Chapitre 9 Des voix dans la tête

Par Feydra

 Isobel veilla le blessé jusqu’à ce qu’il s’endorme profondément et resta encore dix minutes de plus. Étonnamment, elle répugnait à le quitter. Dans le silence de la pièce, elle ne pouvait plus éviter de se poser les questions qui la tenaillaient. Pourquoi l’avait-elle sauvé ? Celle-ci était simple : elle considérait que sa mission était de protéger les victimes et il en était une cette nuit-là. Mais pourquoi s’investissait-elle autant ? Là c’était une autre question, plus complexe. Elle aurait pu le confier à l’hospice, l’emmener à la garnison… Pourquoi l’avait-elle caché et risquait-elle sa carrière pour un inconnu ? Le lieutenant avait été clair : il était recherché. Nul doute que Valronn avait donné sa description précise. Si on apprenait qu’elle avait caché un fugitif, elle serait démise de ses fonctions, voire condamnée.
    La guerrière soupira et se frotta les yeux. Elle n’avait toujours pas la réponse à ces questions, juste la certitude qu’elle faisait ce qu’il fallait. Elle se leva et quitta silencieusement le cachot. Lorsqu’elle retourna en ville, le vent avait forci et elle serra les pans de sa cape autour d’elle. Elle termina sa ronde par le théâtre et le contempla de longues minutes, cachée dans une rue adjacente. La façade était muette ; aucune représentation n’aurait plus lieu tant que l’enquête ne serait pas terminée.
    Soudain, Isobel retint son souffle et se plaqua davantage dans l’ombre. La porte principale s’ouvrit et trois personnes quittèrent le bâtiment : Grégoire Valronn accompagné d’un homme que le sergent ne put pas bien distinguer, puis Sélyna, vêtue d’une robe en mousseline verte, les traits fins et les yeux de glace. Elle souriait à l’homme, un air aguichant plaqué sur son visage.  Prenait-elle cette expression avec Masque lorsqu’il composait pour elle ? Une vague de haine s’empara d’elle à cette idée. Cela dura quelques secondes, qui la laissèrent pantelante devant la force de ses émotions.
    Lorsque celui-ci se détourna et que la lune révéla son visage, la vision qu’elle en eut lui fit immédiatement oublier cet étrange accès de colère : discutant amicalement avec Grégoire Valronn se tenait Piér Vildebranche, le commandant en chef de la garnison du quartier nord. La belle éclata d’une rire clair et le lieutenant lui baisa la main. Puis Valronn glissa une bourse bien rebondie dans la main de Piér, qui la cacha immédiatement dans sa cape. La colère envahit Isobel : le lieutenant était sans nul doute au service de Valronn et ils se cachaient à peine. Cet être était décidément plus vil que ce qu’elle imaginait et Grégoire Valronn bien plus ingénieux.
Son supérieur quitta ses amis, après un dernier baise-main à Sélyna. Isobel eut le temps d’apercevoir le brusque changement d’expression de la jeune femme lorsqu’il se fut suffisamment éloigné : sous l’éclat de le lanterne allumée au-dessus de la porte, on ne pouvait se tromper sur le dédain et la froideur qui figèrent alors ses traits. Son ami n’était pas le seul à porter un masque. Sélyna lui parut alors terriblement dangereuse.
     Lorsque la rue fut entièrement vide, elle se risqua à quitter sa cachette. Elle avait été témoin de beaucoup trop de révélations et de découvertes. Elle avait besoin de se reposer, de se recentrer pour décider de la suite. Son quart touchant à sa fin, elle repartit vers ses quartiers pour prendre un repos de quelques heures et s’éclipser avant la prise de service du lieutenant. Nul doute que la chanteuse lui avait dit qu’elle était venue l’interroger, malgré son interdiction. Elle devait l’éviter à tout pris, au moins pendant quelque temps. Elle se glissa donc dans sa chambre et s’affala sur son lit.     
     Cependant, le sommeil tarda à venir, tant son esprit était envahi par ces nouvelles découvertes.
Il lui faudrait redoubler de prudence. Si le lieutenant était aux trousses de Masque et s’il avait le moindre doute envers elle, elle pourrait le mener jusqu’à lui. Aucune aide ne serait à attendre de ses collègues si Pièr s’en mêlait. Masque et elle étaient seuls contre Valronn, qui, de toute évidence, avait de nombreux contacts haut placés. Très bientôt la situation deviendrait intenable : l’île était bien trop petite ; son protégé finirait par être découvert.
     [i]Alors, dénonce-le. Envoie Pièr sur sa piste. Tu n’auras plus aucun ennui et tu pourras reprendre ta vie. Après tout qui est-il pour toi ? Personne. Tu ne lui dois rien. Pourquoi risquer la carrière pour laquelle tu t’es battue pour un homme que tu connais à peine et qui visiblement cache des secrets ?  [/i]
      Ces questions tournaient en boucle dans son esprit depuis qu’elle l’avait quitté tout à l’heure. Mais elle n’aimait pas la petite voix qui la poussait à l’abandonner. Depuis bien longtemps, elle lui montrait la voie de la facilité, de la lâcheté, des compromis, prenant l’intonation de celle de son père. Et depuis toujours elle la muselait et la combattait.
Les questions étaient pertinentes cependant. Et les réponses juste à sa portée. Cet homme, elle le connaissait depuis des années, à travers sa musique, sans même l’avoir rencontré.
[i]— Ne sois pas naïve[/i], reprit la voix de son père. [i]Crois-tu vraiment que pour faire de la bonne musique,  il faut avoir le cœur pur ? [/i]
     Elle crispa ses paupières et plaqua son bras sur ses yeux, souhaitant que ses pensées se taisent pour la laisser réfléchir.
[i]— Tu es allée trop loin, ma fille,[/i] fit la voix douce et faible de sa mère. [i]Tu l’as sauvé, tu lui as donné de l’espoir, tu ne peux plus l’abandonner maintenant. Tu ne peux plus reprendre ta vie en sachant que Valronn est un criminel et que cet homme innocent mourra. Si tu fais cela, tu mourras avec lui. [/i]
     Une chaleur l’envahit alors que les intonations tendres et apaisantes de la femme qui l’avait élevée s’infiltraient dans ses pensées. Elle se calma ; son père disparut à nouveau au plus profond de ses souvenirs et sa mère le suivit. Cela faisait longtemps que les voix n’avaient pas retenti. Leur apparition était le signe du chaos dans lequel elle avait plongé.
Comment était sa musique quand elles étaient éveillées ? Cette pensée incongrue lui parut pourtant naturelle.  Elle inspira profondément, laissant le calme de la nuit l’envahir. Demain matin, à l’aube, elle déciderait de ce qu’elle ferait.

 

    

 

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