H…, conduisez-moi au ministère, je vous prie.
— Bien, monsieur le ministre. Répond H… avec déférence tandis qu’il allume le contact de la voiture.
Je soupire silencieusement, conscient de mon rang et des yeux qui se portent sur moi continuellement. Même avec H…, je ne peux me laisser aller et montrer ma fatigue et ma lassitude. Il serait trop dangereux de montrer mes émotions, mes sentiments ou mes arrières pensées à quiconque d’autre que moi-même. Si je suis au fait de la plupart des espions que mes adversaires ont discrètement implanté dans mon entourage afin de m’épier et de détecter la moindre faiblesse ou traîtrise envers notre nouvelle Grande Compagnonne, je ne puis être certain de les connaître tous. H… est mon chauffeur depuis maintenant près de vingt-cinq années, travaillant avec constance et dévotion. Il est le plus vieil employé qui me reste. Pourtant, même avec lui, je ne puis être ouvert. Je dois rester focalisé sur l’unique question sur laquelle repose ma survie : et si ? Et si chacun de mes collaborateurs était un traître ? Alors je reste mutique, ne dévoilant rien, et je continue de jouer le rôle de ministre du Bureau des armées Partisanes et de la lutte contre le contre révolutionarisme qui m’est attribué.
Je regarde par la fenêtre de la limousine, observant les badauds qui déambulent dans les rues de la capitale. Ils courbent le dos, baissent la tête et ne montrent plus aucun esprit de rébellion depuis que notre Grande Compagnonne a succédé à notre ancien meneur et que K…, la meneuse du nouveau MLN, a été réduite au silence. Nous l’avions échappé belle, il fallait bien le reconnaître. La rébellion étudiante nous avait tous pris par surprise, tant par sa violence que par son importance à travers le pays, tandis que nous perdions dans le même temps notre Guide de toujours. Le Parti des Compagnons avait failli y laisser la peau. K… s’était défendue jusqu’au bout, infligeant durant son procès hautement médiatisé de graves blessures politiques au Parti quant à sa légitimité à gouverner la Nation. La Grande Compagnonne avait réussi un coup de maître en poussant la faible collègue de K… à témoigner contre sa camarade afin de réduire son discours au néant et à l’oubli. Cela avait permis d’étouffer la révolution qui grondait dans l’œuf et de récupérer le pouvoir qui échappait au Parti des Compagnons. La cheffe du MLN a depuis lors disparue des radars, probablement envoyée dans un Camp de Redressement Laborieux. Je n’ai aucune nouvelle d’elle. Même en tant que ministre du Bureau des armées Partisanes et de la lutte contre le contre révolutionarisme, je n’avais pas été impliqué dans son dossier et nous n’avions aucune trace de mademoiselle K… dans nos fichiers.
« Mieux vaut oublier cette affaire et l’ignorer », me dis-je intérieurement en fixant une allée fleurie d’un parc que nous longeons avec H…. Si le Parti a pris tant de précautions à dissimuler les détails de cette sombre histoire, il ne serait pas très malin de ma part d’essayer de m’y replonger sans autorisation. Non, des années d’expériences au sein des Compagnons m’avaient appris une leçon capitale qui m’avait permis de m’élever au plus au niveau de l’État de cette Grande Nation qu’est la nôtre : une réussite sereine en politique ne sourit qu’à celles et ceux qui comprennent la valeur du secret et savent se détourner lorsqu’une affaire ne les concernent en rien. Les Compagnons tirent leur force dans la sérénité du travail de groupe, chacun se nourrit de la certitude que ses camarades pourront reprendre et accomplir son travail si jamais il défaille ou échoue, car nous somme un collectif tourné non pas vers la réussite personnelle de ses membres, mais bien vers la gloire de la Nation tout entière. Au sein des Compagnons, nul n’est irremplaçable, nous ne sommes que les maillons et les rouages d’une seule est grande machine. Si une pièce se grippe, qu’elle soit un vulgaire boulon où un bouton capital du tableau de commandes ne change rien à l’affaire : la défection est vite remplacée et oubliée.
