Chaque goutte était une larme, comme si le ciel partageait sa tristesse infinie.
Assise sur un rocher, Jolyn regardait la baie à travers le grillage des barbelés. Les falaises escarpées du sud de la presqu’île, où nichaient d’innombrables oiseaux. La mer dont les ternes vagues crises s’abattaient sur les plages d’Adlival. L’insolente beauté des façades blanches de l’autre côté de la mer. Et les ombres des bateaux qui fendaient les eaux et la pluie.
Elle guettait la trajectoire de chacun d’entre eux, espérant qu’il bifurquerait vers elle, pour lui ramener son Ewan. La saleté du camp où elle dormait depuis toutes ces semaines, les privations qu’elle s’imposait pour nourrir Faè, le froid, l’humidité, la solitude. Elle pouvait tout supporter à cette simple perspective.
— Tu vois quelque chose ?
— Non, ma petite fée.
Prononcer ce surnom lui serra le cœur. C’était comme si la voix d’Ewannaël se joignait à la sienne. Sa voix douce, chaleureuse. C’était comme si elle l’étreignait, près de l’âtre, chez eux. Elle chassa l’amertume d’une voix assurée :
— Il ne va pas tarder à arriver. Il faut qu’il guérisse de sa maladie, puis qu’il prenne le bateau. Ça prend du bateau.
— Armen va le laisser partir ?
— Aapa ne voudra pas rester seul avec elle. Il va tout faire pour nous retrouver. Tout.
De cela seulement, Jolyn était certaine. Elle ne préférait pas trop penser au comment, au danger Armen. Les actes de la vieille femme la révoltaient autant qu’ils la questionnaient. Pourquoi avait-elle demandé leur arrestation ? Pourquoi avait-elle gardé Ewannaël ? Que lui avait-elle fait ? À ce moment, que lui faisait-elle ? S’était-il échappé ? Elle l’espérait de tout cœur.
Seul le visage de sa mère la distrayait de cette litanie de questions interminable. Elle pouvait l’imaginer à la surface de l’eau, avec ses cheveux gris, les rides qui entouraient ses yeux, ses lèvres gercées par le froid. Elle pouvait l’entendre tousser, éternuer en pestant contre la vieillesse, comme lors de sa dernière visite. Elle pouvait l’imaginer susurrer l’appel des esprits à son oreille, des années plus tôt, avant chacun de ses couchers. Jolyn savait qu’elle comprendrait leur départ, mais regrettait tant de n’avoir pu lui dire aurevoir.
Faè n’esquissa pas la moindre réaction à sa réponse. À chaque nouveau jour, ses sourires s’effaçaient davantage, sa curiosité s’érodait. Elle ne feignait plus de croire aux promesses rassurantes de Jolyn, ne courait plus pour monter jusqu’aux barbelés. Sa mère tentait de la distraire sans conviction, consciente qu’elle ne pourrait la guérir seule de ce mal latent qu’est la séparation. Séparation de son oncle, sa grand-mère, sa maison, Œil-du-Soir et maintenant de son père. Que pouvait-elle attendre de cette nouvelle terre d’accueil après avoir été chassée des deux précédentes ?
— S’il ne vient pas, reprit Jolyn, on ira le chercher.
— Mais c’est haut ! s’exclama Faè en montrant les piquants de métal en haut du grillage.
— On trouvera un moyen.
Il y eut un tintement. Jolyn s’arracha à regret de sa morne contemplation, prit Faè par la main. Elles trottinèrent au milieu des tentes en toiles de jute, lévitèrent entre les flaques de boue. L’heure de la distribution sonnait, elles ne devaient pas arriver en retard. Les dernières portions servies étaient toujours plus légères. Une centaine d’habitants du camp formaient déjà deux longues files d’attente. Elles aboutissaient sur une dizaine de tables de fortune avec de grandes marmites et des dizaines de gamelles cabossées. Le service des rations était assuré par des personnes extérieures au camp, vêtues de longues tuniques, aussi blanches que l’écorce des bouleaux.
