Chapitre 9 - Jaken

Notes de l’auteur : Hello les amis !

Après une (très) longue attente, nous voilà prêts à replonger dans les contrées fantastiques d'Ambreciel. Et quoi de mieux, pour un retour en fanfare, que de retrouver notre héros favori ?
Rassurez-vous, au cours de l'année passée, ce cher Jaken n'a rien perdu de son mordant.
Alors c'est parti, et je vous souhaite une bonne lecture.

À très vite,
Ori

PS : Pour ceux d'entre vous qui auraient la mémoire courte, ce chapitre fait référence à des évènements qui ont eu lieu dans les chapitres 6 et 7. N'hésitez pas à revenir en arrière si le besoin s'en fait sentir... ;)

Vous avez déjà eu l’impression étrange que le temps s’arrête, qu’un moment très désagréable s’éternise juste pour vous emmerder ? Oui ? Et bien c’est exactement ce que j’ai ressenti quand ce foutu gouffre est apparu sous mes pieds. 

Mais si, vous savez, la fissure créée par la tempête de roche ? 

Les Souterreux morts, Dalo qui n’arrêtait pas de chialer, le cadavre de Pleurnicheuse dévoré par un crache-sable, ça vous parle ? Je sais qu’il se passe beaucoup de choses dans ce livre, mais à un moment donné il faut faire l’effort de suivre, sinon vous n’arriverez jamais à le terminer ! Et au passage, je vous rappelle que c’est moi le héros de cette aventure, pas l’excrément de boursoufleux puant qui dirige le Guet d’Ambreciel !  

Quoi ? 

Comment ça, son chapitre était intéressant ?! Non mais vous avez décidé de me broyer les noyaux en compote, ma parole ! Ce type a trucidé sa grand-mère, probablement chopé la putrescane, il est ravagé du ciboulot parce qu’un démon a festoyé dans sa caboche et vous le trouvez quand même sensationnel ? Il va falloir songer à arrêter la racine de brumande, c’est beaucoup trop fort pour vous ! Par la toute-puissance de Ran, j’en viendrais presque à regretter le vieux Joba et sa bande de mous du bulbe. Eux au moins ils faisaient semblant quand ils étaient cons comme des mollusques ! 

Bref, j’en étais où déjà ? 

Ah oui. La faille.  

Elle se précipite sur moi tel un sombre-échine enragé. Dalo pousse un cri d’effroi, tente de me prévenir mais je suis incapable de réagir. Je reste planté là comme un tronc d’arbre. Avant de comprendre ce qui m’arrive, le sol s’effondre sous mes pieds et je sens que je bascule dans les ténèbres. La chute est interminable. Cette fois, ma dernière heure a sonné et je me surprends à imaginer mon épitaphe. « Ci-gît Jaken Main-Noire, dangereux cambrioleur. Écrabouillé sur des rochers parce qu’il ne savait pas voler. » C’est marrant, on pense à des trucs idiots quand on est face à la mort. Tenez, par exemple : si je me tourne sur le côté juste avant l’impact, est-ce que j’arriverai aux Enfers avec la moitié du corps aplati comme une crêpe ? 

Heureusement pour moi, on dirait que tonton Xyron refuse ma charmante compagnie. Je transperce à pleine vitesse une surface liquide et je plonge dans une eau glacée qui me coupe la respiration. Une rivière souterraine ! Pour la première fois de cette aventure, j’ai un coup de chance monumental. Non seulement j’ai évité de repeindre le gouffre avec mes tripes, mais en plus je viens de tirer le gros lot. Vous imaginez ? Une putain de rivière pour moi tout seul ! Et dire qu’on m’avait promis trois barils d’eau douce pour ce fichu cambriolage !  

Bon, cela dit, il me reste un léger problème à régler avant de devenir l’homme le plus riche de la Cité-Monde.  

Je suis en train de me noyer.  

J’ai beau me débattre dans tous les sens comme un demeuré, je ne parviens pas à garder la tête hors de l’eau. Mon attirail de soldat est trop lourd, la force du courant m’entraîne vers les profondeurs. Mes poumons brûlent, j’ai l’impression que mes yeux vont éclater dans leurs orbites, le sang bouillonne à l’intérieur de mon crâne. Trois battements de cœur et voilà que je commets l’erreur fatale : j’inspire goulûment à la recherche d’oxygène. À votre santé, messieurs-dames ! Je trinque comme un soiffard, je m’enivre de cette eau merveilleuse, j’en écluse quelques litrons : bref, je bois une sacrée tasse. L’eau s’engouffre dans mes bronches, un voile noir recouvre mon champ de vision et mon âme s’envole vers un avenir meilleur.  