Je ne me fais donc pas d’illusion quant à mon rôle dans cette histoire. Je ne vais pas m’immiscer dans les affaires de la Grande Compagnonne. J’ai déjà beaucoup trop à faire dans la gestion des CaRLab et des ZoReP, ainsi que celle des bureaux des Patriotes. Il est de mon devoir de réformer la démarche vieillissante de la délation étatique mise en place depuis la prise du pouvoir du Parti, il en va de la survie de notre gouvernement. La révolte impromptue des étudiants il y a quelques mois et la création d’un mouvement prônant le renversement du gouvernement ont clairement démontré que le système de surveillance nationale ne fonctionne plus. Si la Grande Compagnonne a réussi un coup politique en réduisant la voix du MLN au silence, il est de ma responsabilité de faire en sorte que le Parti ne se retrouve plus dans une telle situation. Le message qu’a envoyé la Grande Compagnonne à mon Bureau sur ce sujet ne laisse aucun doute quant à mon sort si jamais j’échoue dans ma tâche…
Nous tournons enfin dans la rue menant au grand bâtiment qui abrite le ministère dont je suis responsable. Nous nous arrêtons devant les grandes portes couvertes de velours. Un portier se précipite et m’ouvre la portière tandis que je descends et marche d’un pas mesuré vers le bâtiment :
— Bonjour, Monsieur le ministre.
Je ne réponds pas, bien entendu. Je marche jusqu’à mon bureau sans prêter attention aux formules de politesse qui me sont adressées par chaque employé que je croise. Lorsque j’arrive enfin et que je m’assoie, ma secrétaire entre et me dit, tout en posant une tasse de thé fumante à côté de moi :
— Notre Grande Guide vous convie, vous et l’ensemble des ministres, à un dîner ce soir, Monsieur le Ministre.
Je cligne des yeux, surpris et un peu dérouté d’une telle invitation. Cela n’est pas habituel, une invitation à la dernière minute comme cela. Je sens mon cœur se serrer douloureusement dans ma poitrine tandis que je me demande si la Grande Compagnonne ne s’est pas lassée du manque de résultat de ma réforme. Mais cela ne fait qu’une semaine que je travaille dessus, je ne pense pas qu’elle attende des avancées en si peu de temps… si ?
*
Mes talons hauts claquent sur le sol tandis que je marche d’un pas décidé vers le bureau de mon Directeur des harangues audio-urbaines. Moi, O…, nouvellement nommée à la tête du Bureau de l’harmonie intérieure du Parti et de la Communication de Diffusion Inter-partisane par la Grande Compagnonne elle-même, j’entends bien mener ma barque selon mes attentes. Ayant travaillé dans ce ministère depuis plus de trente ans, j’en connais le moindre fonctionnement et j’en appréhende toutes les lacunes. Si la Grande Compagnonne m’a légué le fruit de son travail, c’est parce qu’elle sait pouvoir me faire confiance pour réformer le Bureau afin de rétablir la paix dans notre Glorieuse Nation. Je me dirige donc vers le bureau de X… afin de commencer mon devoir. Je ne prends pas la peine de frapper, j’entre avec fracas et annonce sèchement :
— X…, il faut qu’on parle, maintenant !
X… sursaute à mon entrée impromptue et son teint devient vert gris. Il est intelligent, il a compris que sa tête est en jeu. Il se lève à demi et bredouille, confus :
— Bon… Bonjour, Madame la Ministre… Je vous en prie, asseyez-vous…
— Pas le temps, X…. Je le coupe sans vergogne. Il faut que nous parlions de la stratégie des harangues audio-urbaine, de votre boulot, X… !
— Bien sûr, Madame la Ministre, dites-moi ce qui…
— Ça ne va pas du tout, X… ! Les harangues ne touchent plus nos citoyens ! Elles sont vieilles et dépassées, voilà le problème.
— … Je vous assure que nous mettons tout en œuvre pour renouveler régulièrement les harangues et…
— Oh, arrêtez donc avec vos salades, X… ! je le coupe une troisième fois. Les harangues n’ont pratiquement pas changé depuis leur installation en novembre 2…. J’ai envie de renouveau, de changement.
— … Du changement, Madame la Ministre ?
— Oui, c’est cela, vous m’avez bien entendu, X…. Il faut que nous puissions toucher la jeunesse. Il ne faut pas parler que de devoir et de travail pour la gloire de la Nation. Il faut quelque chose de neuf !
— Mais, Madame la Ministre, le but des harangues audio-urbaines est de diffuser et de transmettre les valeurs qui sont le ciment de notre Glorieuse Nation.