Jolyn ne se sentait jamais aussi seule qu’au milieu de cette masse hétérogène bruyante. Il y avait des gens de tous âges, de toutes tailles, de toutes langues, de toutes couleurs de peau. Il y avait la maladie, la saleté, les cicatrices. Il y avait des poings serrés, des têtes basses, des pas lourds et des regards éteints. Il y avait des vieillards en guenilles et des enfants à demi nus. Elle refusait d’appartenir à cette assemblée pathétique, évitait tout rapprochement avec un ou une nouvelle Armen. Lorsqu’un inconnu les touchait dans la file, elle sentait sa respiration s’accélérer et resserrait sa prise sur la main de sa fille. Désormais, chaque sourire, chaque geste et chaque regard lui semblaient suspects.
La pluie coulait sur ses épaules, dans ses cheveux et sur son cou. Ce déluge lui rappelait les interminables chutes de neige de la dernière saison des ténèbres. Leur porte était restée bloquée plusieurs dizaines d’heures. Avec Ewannaël, ils s’étaient échinés à grands coups de pelles contre la congère, sous les étoiles et attaqués de la bise. Faè avait participé elle aussi, dégageant les débris de ses petites moufles, dans un effort qui l’avait beaucoup émue. Ils s’étaient ensuite jetés dans une bataille de neige sans merci, avant de rentrer trempés de sueur.
À quelques pas des tables, Jolyn marcha sur un débris mou. Un jouet au pelage d’animal, privé d’un œil et de plusieurs de ses membres, dont le rembourrage s’échappait au niveau du museau. Faè le ramassa avant de poser une question qui se perdit dans le brouhaha environnant. Elle dut se baisser pour entendre :
— Il est mort, Aama ?
— Non, c’est un jouet.
— Il est moche.
— Il est resté longtemps dehors.
— Je peux le prendre ?
— Si tu veux.
Elle lui aurait offert dix jouets comme celui-là si cela pouvait la distraire. Leur tour vint. L’homme qui les servit était un vieillard à la peau noire, au dos courbé, au crâne rasé et à la barbe blanche. Il devait s’appuyer sur la table pour se servir de sa louche et en renversait un peu à cause de sa main tremblante. Jolyn avait déjà remarqué ce curieux personnage, qui n’avait manqué aucune des distributions depuis leur arrivée au camp. Elle ne comprenait pas pourquoi les autres tuniques blanches ne servaient pas à sa place. Un homme de son âge aurait dû se reposer, soigné par ses enfants.
Le vieillard les salua après avoir versé une mixture sombre dans leurs bols, leur offrit un sourire édenté. Jolyn lui répondit d’un hochement de tête avant de s’éloigner. Elle ne comprenait pas pourquoi il s’obstinait à leur adresser la parole alors qu’elles ne pouvaient lui répondre. Le son éraillé de sa voix répandait cependant une douceur devenue trop rare : celle de se sentir reconnue, digne en humanité. Elle se promit de revenir à sa file le lendemain.
*
Les rangées de vagues s’écrasent les unes après les autres contre le sable fin. Leurs espoirs de recouvrir l’île sont vains. Tout autant que le sont ses regards portés vers le lointain. Elle a beau lever les yeux jusqu’à se les brûler, elle ne voit rien. Il ne viendra pas ce matin.
*
L’homme aux sourcils bruns lui tendit un papier couvert de petits signes d’encre. Il le posa sur la table, avec un crayon de bois. Jolyn le prit comme elle avait vu Armen le faire, puis haussa les épaules. Elle ne savait pas écrire. La simple idée de matérialiser des mots lui paraissait encore incongrue. Pourquoi l’avait-il amenée dans le seul bâtiment du camp ? Qu’espérait-il d’elle ? À quoi servait ce papier ? Elle avait beau l’écouter avec toute son attention, se concentrer sur chacun de ses gestes, elle ne comprenait rien. Elle attendit qu’il lui montre ce qu’elle devait faire, pour qu’elle puisse le reproduire, comme à la mine.
Jolyn n’aurait jamais cru le penser mais les choses lui semblaient plus simples alors. Il fallait seulement frapper avec les outils, parfois avec précision, parfois de toutes ses forces, puis tirer, porter, ranger. Un labeur ingrat, dans des galeries obscures, au milieu d’étrangers. Mais un labeur avec du sens. Elle gagnait chaque jour les pièces qui donnaient la liberté, l’effort la distrayait de ses doutes. À présent, il lui semblait n’être plus que spectatrice attentiste d’un quotidien désincarné.