Par pitié, faites que je ne me réincarne pas en crache-sable ! 

Soudain, je sens qu’on m’attrape par les aisselles et qu'on s’agite frénétiquement dans mon dos. Pas de doute, c’est Senestrah la grande faucheuse qui m’entraîne vers le royaume de Xyron. Je l’accueille à bras ouverts, la ribaude : depuis le temps qu’on s’acoquine, qu’on batifole dans une valse effrénée, l'heure est venue de conclure notre danse. Ça tombe bien, j’ai hâte d’écrire le glorieux épilogue de mon odyssée. Oyez, oyez les exploits de la célèbre Main-Noire ! Un génie du crime qui s’est fait doubler par une gamine, qui s’est promené à moitié nu dans la Dévoreuse et qui s’est noyé en prenant son bain au fond d’une crevasse. Si avec ça je n’entre pas dans la légende !  

Pourtant, un détail me chiffonne. La faucheuse est censée s’emparer de mon âme, mais elle s’échine à traîner mon corps hors de la rivière. Elle pousse des grognements sous l’effort, m’allonge sur une surface dure, me retourne sans douceur et m’enfonce ses doigts gluants au fond de la gorge.  

Beurk. 

Je vomis aussitôt tripes et boyaux, je tousse à m’en arracher les poumons. Je recrache la moitié du débit annuel de la Fangeuse. J’ai la tête qui tourne et mon corps est une ecchymose géante. J’ai l’impression qu’un troupeau de cavalins m’a piétiné sauvagement. À bout de forces, je me laisse tomber sur le dos et je sombre dans une douce torpeur. Hélas, les dieux ont décidé que le repos, ce n’était pas pour moi. À peine ai-je fermé les paupières que mon sauveur tire avec insistance sur la manche de ma tunique. Je grogne et je chasse le malotru d’un geste de la main, mais il revient à la charge et tente de me réveiller en me secouant le bras. Comme je ne réagis toujours pas, il m’assène une paire de baffes. 

« Arrête, Dalo. Laisse-moi mourir tranquille. » 

Un truc mou et gluant se colle contre mes lèvres et une odeur épouvantable me réveille en sursaut. J'hallucine ! Cet abruti de Souterreux me fait du bouche-à-bouche ! Alors là, je manque de mots pour vous expliquer la violence du traumatisme. Vous avez déjà embrassé le cul d’un ivrogne qui s’est baigné dans la Fangeuse ? Moi non plus, mais je suis sûr que c’est mille fois plus agréable. Même la fin du monde ne rivalise pas avec un baiser de Dalo sur l’échelle des cataclysmes. La seule chose qui pourrait être pire, ce serait de faire un câlin au commandant Ravinel. 

Je repousse l’assaut visqueux de mon ange gardien et je régurgite une deuxième fois le contenu de mon estomac. Foudres de Ran ! Je vous jure que s’il recommence un truc pareil, c’est moi qui vais le balancer dans un précipice ! Je termine de me vider sans noblesse à ses pieds, jusqu’à ce que les haut-le-coeurs ne me fassent plus cracher qu’une bile acide. J’ai l’œsophage en feu et la gorge râpeuse. Alors oui, c’est vrai, je n’ai plus l’impression d’être en train de mourir. Mais quand je pense à son hygiène buccale, j'aurais préféré cent fois partir en douceur dans un coma léthargique.  

« Promets-moi une chose, dis-je à Dalo d’une voix rêche. N’essaie plus jamais de me sauver la vie. » 

Je le devine qui esquisse un maigre sourire dans la pénombre. Il faut dire qu’on y voit comme à travers une pelle, dans cette grotte. Le torrent ne nous a pas emportés très loin, mais l’immense fissure qui déchire l’obscurité au-dessus de nos têtes est si haute qu’elle nous laisse à peine profiter d’une clarté moribonde. L’air empeste l’humidité, le soufre et le renfermé. Je suis frigorifié, courbaturé et trempé, mais je sais que si je reste immobile je peux tout aussi bien creuser ma tombe. Quand le froid ankylose à ce point les muscles, il ne faut guère de temps pour passer l’arme à gauche. Je lutte donc contre la fatigue et force mon corps à se remettre debout. 

