Chapitre 8 : Au bout du cauchemar

Notes de l’auteur : Fin de la première partie des Yeux de la Nuit nouvelle version, je suis très curieux d'avoir vos retours sur tout ces changements !

Le rebord lisse du verre se posa sur ses lèvres. Sa bouche s’ouvrit sans résistance. Le narcotique pénétra sous sa langue, avec son goût salé d’eau de mer. Sa gorge et son cou se contractèrent. Sa mâchoire se détendit et il gémit doucement. Le spectre à son chevet sourit. Il laissa sa tête s’enfoncer dans l’oreiller, ses paupières recouvrir sa chambre d’un voile de ténèbres. Sa respiration ralentit, comme s’il plongeait dans le sommeil. Après toutes ces semaines, Ewannaël mimait l’ingurgitation et l’assoupissement à la perfection. Sa faiblesse feinte trompait Armen.

Il dut se retenir de toutes ses forces d’ouvrir les yeux et de recracher lorsqu’elle effleura son visage du bout des doigts. Son contact arrachait les croûtes de plaies à peine cicatrisées, les imprégnait de poison. Le plancher crissa quand elle se leva. La porte claqua comme une libération. Il ne put attendre un instant de plus, recracha le narcotique sous sa couette. Les draps étaient trempés. Armen les avait toujours changés sans méfiance, trompée par leur odeur d’urine et de sueur.

Ewannaël respira lentement, passa sa main de son front à son menton, comme pour effacer la caresse de sa geôlière. Il continuait de vivre pour cette seule minute de sa journée où il pouvait vaincre son ennemie, reprendre peu à peu l’ascendant. Où il pouvait se prendre à rêver d’une vengeance, d’une fuite. De la quête de Jolyn et Faè.

Malgré les quelques gouttes qu’il ne pouvait s’empêcher d’ingurgiter, ses forces revenaient avec le passage des jours. Il se sentait capable de tenir debout, attendait encore un peu pour être certain de venir à bout d’Armen. Il ne pouvait se permettre d’échouer. Comme ses vertiges s’apaisaient, il passait des heures à imaginer sa vengeance. Il était certain de vouloir la tuer, ignorait comment. Dans son imagination, chaque objet de la pièce devenait une arme potentielle. L’oreiller pouvait étouffer, le vase assommer, les draps étrangler, le guéridon frapper, le lustre écraser, la lampe à huile brûler. Il fantasmait des plans impossibles. À défaut de pouvoir chasser le visage d’Armen de son esprit, il préférait jouir de ses souffrances plutôt que de se confronter aux siennes.

Ces pensées se mêlaient à ses cauchemars, son imagination à la réalité. Il n’y avait plus nuit ni jour, plus que la confusion entre le réel et l’inconscient. Chaque bruit devenait suspect, chaque sifflement du vent dans la fenêtre semblait annoncer sa venue. Il avait perdu toute notion du temps, savait seulement que Jolyn et Faè l’avaient quitté depuis bien trop longtemps. Que chaque heure passée loin d’elles était une heure perdue. Il se torturait à se demander où l’on avait pu les emmener, ce qu’elles faisaient à ce moment précis. Pensaient-elles à lui ? À le sauver ? Vivaient-elles seulement ? Elles le devaient.

Autour de lui, tout l’écœurait. La puanteur des draps, le rai de lumière qui échappait au rideau où se dessinait son ombre, le lit cercueil, la porte brisée, le guéridon laissé en travers du parquet. Tout rappelait ses venues, l’enlèvement de Jolyn et Faè. Rester là le condamnait à revivre ces cauchemars chaque jour d’innombrables fois.

Il parvint à tendre ses deux bras, à se tenir assis, à se rouler la nuque, à plier les genoux. Il répéta ses mouvements à plusieurs reprises, grimaça alors que ses articulations craquaient, se réjouit de leur mobilité retrouvée. Ewannaël n’en pouvait plus d’attendre, de se soumettre. Il se promit d’en finir le soir-même.

*

— Une troupe de cirque est arrivée cette semaine d’Adlival. Ils ont installé un grand chapiteau sur la place des chats. Je suis allée le voir. Il y avait un monde terrible. La plupart des gens d’ici n’ont jamais vu ça. Il y avait des cages avec des lions et des panthères, des roulottes avec des chevaux aux longues crinières.