C’était la deuxième fois qu’on l’amenait dans la bâtisse de pierre grise à l’entrée du camp, où patrouillaient des hommes et femmes en uniformes avec des chiens aux oreilles pointues. La première fois, elle avait refusé de passer entre ceux et celles qui ressemblaient tant aux meurtriers d’Œil-du-Soir, qui l’avaient arraché à Ewannaël sur ordre d’Armen. On l’avait presqu’entraînée de force, elle s’était laissée faire pour éviter la vision d’un nouveau conflit à Faè. Sa fille en avait déjà trop vu. Le même homme lui avait lu une fiche de longues minutes avant de la laisser partir.
Cette fois, il pointa le coin du papier avec insistance, tout en grognant dans sa barbe. Ces explications interminables devaient l’agacer. Pour échapper à son regard inquisiteur, Jolyn se concentra sur les murs nus et délabrés, puis le parquet aux carreaux fissurés. Faè la sauva :
— Je crois qu’il veut que tu dessines dessus, Aama.
*
Les parois de la mine s’effondrèrent, enfouirent Ewannaël. Elle prit sa pioche, creusa pour le sauver, mais il avait disparu. Plus elle s’échinait, plus le sol lui semblait dur. Des bras la saisirent, lui arrachèrent son outil, l’entraînèrent dans une obscurité toujours plus grande.
Jolyn s’éveilla en sursaut. Elle frissonna autant de froid que d’effroi, surprise par la silhouette qui se profilait sur la toile usée de la tente. Soupira quand elle reconnut Faè, assise sur sa couverture, aussi immobile qu’un statut. Elle s’était endormie avant sa fille et se demanda depuis combien de temps durait sa veille. Ses paumes frottèrent ses yeux, puis elle tâtonna jusqu’à se tenir près de Faè. Dans cette position, Jolyn comprit ce qu’elle regardait. Deux croissants argentés assez brillants pour pénétrer dans leur havre de misère. Les yeux de la nuit.
— Tu ne dors pas ?
— J’ai pas envie. J’ai froid quand je m’allonge.
Faè avait répondu sans esquisser un geste, d’une voix monocorde.
— Il faut que tu attendes un peu, le temps que les esprits t’apaisent.
— Ils y arrivent plus.
Le silence plana quelques secondes. Jolyn tenta de se rappeler les mots que sa mère utilisait pour rassurer ses angoisses. Elle ne se souvint que de gestes. Alors elle enroula son bras droit autour des épaules de Faè et caressa son coude du bout des doigts.
— Aama, pourquoi ils ont pas construit de maisons ici ?
— Il y a beaucoup de gens.
— Ils auraient dû faire beaucoup de maisons alors.
— Je crois que personne ne veut rester ici.
— Tu penses que les gens sont partis comme nous ?
— Peut-être. Sûrement.
— Ils viennent d’où ?
— Je ne sais pas.
Jolyn sentit sa fille frissonner sous ses caresses. Elle tira sa couverture élimée et en enveloppa Faè. Aucune protection ne pouvait pourtant dissiper son angoisse, repousser le flot incessant des questions :
— Tu crois que la nuit nous regarde vraiment ? Pourquoi elle fait rien ?
— Elle est peut-être trop loin, mais ton esprit protecteur veille sur toi. Quoiqu’il arrive, il ne te laissera jamais seule. Il t’a choisi alors que tu n’étais que la promesse d’un corps et te défendra jusqu’à ta mort.
— Il ira où après ?
Jolyn se souvint avoir posé la même question à sa mère jadis. Elle essaya de se montrer aussi rassurante.
— Il s’envolera au-dessus des nuages, pour aller danser à la lumière du soleil, loin du regard des vivants.
— Il y aura Œil-du-Soir ?
— Oui, et nous, et tes deux grands-pères, et tous les esprits des anciens. Ton esprit dansera avec eux pendant des années ou des siècles. Un jour, il décidera de redescendre vers la terre, planera au-dessus des vivants et choisira de s’attacher à un nouvel enfant. Il lui apportera toute la force et l’amour dont tu l’auras nourri, comme tous les autres avant toi. Et ce cycle se répètera jusqu’à la fin des temps.