« Tu as une idée de l’endroit où nous sommes ? » 

Il fait non de la tête mais ne prononce pas un mot. Bizarre, avant la tempête il était plutôt loquace. Mais je m’inquiéterai du mutisme de mon compagnon de route plus tard. Je dois d’abord trouver une solution pour nous sortir de là. Du coin de l’œil, je repère un endroit un peu plus éclairé que le reste de la grotte. Je m’y traîne d’une démarche hésitante et j’observe autour de moi. Nous sommes dans ce qui ressemble à une grande salle souterraine. Les murs ont été rongés par l’humidité mais on y devine encore des vestiges de colonnes en pierre de taille disposées en forme de cercle. Le torrent pénètre à l’intérieur en passant sous une arche effondrée, avant de se jeter dans l’immense bassin dont Dalo vient de m’extraire. Celui-ci s'étend à une profondeur infinie, la surface de ses eaux sombres reflète à peine le rayon de soleil qui transperce les ténèbres pour venir le caresser. En d’autres circonstances, j’aurais trouvé ce spectacle magnifique ; prisonnier au fond d’un abîme, l’œil de noirceur qu’il dessine me fout la chair de poule. 

Des hommes ont aménagé cet endroit, c’est une certitude. Mais à en juger par l’état des lieux, cela fait plusieurs siècles que personne n’a posé le pied ici. Quelle pouvait bien être la fonction de cette pièce ? S’agissait-il d’un temple, ou d’une salle de réunion curiale ? Je crois distinguer le long des murs ce qui ressemble à des gradins, deux rangées où la roche s’incline pour former des sièges usés par le temps. Sur ma droite, je repère l’angle rugueux de quelques marches qui remontent vers la surface. Hélas, un éboulis a depuis longtemps condamné ce passage, et nous serions morts de faim et de fatigue avant d’avoir déblayé les tonnes de roche qui l’obstruent. Les parois lisses et verticales de la grotte empêchent toute tentative d’escalade, à moins de vouloir s’y rompre le cou. La seule issue est une galerie obscure et peu engageante qui remonte le cours de la rivière, d’où provient cette horrible odeur de soufre. Le boyau prend naissance sous un fronton de pierre sculpté, dont le motif saillant m’évoque les crocs d’une créature infernale prête à engloutir ceux qui s’aventurent entre ses mâchoires. 

« On dirait la gueule d’un dragon, tu ne trouves pas ?  » je plaisante. 

Mais je me fige aussitôt, traversé par un malaise étrange. Mon Souterreux de compagnie n’a pas bougé d’un pouce, il me fixe avec insistance comme si j’étais le maître des Enfers. Ses yeux sont écarquillés dans une expression qui mélange la surprise et l’effroi : on dirait la tronche de Coddie quand elle a découvert ma paluche brûlée. Qu’est-ce qui lui arrive encore, à cet emplumé des îles ? On jurerait qu’il a vu un fantôme ! Perplexe, je porte une main à mon visage pour comprendre ce qui peut le choquer à ce point. C’est alors que je sens une substance pâteuse et grasse s’écouler sur ma joue. 

Et merde. 

La rivière a englouti ma perruque et rincé mon maquillage. Et comme je n’en rate pas une, je me suis placé au seul endroit de cette foutue grotte où il y a assez de lumière pour que Dalo puisse contempler mon visage. 

Mon vrai visage. 

« Jaken ! coasse-t-il avec surprise. Tu es… » 

STOP ! LALALALALILALA ! Désolé, mais je censure la fin de cette phrase. Ce n’est pas parce que cet idiot m’a reconnu que le monde entier doit découvrir mon identité. En plus, ça vous gâcherait complètement la fin de l’histoire. Alors, on dit merci qui pour avoir sauvé l’intrigue ? 

En attendant, je me retrouve face à un problème de taille. C’est une chose d’avouer à un fangeux simple d’esprit que le prisonnier maladif qui suit la caravane est en réalité la célèbre Main-Noire. C’en est une autre de confier à ce drôle d’oiseau, qui n’a plus l'air atrophié du cerveau, le secret le mieux gardé de mon existence. Personne, hormis Ballard le maître des Fosses, ne m’a jamais vu sans maquillage. Ce masque d’argile et de pigments, que je m’applique avec minutie à chaque fois que Jaken entre en scène, est plus qu’une seconde peau à mes yeux. C’est mon ultime rempart, celui qui protège ma misérable trogne et celle de mes proches de la fureur du commandant Ravinel.  

Par les couilles de Morgulath, mais pourquoi je vous déblatère ma vie, d’un seul coup ?  

Je sais exactement ce qu’il me reste à faire : trouver une grosse pierre et fracasser le crâne de ce Souterreux de malheur jusqu’à en faire de la purée. J'ai déjà un alibi parfait : le pauvre hère s'est égaré dans la tempête de sable. En plus, si je balance son cadavre au fond du bassin, personne n’ira le chercher. C’est l’occasion unique, le moment idéal pour me débarrasser de ce gêneur qui me colle aux basques. J’ai déjà refroidi une dizaine de lascars pour avoir seulement fait le lien entre Jaken Main-Noire et le quartier où j’habite. Dalo a clairement vu mon visage, il sait qui je suis. Sa réaction le prouve. Alors pourquoi je n’arrive pas à tuer cet imbécile ? 