Armen parlait assise sur la chaise à son chevet tout en découpant une galette farineuse. Son couteau crissait sur l’assiette à chacun de ses mouvements. Elle accompagnait son récit de grands gestes de son autre main, qui tenait la fourchette. Ewannaël ne quittait aucun de ses couverts des yeux, il réfléchissait à celui dont il se saisirait pour l’attaque. À chaque seconde, il devait réfréner ses pulsions de vengeance : il n’avait pas encore la bonne ouverture. Son coup devait être décisif, ravageur. Si elle pouvait fuir, il ne la rattraperait pas.

— Leur représentation sera dans trois jours, ils ont déjà vendu tous les billets. J’ai pris une place dans les premiers rangs. Je te raconterai, tu n’as sans doute jamais vu un tel spectacle.

Enfin, elle termina de préparer son plat. Au grand désespoir d’Ewannaël, elle posa le couteau sur le guéridon, s’approcha de lui seulement avec la fourchette. Il faudrait s’en contenter. Il n’avait pas le choix. Armen s’assit sur le matelas, à la même place que tous les jours, planta son couvert et le tendit vers la bouche de sa victime sans le quitter des yeux. Son geste parut se suspendre de longues secondes, durant lesquelles Ewannaël tendit ses muscles, plia ses doigts et ses jambes. La crainte qui l’avait étreint pendant des heures céda au frisson de l’excitation : il avait tant attendu ce moment. Elle allait payer. Enfin. Il allait la tuer. Il allait s’enfuir.

Ralenti par la couette, son bras droit faillit manquer son coup. Il n’attrapa que la manche d’Armen. Par chance, la vieille femme fut trop estomaquée pour réagir et il saisit son deuxième poignet de la main gauche. Ses bras tremblaient, mais il n’aurait cédé pour rien au monde. Armen se débattit en vain. Ewannaël se redressa et accentua sa prise, serrant toujours plus à mesure que chaleur et force se répandaient dans son corps. D’une secousse, il renversa son ennemie sur le matelas, puis lâcha sa manche pour attraper la fourchette.

— Ewan, tu es fou ? Lâche-moi !

Malgré la panique, Armen parvint à le gifler de toutes ses forces. Un goût métallique imbiba ses lèvres, sa vision se brouilla un instant, mais cent coups comme celui-là n’auraient suffi à le repousser. Ewannaël leva son arme de fortune et la planta le plus fort possible vers la poitrine tant haïe. D’un coup de coude, Armen dévia le coup vers son épaule. Les bouts de la fourchette ouvrirent trois petits trous rouges. La blessée hurla. Cette réaction plongea son adversaire dans l’euphorie. Elle allait encore crier, encore et encore. Souffrir autant qu’il avait souffert, crier autant qu’il aurait voulu le faire. Sa deuxième attaque l’atteignit dans les côtes. Ce nouveau coup donna à Armen la force de se dégager à grands coups de pied, jusqu’à n’être plus retenue par le poignet. Elle griffa, mordit la main qui la tenait prisonnière, mais la prise ne se relâcha pas. En voulant sauter du matelas, elle ne fit que tordre son poignet. Ewannaël la frappa dans le dos. Un craquement résonna.

Entraîné par son élan, Ewannaël tomba sur elle au pied du lit. Il peina à prendre appui sur ses jambes engourdies, frappa encore et encore. Chaque coup était plus assuré et plus précis que le précédent. Il jubila en voyant couler ses larmes. La tempête qui l’avait détruit jour après jour se dirigeait enfin vers sa créatrice. Enfin, elle payait le prix de son infamie. Non, elle n’était pas un de ses esprits vengeurs que ne peuvent atteindre les hommes. Elle n’était que de chair et de sang.

Sa propre douleur n’avait aucune importance face aux ondes de satisfaction sauvages qui l’animaient. Il regagnait le mouvement, la vie et l’humanité par le pire chemin, mais n’en avait cure. Les brèves réminiscences d’Ilbaël frappant sa mère ne purent arrêter sa rage animale. Car oui, il ne demeurait en lui plus que l’animal. Le chien loup qui attaquait avec une pure férocité, même s’il devait y perdre la vie. Ses poings devinrent vermeils.

Enfin, le corps ennemi cessa de se débattre. Les hurlements se turent. Ewannaël le frappa encore une dernière fois avant de s’effondrer, consumé par cette débauche d’énergie. Il s’allongea sur le sol, laissa sa poitrine se soulever au rythme de ses inspirations. La douleur revint touche par touche, puis les sensations, puis les pensées. Le gouffre qui s’était creusé en son esprit et en son âme n’avait été comblé par la vengeance. La tentation d’y plonger, dans un abysse d’horreur le menaça. Puis il y eut leurs visages. Jolyn. Faè. Il devait les retrouver.