— Les autres esprits, ils nous en voudront pas ? Grand-mère m’a dit que sans l’esprision…
— Là-haut, la coupa Jolyn, il ne demeure plus rien de ces conflits futiles. Seulement la félicité d’être ensemble, réunis au-delà de la mort et du temps.
— J’aimerais bien être déjà là-haut. Ça doit être trop bien de danser au-dessus des nuages.
*
Mer vide.
Couleurs fades.
Soleil timide.
Horizon maussade.
*
Ce matin-là, un oiseau aux ailes d’écume fendit les flots. Jolyn crut d’abord à un nouveau mirage, à un reflet inhabituel du soleil levant. Après trois semaines d’attente, la résignation menaçait plus en plus son espoir, réduit à l’état d’étincelle. L’avancée de la longue coque blanche droit vers elle se révéla le combustible manquant. Les battements de son cœur s’accélèrent et elle avança autant que possible contre le grillage. Un bout de barbelé lui piqua le front, quelques gouttes de sang perlèrent sur son visage. Elle n’y prêta pas attention, ranimée. Ewannaël pouvait être dans ce bateau. Chaque seconde pouvait la rapprocher de la fin de son calvaire. Avec fascination, elle regarda la distance s’effacer entre l’île et ce porteur d’espérance.
Faè accrocha ses mains sur le fer, les tendant comme si elle pouvait l’écarter, s’ouvrir un passage. Mère et fille partagèrent cette attente sans dire un mot, le cœur gonflé d’optimisme. Toute ces matinées d’attentes n’avaient pas été vaines. Chacun des pas de leur tente jusqu’au bout du camp était récompensé. Ewannaël n’aurait qu’à montrer son visage pour effacer toutes les peines, les amertumes, les regrets et les doutes. À trois, rien ne pouvait leur arriver. Ils traverseraient toutes les épreuves de ce monde ensemble, jusqu’à trouver leur nouveau refuge. Elle accepterait la destinée la plus misérable, la plus éloignée de ses désirs, tant qu’ils demeuraient ensemble.
Jolyn attendit le débarquement du bateau avec une impatience qu’elle n’avait plus ressenti depuis huit ans. Elle passait alors des nuits fiévreuses, à se retourner dans toutes les positions sans trouver le sommeil. Des milliers de pensées l’assaillaient et parmi elles, la peur qu’Ewannaël ne lui demande jamais l’union de leurs âmes. Il avait repoussé la première proposition de sa mère, on le disait trop solitaire pour s’intéresser aux femmes. Puis un jour froid était venu, si froid qu’elle était restée pendant des heures à entretenir le feu. Le soir, neuf coups avaient résonné. Ewannaël était entré, ses cheveux glacés, son manteau couvert de neige. Ils avaient échangé un regard. Ses beaux yeux verts avaient chassé les doutes. Elle avait su qu’elle lierait son âme à la sienne, avant qu’il dise un mot. Lui aussi.
Ses regards lui manquaient. Ses sourires lui manquaient. Sa voix lui manquait. Sa barbe, ses cheveux, ses mains. Elle avait si hâte de se tenir devant lui, de se plonger dans ses yeux. Puis de se lover contre lui, de toucher sa peau. Il la rassurerait, lui murmurerait que tout cela n’était qu’un mauvais rêve. Faè crierait de joie, il la soulèverait dans ses bras et la ferait tournoyer dans le vent. Ils seraient trois. Ils seraient un. Tout irait bien.
Le bateau manœuvra jusqu’à l’embarcadère, au creux des falaises. Trop loin pour pouvoir distinguer le visage des arrivants. Jolyn prit la main de Faè, l’entraîna vers l’entrée du camp. La nouvelle s’y répandait déjà et une agitation inhabituelle animait chacun de ses habitants. Hommes, femmes, enfants, tous allèrent dans la même direction. Elle ne dit rien pour ne pas donner de faux espoirs à sa fille, mais son excitation la trahissait.
— Aapa arrive ?
— J’espère, haleta Jolyn. J’espère.