Je lui fais signe de se taire et j’ordonne d’une voix grave : 

« Ça doit rester entre nous, Dalo. Si tu parles de ça à quelqu’un, je finis sur l’échafaud. Nous sommes bien d’accord ? 

- Jaken pas s’inquiéter, dit-il avec sérieux. Timet protégera son secret. » 

Il me sourit d’un air candide et une vague de terreur pure m’envahit. Les dés sont jetés. J’ignore jusqu’à quel point je peux lui faire confiance, mais ce Souterreux semble plus honnête que la plupart des habitants des Fosses. En plus, il m'a sauvé de la noyade. C’est un sacré argument en sa faveur. En posant les yeux sur lui, je sens une main griffue qui me laboure les entrailles. Je viens de commettre l’irréparable, un acte qui me dégoûte mille fois plus que l’assassinat ou le vol, car il est contraire à l’ensemble de mes principes. 

Je me suis fait un ami. 

Soudain, un hurlement glaçant retentit et une forme sombre percute la paroi du gouffre au-dessus de nous. C’est une silhouette humaine, elle a des bras et des jambes. Par contre, il semblerait qu’elle n’ait plus de tête. Son crâne vient d’éclater sur la roche comme un fruit trop mur. Le corps sans vie tombe dans l’abîme comme un pantin désarticulé et finit sa course dans la rivière. Dalo ouvre de grands yeux horrifiés et se précipite dans mes bras avant que j’aie pu l’en empêcher. Un éclair de lumière bleue déchire l’obscurité et un deuxième cadavre fait le plongeon pour nous rejoindre. Cette fois, il s’écrase sur la terre ferme avec un bruit mat à seulement deux ou trois coudées de nous. Le Souterreux pousse un cri de panique.  

« Il pleut des morts, Jaken ! C’est la colère de Ran ! » 

Pour ma part, je ne crois pas une seule seconde à un châtiment divin. Je me dégage de son étreinte et m’avance jusqu’au macchabée pour voir ce qu’il en retourne. À en juger par ses cheveux longs et sa silhouette fine, la bouillie humaine qui s’étale devant moi était une femme. Elle porte des vêtements qui n’appartiennent à aucune caste sociale de la Cité-Monde : une toge couleur de sable maintenue par une broche grossière en métal, surmontée de maille tressée et d’un manteau large à capuchon.  

Une pillarde du désert. 

À sa ceinture, je découvre un fourreau de cuir où dépasse le manche d’un poignard. Je retourne péniblement le cadavre pour l’en délester et attache la cordelette autour de mes reins. On ne sait jamais, ça peut toujours servir. J’en profite aussi pour découper un morceau de tissu dans sa cape, que je noue comme un foulard sous mon menton. Précaution dérisoire, mais je me sens plus à l’aise en sachant que je peux dissimuler mon visage. Au passage, je remarque que la cotte de maille de notre inconnue a été brutalement enfoncée au niveau de la poitrine. J’ignore qui a balancé la voltigeuse au fond du précipice mais une chose est sûre : il a fallu une force surhumaine pour incruster à ce point les anneaux de métal dans sa peau. Serait-ce l’œuvre d’un Sorcelame ? 

Nouvel éclair de lumière. Deux autres femmes dévalent les parois du gouffre et se fracassent sur les rochers. La violence du choc a réduit leurs os en miettes. S’il y en a parmi vous qui aiment les jeux de patience macabres, vous voilà servis. Je vous souhaite bon courage pour recoller les morceaux. 

« Mais qu’est-ce qui se passe, là-haut ?! » M’exclamé-je à voix haute. 

Comme pour me répondre, une mélopée lointaine parvient à mes oreilles et un déluge de sable et de sang s’abat sur le ravin. J’ai tout juste le temps de m’écarter avant qu’un chariot entier ne s’écrase à mes pieds. J’entends des hurlements de terreur en provenance de la surface et plusieurs fangeux sont projetés dans le vide.  

« Cours, Dalo ! Il ne faut pas rester là ! » 

J’avise la galerie qui suit le tracé de la rivière. J’attrape mon Souterreux de compagnie et nous fuyons à toute vitesse ce déluge de cadavres adeptes de plongeons artistiques. La dernière chose dont j’ai envie, c’est de recevoir un paquet de viande froide sur la caboche. Ce serait beaucoup moins glorieux que la noyade pour tirer ma révérence. Nous sommes presque arrivés à l’entrée du tunnel lorsque Dalo pousse un cri d’horreur et pointe du doigt une forme plus petite qui tombe droit sur nous. Par je ne sais quel miracle, je m’écarte à la dernière seconde : une poupée de chiffons s’écrase au sol, avec une telle violence que l’impact la fait rebondir à plusieurs mètres de là. 