— Mais oui, bien sûr, X… ! Mais il faut que cela soit fait finement, comprenez-vous ? Il faut pouvoir capter l’attention des jeunes, sinon on se retrouve avec la panade que nous avons eue récemment !
— Je comprends, mais…
— Oh, suffit avec vos « mais », X… ! Je sais que vous ne serez pas à la hauteur, vous ne comprenez rien à la jeunesse. Il faut du sang neuf pour cette mission, quelqu’un qui saura innover là où vous n’avait fait que perdurer.
X… blêmît et devient livide. Il commence à bredouiller encore plus qu’avant mais je le coupe une dernière fois tout en quittant ce bureau qui n’ait désormais plus à lui :
— Vous partez dans l’heure, X…. J’ai déjà nommé votre remplaçant, il se nomme V…. Il saura remettre de l’ordre et insuffler ce mouvement que nous devons regagner pour atteindre nos objectifs.
Je claque la porte et continue mon chemin. Je n’ai pas le temps de me poser. Il faut que je continue à réformer ce Bureau vieillissant pour que nous puissions retrouver une paix nationale. La plupart des directeurs en poste sont de vieux fonctionnaires complètement dépassés par le monde. Une politique intérieure efficace n’est possible que par une réforme de fond en comble. Mon secrétaire me rejoint tandis que je monte les escaliers couverts d’un tapis de couleur rouge bordeaux. Il tient un monceau de dossier dans ses bras et m’interpelle :
— Madame la ministre.
— Oui, T… ?
— Monsieur le ministre du Bureau de l’Éducation des jeunes Compagnons vous demande une entrevue des plus urgemment.
— Mettez-nous donc un rendez-vous pour demain, je n’ai pas le temps avant.
— Il a pourtant insisté pour que vous le rencontriez…
— Eh bien il attendra un peu, ça ne lui fera de mal.
— Très bien.
— Ensuite ?
— Monsieur B… souhaite savoir si vous voulez le rencontrer…
— C’est bon, je monte le rejoindre, justement, son souhait va être exaucé dans quelques minutes. Autre chose, T… ?
— Oui, La Grande Compagnonne vous fait savoir que vous aurez un dîner avec elle et l’ensemble des ministres du gouvernement ce soir.
Je m’arrête un instant, surprise, et regarde mon secrétaire pour la première fois depuis qu’il m’a alpagué :
— Ce soir ? Avec tout le monde ?
— Euh… oui, Madame la ministre.
— Un peu cavalier comme invitation, mais qu’il en soit ainsi ! Je réponds en haussant les épaules.
Je me détourne de mon secrétaire et je finis de monter les escaliers en me demandant pourquoi nous avons cette invitation. Une entrevue privée avec notre Grande Compagnonne m’aurait plu davantage, afin de me féliciter pour mes efforts de réforme et les résultats qui commenceraient à poindre sous peu. Mais bon, me dis-je tout en me dirigeant vers le bureau de mon futur ancien directeur de la PPI, peut-être suis-je un peu trop impatiente. Après tout, être ministre suppose également devoir subir des réunions mondaines inutiles. J’entre sans frapper et hurle, agacée :
— D… ! J’ai à vous parler !
*
Je finis d’écrire une lettre officielle des plus importantes pour l’ensemble des magistrats. En tant que ministre du Bureau de la Justice Partisane, je considère qu’il est de mon devoir de transmettre l’ensemble des décisions que j’ai prises et qui les concernera dans les semaines à venir. Une justice efficace se doit de pouvoir prendre des dispositions en temps et en heure, afin de pouvoir anticiper au mieux et s’adapter aux modifications des lois sur lesquelles je travaille nuit et jour afin de rendre notre Nation le mieux armée possible dans la lutte contre le terrorisme sévissant encore dans notre pays. Les tragiques événements qui se sont récemment déroulés sur la place du 4 septembre 2… ont clairement démontré qu’il nous fallait nous améliorer et doter notre Nation d’une palette d’outils juridiques afin de pouvoir répondre le plus efficacement possible à cette menace pour la civilisation moderne du Compagnonnage.