Une petite foule se massait déjà autour des grandes portes grillagées, difficilement contenue par la dizaine de policiers du camp. C’était la première fois qu’elle les voyait au complet, ils traînaient le plus souvent dans leur bâtiment de pierre. On les voyait jouer aux cartes à travers les fenêtres. Ils portaient les mêmes armes que ceux de Maëlval. Deux d’entre eux tenaient en laisse trois molosses aux oreilles dressées. Leurs aboiements rendaient la scène surréelle. Jolyn chassa une vision d’Ewannaël courant au secours d’Œil-du-Soir.
Au-delà des barbelés, un chemin entouré de pins serpentait jusqu’à l’embarcadère. Elle se mit sur la pointe des pieds, pour apercevoir les nouveaux venus aussi vite que possible. Des personnes continuaient de se masser tout autour d’elle, certains criaient. Jolyn ignorait ce qui les poussait là : l’attente d’un être cher ? la colère contre les policiers ? la volonté de fuir ? Voyant l’étau se resserrer, elle prit Faè dans ses bras pour la protéger. Enfin, le convoi apparut.
Il était ouvert et entourés par des policiers armés de longs objets métalliques brillants, de chiens aux fourrures brunes. Entre eux, des personnes en tout point semblables aux habitants actuels du camp, la propreté en plus. Elle essaya de regarder chacun de leurs visages, à la recherche de celui qu’elle aimait. En vain. Derrière, on poussait toujours, et Jolyn se retrouva comprimée contre le dos d’un homme deux fois plus large qu’elle. Une odeur de sueur rance lui attaqua les narines, mais elle aurait enduré bien plus s’il le fallait. Elle joua du coude pour protéger Faè, parvint à la hisser sur ses épaules et lui cria :
— Dis-moi si tu le vois !
Le reste fut une longue lutte pour garder l’équilibre. À quelques mètres, un jeune homme tomba, fut piétiné par ses voisins. Jolyn avait l’impression d’être entourée d’un troupeau sauvage, qui l’entraînait toujours plus près des portes. Le cri lointain des policiers et les aboiements de leurs bêtes ne pouvaient contrecarrer cette avancée inexorable. Elle reçut un coup de coude dans les côtes, se retint de toutes ses forces de se plier en deux. Elle se mordit les lèvres tandis qu’une onde de douleur se répandait jusqu’à son ventre et ses épaules. Les larmes lui montèrent aux yeux.
Le vacarme continua de grandir, la pression de s’accentuer. Jolyn reprit Faè contre elle, la serra sur sa poitrine, l’enveloppa de ses bras pour la protéger des coups. Elle essaya de s’extirper du piège, de reculer à contre-courant, mais la foule était trop forte. Elle ne put que subir pendant de longues minutes. Les portes restaient closes. Ce ne fut qu’après une attente interminable que la marée décrut quelque peu. Une partie de la foule se dégagea, découragée, lui rendit un peu d’air. Malgré sa position inconfortable, Jolyn put assister à la lente ouverture des battants grillagés.
Des aboiements féroces se rapprochèrent, et la foule continua de reculer. Comme à Maëlval, des policiers sortirent leurs matraques, en menacèrent la foule pour dégager un passage. Ils la scindèrent péniblement en deux pour dégager une allée de fortune. Nerveuse, Jolyn put enfin découvrir les nouveaux arrivants un à un, entre deux nuques. Chaque nouveau visage constituait une terrible déconvenue, entretenait son angoisse. Leurs expressions étaient aussi lasses qu’avait dû être la sienne quand elle avait été à leur place.
Du mouvement devant elle lui cacha le passage de plusieurs personnes, elle craignit d’avoir manqué Ewannaël et cria son nom de toutes ses forces. Son hurlement se perdit dans le chaos. Une vingtaine d’inconnus défilèrent, jusqu’à un homme aux étranges cheveux couleur flamme. Ce fut le dernier. Les portes se refermèrent comme s’était refermée la porte de la maison d’Armen, pour l’entraîner dans l’affliction. Jolyn s’accrocha à l’espoir de ne l’avoir pas vu, et se dégagea de l’étreinte de ses voisins. La foule se dispersait, chassée par les policiers, refluait en désordre vers les tentes. Elle marcha sur les traces du convoi, avec pour repère les cheveux de son dernier membre. Faè relâcha sa prise sur ses épaules, releva son visage inondé pour demander :
— Il est là ?