Non, je réalise avec effroi. Ce n’est pas une poupée, c’est le cadavre d’un enfant. 

Je m’engouffre dans la gueule du dragon sans un regard en arrière. Le boyau est de taille plus réduite que je ne l’avais cru. Il me force à progresser en baissant la tête, sous peine de raboter le plafond. De la rocaille jonche le bord de la rivière, mais je distingue très nettement un pavage régulier sous nos pieds. Au bout de quelques mètres, le bruit du torrent qui se répercute sur les parois étouffe les cris des mourants qui continuent de plonger dans le gouffre. Pourtant ils résonnent toujours à l’intérieur de mon crâne, et je sais que cette vision de cauchemar me hantera encore longtemps.  

Que Rajeena nous protège ! 

J’ai vu bon nombre de choses affreuses dans ma carrière, mais le corps de cet enfant qui se fracasse sous mon nez, ça dépasse ce que je peux endurer. À mon avis, un mage incroyablement puissant a attaqué la caravane, une espèce de pourriture qui tue sans distinction les pillards et les fangeux. La cruauté de cet agresseur me fait penser au capitaine Dolan, mais son pouvoir n’est pas de manier le sable. Et ces éclairs de lumière bleue, cette voix qui chante un requiem macabre...  

Je vous l’avais bien dit : la magie, c’est une putain de malédiction. 

J’ignore ce qui s’est vraiment passé à la surface, mais je n’ai pas envie de le découvrir. Tout ce que je souhaite, c’est mettre le plus de distance possible entre moi et cette faille béante qui déchire la terre, cette salle lugubre où pleuvent les morts et son bassin de ténèbres.  

Ça me fait mal de l’admettre, mais le grand Jaken Reid a la trouille au ventre.  

Bientôt le tunnel s’élargit sous nos pas et marque une légère déclivité qui nous pousse toujours plus loin dans les entrailles de la Dévoreuse. Nous progressons dans un silence de syndoma, aucun de nous n’a envie de mettre des mots sur l’horreur que nous venons de vivre. Au bout d’un moment, nous laissons la rivière sur notre gauche : elle débouche d’une anfractuosité dans la roche où seul un contorsionniste chevronné saurait se frayer un passage. Mais j’ai bon espoir de la rattraper plus loin, car en dépit de sa tentative pour me noyer, elle reste notre meilleur guide. Hélas, après plus d’une heure de marche je dois me rendre à l’évidence. Mon plan initial qui consistait à remonter le courant jusqu’à la source vient de tomber à l’eau, sans mauvais jeu de mots. Il n’y a plus la moindre trace d’humidité dans l’air, au contraire la chaleur devient étouffante. Dalo suffoque à côté de moi et je commence à mariner dans mon propre jus tellement je dégouline. Si on ne parvient pas à sortir rapidos de cet enfer, je vais finir desséché comme les parties intimes de votre arrière-grand-mère.  

Oui, je sais. J'ai vraiment la classe en toute circonstance. 

Cela dit, j’ai beau être en train de noyer mes baloches dans un océan de sueur, je garde malgré tout un irréductible élan d’optimisme. Nous sommes prisonniers sous terre, mais le chemin que nous suivons n’est pas une galerie naturelle. Il doit nécessairement mener quelque-part. Ai-je oublié de mentionner les gemmes d’éclat incrustées aux murs, tous les deux-cents pas environ, avec une précision d’orfèvre ? Si vous voulez mon avis, ce couloir a été créé par des maîtres Façonneurs. Des types de l’ancien temps, décomposés depuis des lustres, qui doivent bien se fendre la poire au royaume de Xyron en nous regardant cuire. Mais qu’est-ce qu’ils sont venus foutre ici, ces abrutis ? Ils devaient avoir une sacrée bonne raison de construire un souterrain pareil en plein désert. S’agissait-il d’une tentative de relier Ambreciel à Tys-Beleth sans s’exposer aux tempêtes de roche ? Ou bien sommes-nous dans les ruines d’une antique cité engloutie sous les sables de la Dévoreuse ?  