Nous avons, avec mon équipe, travaillé sur plusieurs axes d’outils répressifs qui permettront aux juges locaux de pouvoir commander des arrestations auprès de la PPI dès que le moindre soupçon « quant aux agissements et aux sentiments contre-révolutionnaires d’un groupe, attroupement ou individu » se présente à l’esprit du magistrat. Avec une telle loi, la préservation de la paix sociale sera grandement facilitée, les agents des forces de l’ordre pourront réagir pratiquement immédiatement à toute menace présente dans nos rues. Je prends le temps de détailler l’ensemble des dispositions de cette nouvelle loi qui devrait être mise en place sous les deux prochaines semaines, notre Grande Compagnonne ayant ratifiée ma demande pour faire passer cette loi en priorité dans « le carnet d’une Glorieuse Nation » où sont publiées toutes les nouvelles lois à disposition de l’ensemble de nos concitoyens.
Une fois ma lettre rédigée, j’appelle mon secrétaire pour qu’il se charge de la transmettre à l’ensemble des palais de justices des différentes zones administratives de notre pays. Puis je m’étire après ce travail fastidieux et je m’attelle à une autre tâche tout aussi éreintante, la lecture des supplications de détenus des CaRLab et des ZoReP demandant une grâce ministérielle exceptionnelle :
« Cher Monsieur le ministre du Bureau de la Justice Partisane,
Je vous écris cette lettre dans le but de vous demander votre grâce pour ma condamnation pour dérive contrerévolutionnaire. Les propos rapportés par mon fils L… au bureau des Patriotes de son école l’année dernière ont mené à une peine de sept années de réclusion en ZoReP. Pourtant, je vous supplie de me croire, Monsieur le ministre, que je suis parfaitement innocente des crimes qui me sont reprochés. Les enfants sont aisément influençables et je suis convaincue que la maîtresse de mon fils, la Compagnonne A…, également responsable du Bureau des patriotes de cette école, a usé de son influence pour faire croire à mon fils qu’il se devait de créer de fausses accusations contre l’un de ses proches parents pour se faire bien voir.
Cela fait maintenant plus d’un an que je purge une peine pour un crime que je n’ai pas commis. Les conditions d’incarcération sont épouvantables et je suis torturée quotidiennement. C’est un miracle si j’ai survécu aussi longtemps mais je ne tiendrai plus. Je vous en supplie, Monsieur le ministre, libérez-moi de cette erreur judiciaire atroce. Je suis loyale au Parti et au Grand Compagnon et j’aime notre Belle et Glorieuse Nation.
Une dévouée citoyenne
Madame Q… »
Je repose cette lettre tout en poussant un soupir de lassitude. Je reçois souvent des lettres de ce genre, me demandant d’intervenir pour résoudre une soi-disant erreur judiciaire. À les lire, tous les condamnés seraient innocents et nos prisons seraient vides de tout réel coupable. Pourtant, cela est peine perdue. Rien ne me porte à croire que le système des bureaux des patriotes que nous utilisons depuis si longtemps ne fonctionne plus. Je n’ai aucune trace de la moindre erreur judiciaire commise sous mon règne et ce n’est pas une simple lettre de supplication qui me fera changer d’avis. Je m’empare donc de mon stylo plume et me charge de rédiger une réponse pour cette Madame Q…. Ses pensées contrerévolutionnaires devront être effacées avant qu’elle ne puisse sortir de la ZoReP, et nous savons que la longueur de la peine est un élément essentiel pour un tel oubli.
Je suis au milieu de la rédaction de ma réponse lorsque mon secrétaire frappe doucement à la porte de mon bureau :
— Monsieur le ministre, le convoi pour vous emmener au dîner avec Notre Grande Compagnonne va arriver dans quelques minutes.
— Très bien, merci, G…. Je réponds avec douceur tout en reposant mon stylo. J’arrive immédiatement.
Je me lève et vais chercher mon manteau pour sortir dans l’air frais du soir. Bien que l’invitation fût des plus cavalières, je ne puis refuser une sollicitation de Notre Grande Compagnonne, cela ne serait pas correct et je manquerais à mon devoir. Ma réponse pour Madame Q… attendra. J’enfile donc mes gants et enroule mon écharpe autour de mon cou avant de me diriger vers la sortie.
*
Je frémis dans l’air frai du soir tandis que je patiente devant le Bureau des armées Partisanes et de la lutte contre le contre révolutionarisme en attendant que le convoi envoyé par la Grande Compagnonne arrive pour m’emmener à ce fameux dîner auquel nous sommes tous conviés. Il est très anormal que nous ne puissions pas utiliser nos propres moyens de déplacement et que nous devions attendre que l’on nous y emmène. Nous n’avons pas non plus l’adresse du lieu de réception, ce qui m’interroge tout autant.