Il se redressa à gestes pénibles, s’appuya sur le lit pour se mettre debout, puis tituba jusqu’à la porte de sortie. Ses jambes étaient aussi raides que des poutres et il faillit tomber plusieurs fois. Il descendit l’escalier lentement, ébloui par les lumières du hall. Des bruits inhabituels résonnaient dans la rue. On avait entendu les hurlements d’Armen. Ewannaël n’y porta pas le moindre intérêt, seulement préoccupé par une idée : sortir. Quitter cette maison maudite et respirer l’air frais. Il ignorait où iraient ses pas ensuite. Où étaient Jolyn et Faè.

Il traversa le couloir, entre les toiles et leurs ombres. Ses genoux s’assouplirent un peu plus à chaque pas. Il déverrouilla la porte, soupira lorsque la lumière du soleil caressa son visage. Le vent siffla dans ses oreilles. Il cligna des yeux, peinant à croire qu’il avait réussi. Il lui avait échappé, il était sorti. Les quelques passants s’enfuirent sans doute effrayés par ses manches ensanglantées. Ewannaël les ignora, marcha sur la seule route qu’il connaissait. Celle du port.

Il traversa chacune des rues comme un spectre, sans regarder les maisons ni le ciel. Seulement préoccupé par son pas sur le pavé. De temps à autre, il s’arrêtait, pour crier d’une voix rauque :

— Faè ! Jolyn !

Il attendait quelques secondes avant de reprendre son avancée. Puis il repartait. Il était prêt à faire cent fois le tour de la ville si tel était le prix pour avoir une réponse. Puis il volerait un bateau, traverserait la mer et explorerait chacune des terres qu’il trouverait. Il y marcherait et crierait leurs prénoms, encore et encore. Il avait perdu Briennec, Œil-du-Soir, sa maison, son navire. Il avait perdu le bonheur, la fierté, l’optimisme. Il ne restait plus qu’elles.

— Faè ! Jolyn !

Une voix aigüe lui répondit. Quand il se retourna, il vit une femme et deux hommes qui pointaient des objets métalliques dans sa direction. Il ne vit pas leurs visages, seulement leurs vêtements. Ils avaient le même uniforme vert que ceux qui avaient emmené les siens. Ses poings se serrèrent, sa rage réenfla. Il allait leur faire payer à eux aussi. Il allait les écraser et les briser un à un, comme Armen. Ils n’étaient que de chair et de sang, ne pourraient s’opposer à l’immensité de son désespoir. Il fit un pas.

Les trois policiers reculèrent, le doute s’insinua dans leurs yeux. Ewannaël s’approcha un peu plus et leva ses mains couvertes de sang séché. Devant lui ne se trouvaient que des obstacles. Il viendrait à bout de cent uniformes comme le leur s’ils refusaient de le laisser chercher Faè et Jolyn. La femme lui parla à nouveau, d’une voix plus forte. Il continua d’avancer vers elle, aussi vite que le lui permettaient son corps endolori. Il avait hâte d’en finir, hâte d’arriver au bout du cauchemar.

Quand il fut à dix pas d’elle, des larmes affluèrent aux yeux de la femme. Les bras des deux hommes tremblèrent. Ils avaient peur, il le sentait. Ewannaël ne les craignait plus, ne craignait plus rien. Il viendrait à bout d’eux comme il était venu à bout d’Armen, les briserait comme une plaque de verglas.

Un dernier cri résonna.

L’index de la femme se plia.

Un claquement résonna.

Ewannaël chancela, arrêté dans son élan. Ses genoux se plièrent d’eux même, son dos s’effondra sur le sol. Son souffle se coupa, il ne pouvait plus inspirer. Un liquide pourpre coula sur son buste, puis ses épaules. C’était chaud. Il voulut toucher, mais ses mains s’immobilisèrent, paumes vers le ciel. Sa vue se troubla. Ses sensations lui échappèrent peu à peu, comme la première fois où Armen l’avait fait boire. Un doux engourdissement se répandit en lui, promettant la fin des douleurs, le début de l’oubli. Avant que ses lèvres se figent, il parvint à murmurer une dernière fois leurs noms.

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