Je n'en ai pas la moindre idée mais si mes estimations sont correctes, nous approchons des contreforts du Mont Brasil et de son exploitation minière. Ce qui n’est pas pour me rassurer : un ancien tunnel condamné à Tys-Beleth, ça sent le danger de mort à plein nez. D’ailleurs, si vous me passez l’expression, ça embaume sévère ici. L’odeur de soufre qui m’incommodait dans la caverne est devenue insupportable. Elle se mélange à une fragrance délicieuse qu’on pourrait qualifier de “charnier en plein été”. Ajoutez-y un zeste de “déjections de crache-sable”, et vous obtiendrez un bouquet olfactif assez proche de celui qui me chatouille les narines. Il ne vous manque que la puanteur de Dalo pour parfaire le tableau. Et croyez-moi, de toutes celles que je viens de mentionner, c’est sans doute la plus agressive. Surtout dans un espace confiné qui ressemble étrangement à un tombeau. 

Quelque-chose craque sous ma semelle, se brise et roule dans l’obscurité. Des débris jonchent le sol, on dirait un genre de racines. Au début, ça reste assez facile de les enjamber. Mais très vite, il y en a tellement que je ne saurais même plus les compter. Je fouille dans ma mémoire à la recherche d’une plante qui possède autant de tubercules – quand on est piégé sous terre, on s'occupe comme on peut - mais aucune ne me revient à l’esprit. Je ne suis pas expert en botanique, mais j’imagine mal un végétal survivre à une telle profondeur dans cette fournaise. La question qui me taraude, dès lors, est la suivante : par les couilles de Morgulath, dans quoi suis-je en train de marcher ? 

Hélas, je ne tarde pas à trouver la réponse.  

Le tunnel s’évase et de la lumière apparaît au loin dans mon champ de vision. Cette fois, j’en suis sûr, nous sommes sortis d’affaire ! Pour produire un tel éclairage, il faut des lanternes ou des torches. Nous avons rejoint les galeries des Trompe-la-Mort, là où les jeunes enfants se faufilent car les adultes ne peuvent pas creuser. Emporté par mon soulagement, je me précipite sans réfléchir, je cours à en perdre haleine, jusqu’à me retrouver à la lisière de ce halo de lumière. 

Crac

Je baisse les yeux et mon sang se glace.  

Ce sont des ossements. Ce que j’ai pris pour un enchevêtrement de racines est en réalité un cimetière d’animaux morts. Leurs os s’effritent sous le poids de mes bottes, produisant ce petit craquement sec qui résonne de manière sinistre. Je reconnais la silhouette tordue de boursoufleux, plusieurs cavalins avec leurs crètes osseuses et j’aperçois même le crâne surmonté de cornes d’un pâle-échine. Plus de doute, nous sommes entrés par erreur dans le garde-manger d’un prédateur. Mais je doute que le propriétaire des lieux représente encore une menace, car tous ces ossements sont dispersés autour d’une immense cage thoracique dont nous longeons la colonne vertébrale sans nous en rendre compte depuis un millier de pas. 

Perplexe, j’observe avec stupéfaction la carcasse titanesque de cette créature. En hauteur, elle devait mesurer quatre à cinq fois ma taille : ses vertèbres éparpillées sur le sol m’arrivent au niveau des genoux. Et je ne vous parle pas de la longueur du bestiau ! Ce monstre aurait pu engloutir une caravane d’une dizaine de chariots dans son ventre. Il possède une mâchoire à l’intérieur de laquelle je peux tenir debout, dotée d’une paire de crochets recourbés plus dangereux que des épées. Une image ne tarde pas à s’imposer dans mon esprit : celle d’un homme qui marche dans la Dévoreuse, quand soudain le sable s’ouvre sous ses pieds pour laisser apparaître une gueule béante, prête à le gober comme un insecte. Je vous jure que ça fait froid dans le dos. Dalo aussi en reste médusé. Lorsqu’il découvre le squelette, ses yeux s’agrandissent et sa mâchoire se décroche. 

« Nim’rashan » murmure-t-il en écho à mes pensées. 

Nim’rashan.  

Le serpent géant des sables, la plus grande bestiole qui vive dans ce foutu désert. Celui que les tribus sauvages de la Dévoreuse ont élevé au rang de divinité. Vous vous souvenez, quand je vous ai dit à la fin du premier chapitre qu'un mal ancien sommeillait dans les entrailles de Tys-Beleth ? C'est à lui que je pensais. D’après la légende, il serait apparenté avec les dragons primordiaux. Les gemmes d’éclat que l’on récolte ici sont en réalité des pierres infusées de sa magie draconique. Ce que nous contemplons sous nos yeux, c’est la source du pouvoir de tous les putains de Sorcelames d’Ambreciel.  

Sauf qu’il m’a l’air bien mort, cet animal légendaire. 

Et s'il est mort, ça veut dire que quelque chose l'a tué. 

