation toute entière qu’il faudrait changer. C’est très difficile, mais ce n’est peut-être pas infaisable. Si vous pensez que ça en vaut la peine, vous pouvez toujours tenter.
Elle reste plongée dans ses pensées, s’apercevant à peine qu’ils sont arrivés à hauteur de sa maison. Elle se tourne vers Paul.
— C’est ici que j’habite. Merci de m’avoir aidée à porter la viande, et merci pour tous vos conseils. Ça m’a fait plaisir de discuter avec vous.
Il lui rend le paquet de viande en souriant.
— C’était un plaisir pour moi aussi. J’espère avoir bientôt l’occasion de vous revoir.
Elle sourit à son tour et hoche la tête.
— Moi aussi. Au revoir Paul.
Elle se retourne et marche vers sa porte. Debout sur le trottoir, Paul l’interpelle.
— Rachel !
Celle-ci se retourne pour le regarder à nouveau.
— Il n’est jamais trop tard, jamais.
Sans lui laisser le temps de répondre, il la salue et tourne les talons. Elle ouvre sa porte et pose ses courses sur la table de la cuisine. Elle se dit qu’avec cette phrase il a probablement voulu parler des changements qu’elle pouvait entreprendre avec son mari, mais elle ne peut s’empêcher de penser que c’est autre chose qu’il a voulu dire.
En ce froid mardi de novembre, Rachel hésite à sortir aujourd’hui. Il reste encore du pain, après tout ça ne fait rien si elle ne va pas en acheter. Elle regarde l’horloge, puis la fenêtre, puis la cuisine. Il fait froid dehors, mais la perspective de rester enfermée ici toute la journée la rend encore plus mal-à-l’aise. Ses achats du matin sont le seul moment de la journée où elle peut prendre l’air, sociabiliser, avoir une vie, être heureuse quoi. Elle met ses bottes et enfile son manteau. Et tant pis pour le froid.
En sortant de la boucherie, Rachel aperçoit Paul qui marche au loin et elle ne peut se retenir de sourire en le voyant s’approcher. Elle commence à croire qu’il le fait vraiment exprès, et la situation l’amuse. Le jeune homme arrive à sa hauteur.
— Tiens, bonjour Rachel. Vous avez besoin d’aide aujourd’hui ?
Elle rit et lui tend à nouveau le sachet de viande.
— C’est très gentil à vous.
Il hausse les épaules puis ils commencent à marcher sur le trottoir, comme s’ils le faisaient tous les jours.
— Alors, comment allez-vous ? Votre mari est rentré sobre hier soir ?
— Oui, pour une fois il était plutôt calme.
Paul hésite avant de reprendre la parole.
— Rachel, j’ai une question à vous poser mais je ne voudrais pas que vous le preniez mal.
Sans répondre éloquemment, elle lui adresse un regard qui lui fait comprendre qu’il peut la lui demander.
— Pour quelle raison avez-vous épousé cet homme-là ?
Elle met un temps avant de répondre, rassemblant ses idées dans sa tête. Elle hésite d’abord à se confier à lui, mais finalement elle se dit qu’en quelques jours elle a pu s’apercevoir qu’il n’a aucune mauvaise intention, et qu’elle ne risque rien en lui disant la vérité.
— Je n’ai pas vraiment eu le choix. J’avais déjà plus de vingt ans et j’étais toujours célibataire, mon entourage me mettait une grande pression pour que je trouve un mari. Raymond est le premier homme à m’avoir aimée, et même si je ne l’aimais pas je me suis dit que ce serait ma seule occasion dans ma vie de ne pas finir seule. Il était ma bouée de sauvetage, alors j’ai misé sur la sécurité et j’ai écouté ce qu’on m’a dit de faire.
— Aucun autre homme à part lui ne vous a aimée ?
Elle se sent rougir, mais éteint rapidement sa honte. C’est du passé maintenant.
— Non.
— Pourquoi, si ce n’est pas trop indiscret ?
— A cause de mon caractère, je suppose. Je n’avais pas le même que les autres filles de mon âge. Je refusais d’être comme les autres, d’être malhonnête et hypocrite dans le seul but de briller en société. Je n’étais pas conforme aux mentalités de ma génération, et je pense que très peu de gens appréciaient ça.
Paul hoche la tête lentement, les yeux rivés vers le sol. Il se demande s’il devrait lui dire que bien que l’opinion commune n’aime pas les filles de ce genre, lui il les apprécie. Finalement il se retient, et une autre question lui vient en tête.
— Je vois, mais si vous aviez ce caractère, pourquoi aujourd’hui vous vous laissez faire, pourquoi vous êtes soumise et obéissante à votre mari ?
Rachel sait qu’il touche un point sensible. Elle déteste réaliser que son caractère fort d’il y a quelques années a laissé la place à un caractère las et soumis. Mais encore une fois, elle essaie de répondre avec le plus d’honnêteté possible.
— Je ne suis pas fière de moi, mais je crois que je me suis laissée dépasser par la vie. Au fur et à mesure du temps je me suis mise à accepter mon sort, parce que mon erreur était faite. J’ai épousé Raymond, et je ne peux plus revenir en arrière. Alors j’essaie de faire au mieux pour que mon existence soit la moins désagréable possible, mais je pense que ça ne sert à rien de contredire cette vie dont je suis en partie responsable.
Raymond ronfle, la pleine Lune éclaire la chambre, et Rachel n’arrive pas à dormir. Elle se retourne sans cesse, puis ferme les yeux plus fort. Elle doit se concentrer, elle doit y arriver. Des images lui reviennent en mémoire, elle se souvient de ce qu’elle faisait quand elle était enfant pendant ses insomnies. Elle s’imaginait qu’elle était une princesse et que si elle arrivait à dormir un prince charmant viendrait la réveiller au matin. Elle sourit dans la nuit. Depuis son plus jeune âge elle a toujours eu la même représentation du prince charmant. Un homme plutôt grand, brun avec des yeux bruns. Un homme gentil, honnête et droit, un homme qui la laisserait s’exprimer, qui la laisserait être elle-même. Rachel ouvre les yeux. Elle ne peut encore moins dormir qu’avant, parce qu’une question lui revient en boucle dans sa tête. Ce prince charmant qu’elle a toujours imaginé, ressemble-t-il à Raymond ou n’est-il pas plutôt une copie de Paul ? Elle s’interdit d’y répondre, parce que pour elle le simple fait de se poser cette question est indécent. Mais même si elle ne veut pas se l’avouer, elle connait très bien la réponse et celle-ci la plonge dans un désarroi qu’elle aurait préféré éviter.
Et simple autre point, j'ai été un chouïa déçue quand Rachel a dit à Paul que ce qui la différenciait des autres filles était l'honnêteté. Pour moi, c'était sa soif d'études et de savoir 😅 mais c'est ptet parce que c'est mon goût à moi haha
Sinon, chouette chapitre, le rapprochement Paul-Rachel s'effectue en douceur et il fait plaisir à voir. Niveau intrigue, ça avance bien et on se prend d'empathie pour les personnages
Juste une suggestion au niveau de l'écriture même 😄 je pense que tu pourrais davantage travailler les sens, glisser un poil plus de sensations pour décupler l'immersion !
Merci également pour tes conseils qui sont toujours bons à prendre ;)