Je commence à être très inquiet sur ce soir. Il n’est pas dans les mœurs du Parti d’agir de la sorte. Du temps du Grand Compagnon, jamais nous n’aurions été ainsi traités. Que les choses changent avec notre nouvelle Grande Compagnonne est une chose, me dis-je, mais il y a tout de même des règles de décence à respecter !
Je continue de ruminer ainsi quelques minutes jusqu’à ce que ma secrétaire sorte du Bureau pour venir me rejoindre et me glisse :
— Nous avons été informés que le convoi n’arriverait pas par la voie principale, Monsieur le ministre.
— Qu’est-ce que c’est que ça, encore ? je demande avec hauteur, agacé de ces changements de dernière minute.
— Oui, Monsieur. Je suis désolée. La voiture vous rejoindra dans le parking souterrain, pour plus de sécurité. Ils semblent très inquiets qu’une attaque terroriste puisse avoir lieu, apparemment.
— Notre Bureau leur a-t-il communiqué des informations dans ce sens, Y… ?
— Non, pas que je sache, Monsieur le ministre.
— Hum… Eh bien, allons-y pour le parking souterrain, alors.
Je remonte les marches et franchis à nouveau l’entrée du Bureau pour me diriger d’un pas vif vers les ascenseurs qui me mèneront vers le parking souterrain. Je passe sans les voir devant les statues de la victoire des Compagnons contre la monarchie dont est doté chaque Bureau, pour que nous puissions tous nous rappeler d’où nous venons et de quelle tyrannie le Parti nous a tous délivré. Je passe sous les arches qui tiennent les escaliers menant aux étages supérieurs et arrive aux ascenseurs. Ma secrétaire s’empresse d’appuyer sur le bouton pour faire venir l’élévateur qui s’arrête au rez-de-chaussée dans un petit tintement. Nous pénétrons dans la cabine et ma secrétaire nous fait descendre tandis que je rumine de sombres pensées.
Les manières de la Grande Compagnonne ne me plaisent guère. Bien qu’elle soit notre nouvelle guide et qu’elle soit une Compagnonne de la première heure, cela ne l’autorise pas à nous traiter de la sorte. Nous, les ministres du gouvernement, ne sommes pas n’importe qui et nous œuvrons avec constance et loyauté à la réalisation du rêve de notre ancien meneur. Nous sommes hauts placés au sein du Parti et nous sommes l’élite de cette Nation. Nous avons les mêmes idéaux quant à la gestion de notre Glorieuse Nation et à sa préservation contre les menaces intérieures qui la menace. Notre zèle ne devrait pas être oublié, jamais.
L’ascenseur s’arrête au sous-sol et je pénètre dans le couloir qui me conduira au parking en faisant signe à ma secrétaire de ne pas me suivre. Les portes se referment sur son visage surpris tandis que je me dirige seul vers le lieu de rendez-vous. J’ouvre la porte et attend devant celle-ci. Quelques secondes plus tard, une lumière vive m’aveugle et je lève un bras pour me protéger de l’agression lumineuse soudaine pour voir qu’elle en est la cause. Dans un vrombissement qui résonne dans tout le parking, je vois une colonne de tout-terrains de l’armée qui arrive à tout allure dans ma direction. J’ai à peine le temps d’analyser cette surprenante apparition que les voilà qui s’arrêtent devant moi. Des militaires sortent en vitesse de la voiture qui s’est arrêtée à ma hauteur et se jettent sur moi. Je m’écris, effrayé :
— Mais… Que faites-vous, enfin ?! Savez-vous qui je suis ? Je suis le ministre du Bureau des armées Partisanes et de la lutte contre le contre révolutionarisme ! Je suis votre patron, par tous les diables ! Relâchez-moi immédiatement si vous ne voulez pas être sommairement exécutés ! Arrêtez !
Ces traîtres ne m’écoutent pas et me mettent une cagoule sur la tête. Je me débats, absolument paniqué. Suis-je la victime d’un attentat à mon encontre ? Notre Bureau ou celui de ma consœur du Bureau de l’harmonie intérieure n’avons eu aucune information sur une telle menace, cela est complètement improbable ! Serait-ce alors un coup d’état ?! Un de mes généraux aurait-il fomenté un tel plan en secret pour renverser le Parti est installer un totalitarisme militaire, comme cela existe dans tant d’autres nations ? Les pensées se bousculent dans ma tête tandis que les mutins me font monter de force dans la voiture.