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Edouard PArle
Posté le 03/09/2024
Coucou Ori !
Moi en voyant le nouveau chapitre :
OUIIII
Moi maintenant :
OUIII
Quel régal !!!! J'adore Jaken, j'adore ton écriture, j'adore l'humour, j'adore le rythme, la manière dont tu joues avec les paragraphes et les sauts à ligne. Je me suis ré-ga-lé ! Bref, ça faisait longtemps que je n'étais plus venu ici et ça fait ultra plaisir de retrouver cet univers et ses personnages que j'apprécie tant (=
En plus tu rends Jaken encore plus intéressant en lui ajoutant un grand mystère identitaire (très bien amené d'ailleurs, drôle et frustrant). La chute du chapitre est aussi sacrément porteuse de mystère ! On devine qu'il s'est passé quelque chose de vraiment important sans en mesurer toute la portée.
Bon, j'avais prévu de finir ce comm avec tous mes passages préférés mais j'ai bêtement perdu mon premier comm, sache seulement qu'il y en avait beaucoup xD Bon, je voulais quand même revenir sur ce génial :
"Je me suis fait un ami."
Voila
A très vite !!
MrOriendo
Posté le 04/09/2024
Hello Edouard !

Ahahahahah, ta réaction me fait tellement plaisir ! Je suis flatté d'avoir réussi à t'enthousiasmer à ce point, surtout que Jaken c'est le narrateur avec lequel j'écris le plus de bêtises x)
Mais bon, c'est peut-être ça le secret de cette histoire : je me marre comme un gosse en l'écrivant alors j'imagine que ça se ressent à la lecture.
Le mystère de l'identité de Jaken va courir pendant un bon moment, jusqu'à la fin du livre. Les plus malins de mes lecteurs trouveront peut-être la solution avant, mais j'ai bon espoir de réussir à vous surprendre ;)
Et oui, la découverte de ce cimetière d'ossements, en particulier du cadavre de Nim'rashan, ne sera pas sans conséquences. On parle quand même de la mort de l'animal légendaire qui est la source de toute la magie d'Ambreciel.

Encore merci pour ton retour et ta fidélité sur mes histoires !
À très vite,
Ori'
Edouard PArle
Posté le 04/09/2024
Oui, je pense que ça joue beaucoup sur notre plaisir de lecture, on devient aussi des gosses (en tout cas moi c'est sûr xD)
"Les plus malins de mes lecteurs trouveront peut-être la solution avant, mais j'ai bon espoir de réussir à vous surprendre ;)" Ok, je le prends comme un défi (=
Pour réagir à l'ajout de fin de chapitre, pour être très honnète je le trouve pas essentiel. L'idée de décrire plus est en soi cool mais ça allonge la fin de chapitre ce qui rend la chute moins impactante à mon avis. J'avais déjà réussi à bien m'imaginer le monstre, la suggestion m'avait suffi donc ça n'a pas changé énormément.
Pour exemple, je trouve que ce genre de passages alourdit un peu :
"D’après la légende, il serait apparenté avec les dragons primordiaux. Les gemmes d’éclat que l’on récolte ici sont en réalité des pierres infusées de sa magie draconique. "
Bon, je ne dis pas qu'il faut revenir à l'ancienne version, mais peut-être raccourcir un peu cette nouvelle chute.
N'hésite pas à me demander si tu souhaites approfondir / avoir un avis sur des modifs.
Au plaisir !!
MrOriendo
Posté le 05/09/2024
Hmm d'accord, merci de ton retour ! Je vais voir comment je peux rendre la chute plus concise et impactante :)
Rimeko
Posté le 24/08/2024
Hop, voilà, troisième et dernier com' - du moins en attendant que tu postes la suite !

J'ai copié une seule citation cette fois-ci :
"Nous progressons dans un silence de syndoma, aucun de nous n’a envie de mettre des mots sur l’horreur que nous venons de vivre" -> C'est une remarque un peu plus globale, mais j'ai surtout tiqué sur cette phrase-là, parce que, bah... il a mis des mots sur cette horreur, en nous la décrivant. Même, les mots en question, ils étaient plutôt drôles...
De manière générale, j'pense que c'est le "problème" à écrire à la première personne : tout ce qui est dans la narration, c'est le personnage qui le dit / le pense. Du coup, pour autant que j'adore le style de narration que tu adoptes dans les chapitres de Jaken*, de façon inhérent ça dé-dramatise ce qu'il s'y passe. Enfin, c'est comme ça que je le perçois en tous cas...
(D'ailleurs, j'ai trouvé qu'on sentait très bien sa surprise, presque du choc, lorsqu'il comprend ce qui craque sous ses pieds... à l'inverse de l'horreur des corps qui tombent, donc. L'exclamation du Souterreux qui pense à la fin du monde marche bien, par contre.)