Jolyn n’eut pas le cœur de lui répondre. Pas avant d’avoir vu le visage de chacun des nouveaux arrivants. Sa fille reposa sa question plusieurs fois, mais elle ne l’entendait plus, seulement concentrée sur le convoi. Elle le dépassa, grimpa sur un rocher qui lui permettait de tout voir. Sa tête alla de gauche à droite sans interruption, elle regarda chacun des trente nouveaux arrivants au moins six fois, ne descendit que lorsqu’ils furent rentrés dans le bâtiment de pierre. La conclusion sonna comme une sentence irrévocable : Ewannaël n’était pas là.
Elle descendit, répondit à sa fille en secouant la tête, puis s’assit contre le rocher. Épuisée, Jolyn s’effondra la nuque en arrière et un sanglot dans la gorge. Les pleurs ne vinrent pas. Rien ne vint. Cet espoir déçu avait tout consumé. Ni la voix ni les gestes de Faè ne purent lui rendre ses forces. Pas cette fois. Elle demeura là, le regard perdu dans l’immensité d’un monde trop cruel, à peine dérangée par l’écho lointain des aboiements. Comme morte.
Elle n’avait plus faim, plus froid, plus chaud, plus sommeil. Elle n’était plus triste, plus joyeuse, plus en colère, plus effrayée. Seulement abattue par l’injustice de sa destinée, par la promesse de nouvelles semaines privées de son âme-liée.
Le regret s’invita dans cet abysse de pensées. Celui de ne pas avoir suffisamment aimé. Cet homme, cette maison, cette famille. Ces saisons qu’elle avait laissé échapper dans l’insouciance, sans vraiment en profiter. Sans comprendre que cette vie était précieuse parce qu’éphémère. Elle aurait dû écouter sa mère, quand elle lui parlait de son père. Du jour où une fièvre foudroyante l’avait emporté, peu avant sa naissance. Sa description des jours qui s’étaient ensuite succédés dans une morne litanie. De cette incompréhension de cet instant si cruel où ce qui a toujours été avec nous disparaît, pour nous plonger dans un précipice inconnu.
La venue des ténèbres lui rappela le passage du temps. Elle entendit. Faè ronflait, blottie contre son ventre. Le vent soufflait dans les branches des pins. Les vagues s’écrasaient contre les falaises. Les rires des policiers s’échappaient des fenêtres du bâtiment de pierre. Elle sentit. Les coulées de sueur séchaient sur sa nuque et son visage. L’air humide du soir enveloppait sa peau d’une froide caresse. Les pierres cisaillaient les égratignures de ses jambes. Elle le vit.
Il marchait d’un pas lent, appuyé d’un bâton sombre et noueux. La lanterne à sa main gauche éclairait un visage émacié où l’éclat lunaire enrobait sa barbe d’une douce blancheur. Le vieillard la regardait droit dans les yeux, comme s’il cherchait à lire son âme. Jolyn sentit son cœur battre un peu plus vite. Elle ne savait définir ce qu’il y avait dans ce regard. Ce n’était ni la douce bienveillance qu’il témoignait à chaque personne pendant les distributions ni la curiosité qu’il avait témoigné plusieurs fois à son encontre. Non, c’était une forme d’inquiétude mêlée d’impuissance. Une envie de secourir et le doute d’y parvenir. C’était un humain devant un autre humain, qui s’aperçoit de sa souffrance mais ne peut la chasser. C’était un homme qui malgré son âge, n’avait pas trouvé la réponse aux malheurs des autres. Oui, tout cela Jolyn le vit dans ses yeux et se sentit touchée au plus profond de son être. Elle comptait assez pour que cet inconnu marche la rejoindre dans la nuit, loin de toute chaleur et de toute lumière. Elle posa doucement Faè au sol, puis se leva. Il lui parla et elle le comprit. Il voulait son nom.
— Jolyn.
— Jolyn, répéta-t-il.
Dans sa bouche, ces deux syllabes sonnaient comme le vol d’un oiseau dans le brouillard. Elles chantaient l’inconnu et sa découverte. Il les prononça la main sur le cœur, avec tout le respect que mérite un prénom. Puis ce fut à son tour de faire cadeau du sien :
— È osem Ezechios.