*j'avais oublié qu'il était "au courant" d'être lu, le début et ses récriminations contre Ezio m'ont bien fait rire - au contraire de la censure de son identité aaaaah le *** (à mon tour de censurer :P)

J'ai très hâte d'en lire plus en tous cas, de savoir où ils se sont retrouvés, comment ils vont s'en sortir, ce qu'il se passe globalement quoi !!
MrOriendo
Posté le 25/08/2024
Hello Rimeko,

Merci de tes compliments sur l'histoire et je suis content que ça te plaise toujours :)
Tu as raison à propos de cette dualité dans la narration de Jaken. Son ton ironique, son humour et ses gaffes dédramatisent certaines parties de l'histoire. C'est un équilibre difficile à trouver avec lequel je jongle depuis le début, c'est la première fois que je m'essaie à la première personne, qui plus est avec un personnage aussi caustique.
Cependant, je trouve que ça révèle pas mal de choses sur son état d'esprit aussi : l'humour est sa carapace, il arrive à plaisanter de tout pour faire marrer ses lecteurs - y compris de cadavres qui tombent dans un ravin - mais quand il s'agit d'un gosse, c'est trop pour lui, il n'y arrive plus.

Au plaisir,
Ori'
Neila
Posté le 31/07/2024
On dirait bien qu'il est tombé sur quelque chose de gros. :p

Mais j'y crois pas ! Comment tu tease sur son identité !! Me dis pas que tu comptes vraiment garder la révélation pour la fin de l'histoire ? xD C'est trop cruel ça. Mais du coup, je m'interroge... Jaken doit pas être n'importe qui pour que Dalo le reconnaisse comme ça. è.é Ca doit être quelqu'un d'important ou de connu dans la cité. Je vois pas bien comment ça pourrait être un des perso que tu nous as introduit jusque là, donc c'est peut-être quelqu'un dont on n'a pas entendu parler (ou de très loin). Genre, le prince ? Le cousin de Ravinel ?
En tout cas j'aime bien le trope de la double identité. Voleur by night, boulanger by day.

Ca fait plaisir de se replonger dans cette histoire ! Toujours autant du grand n'importe quoi, et plein de rebondissements inattendus. T'as pas intérêt à lâcher l'affaire parce que moi je veux le fin mot de l'histoire, maintenant plus que jamais !
MrOriendo
Posté le 13/08/2024
Oh, je n'avais pas reçu de notification pour ton commentaire, désolé de te répondre si tard !
Content de voir que tu es toujours fidèle au rendez-vous des nouveaux chapitres :)

Héhé oui, il est tombé sur quelque chose d'énorme, dans tous les sens du terme. Je n'en dirai pas plus pour le moment, mais tu peux déjà imaginer une partie des répercussions que ça a déjà sur l'histoire ^^

Ah mais j'assume totalement le teasing sur son identité, c'est 100% fait pour frustrer le lecteur :p Et en même temps, comme tu l'as si bien fait remarquer, ça amène l'idée que Jaken n'est pas n'importe qui dans la cité. Je ne te promets pas qu'il sera boulanger par contre x)

En tout cas ne t'inquiète pas, même si j'ai pris une (longue) pause nécessaire vis-à-vis de l'écriture ces derniers mois, je n'ai jamais eu l'intention d'arrêter complètement. La suite de Jaken arrive ! ;)

Au plaisir,
Ori'
CamillOu
Posté le 20/07/2024
Coucou Mr Oriendo !

Que de choses dans ce chapitre !
Entre l'identité de Jaken qui questionne, ce souterrain qui amoncelle des cadavres et la révélation finale, on ne s'ennuie pas une minute !

Encore une fois ce que j'aime bcp c'est ta capacité à manier le langage familier pour interpeller le lecteur et ce vocabulaire toujours extrêmement soigné et bien choisi !

On a qu'une question : qui est réellement Jaken et pourquoi se cache t-il ?

J'imagine que le prochain chapitre sera réservé à son pire ennemi ?

A très vite ! :)
MrOriendo
Posté le 20/07/2024
Hello CamillOu !
Merci de ton commentaire, je suis content que les péripéties de Jaken continuent de te plaire ! Effectivement ce chapitre est assez dense, et la question de l'identité de la célèbre Main-Noire devient en effet centrale... mais LALALALILALA, je n'en dirai pas plus pour le moment 😁
Tu me rassures concernant le rythme du chapitre, j'ai mis beaucoup de temps à le publier car j'ai eu vraiment du mal à l'écrire, je n'arrivais pas à une version satisfaisante car je le trouvais sans cesse trop plat, avec des longueurs.
Le prochain chapitre qui arrive sera probablement la partie 2 de celui-ci ! Comme toujours, je les coupe en deux quand ils sont trop longs sur Plume d'Argent.

Au plaisir,
Ori
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