Je suis installé sans autre forme de procès sur un des sièges arrière du véhicule, menotté, cagoulé, incapable de réagir. Je devine une présente à mes côtés, une forme tremblante et balbutiant des supplications. Je crois reconnaître le ministre du Bureau de la Justice Partisane. Ainsi il n’y a pas que moi ! Je sens la colère s’insinuer dans mon esprit confus. Ces foutus contrerévolutionnaires ont-ils planifié de tous nous enlever ? Que vont-ils faire à la Grande Compagnonne ? Comment nos services de détections n’ont-ils pas pu déceler un attentat de cette ampleur ? Ça n’a pas de sens, serions-nous aussi défaillants que cela ? Aurais-je mené notre Glorieuse Nation à la ruine ? Notre Patrie et le Parti seraient-ils en danger ?
Mes kidnappeurs remontent sur les sièges avant de la voiture et claquent la porte. Puis ils s’échangent quelques mots qui me glacent le sang :
— On les a tous ?
— Ouais, tous les colis sont chargés.
Bon, alors en route ! Il faut accomplir les demandes de la Grande Compagnonne.
… Dieu tout puissant…
*
La colonne de véhicules est maintenant sortie de la ville et nous emmène au plus profond de la campagne. La cagoule que je porte sur ma tête n’est pas totalement oblitérante et je peux distinguer quelques formes éparses derrière le tissu aux mailles grossières. Est-ce à dessein, pour que nous puissions tenter de faire de vagues hypothèses quant au lieu où nous sommes conduits par nos ravisseurs à partir des ombres que nous devinons sous nos cagoules ? Je ne puis le deviner, mais cela fonctionne en tout cas avec moi, qui tente désespérément de déterminer vers quel endroit nous nous dirigeons.
Je suis paniquée. Je ne comprends pas ce qui arrive. J’ai supplié lorsque ces soldats m’ont enlevé pendant que j’attendais dans la cour intérieure du Bureau de l’harmonie intérieure du Parti et de la Communication de Diffusion Inter-partisane. J’ai hurlé et je les ai menacés de la colère de la Grande Compagnonne qui allait les pourchasser pour les torturer de la pire des façons s’ils ne me relâchaient pas immédiatement. Ne savaient-ils donc pas que j’avais été mise à la tête de ce Bureau essentiel au bon fonctionnement de notre Glorieuse Nation par notre Guide suprême elle-même ? Ces vils contre-révolutionnaires allaient être retrouvés et détruits par la colère Partisane, qu’ils se le disent avant de poursuivre leur plan !
Mes ravisseurs ont alors hurlé de rire et rétorqué qu’ils agissaient sous les ordres de la Grande Compagnonne, puis m’ont intimé le silence d’un coup de crosse dans la mâchoire tandis que je balbutiais que cela n’était pas possible. Depuis je suis silencieuse, choquée et incapable de mettre du sens sur ce qu’il se passe. J’ai vu tous les autres ministres se faire enlever de la même manière que moi. Nous avons tous été enlevés, sans exception je suis sûre, et nous voilà maintenant emmenés dans un lieu reculé comme de vulgaires contrerévolutionnaires s’apprêtant à être sommairement exécutés. Mon esprit n’arrive pas à intégrer une telle information.
Comment cela est-il possible ? Pourquoi la Grande Compagnonne veut-elle notre mort ? Les autres ministres à la rigueur, je ne dis pas, notamment cet idiot de D…, ministre du Bureau de l’Éducation des jeunes Compagnons et qui marmonne des imprécations inintelligibles envers nos ravisseurs à côté de moi, rendu à moitié fou par la panique. Je l’ai toujours considéré comme étant faible et peu efficace, et l’avenir de notre Nation ne peut qu’être meilleur si l’on se débarrasse de tels parasites au plus haut sommet de l’État. Mais moi ? La Grande Compagnonne m’a personnellement nommée à la tête du Bureau de l’harmonie intérieure du Parti et de la Communication de Diffusion Inter-partisane il y a quelques semaines ! Elle m’a convoqué dans son bureau et expliqué ses motivations, me considérant comme étant la seule Compagnonne capable de reprendre son ancien poste afin de réformer ce Bureau et améliorer l’harmonie de notre Nation. Elle m’a transmis toutes sa confiance il y a peu !
Comment puis-je alors me retrouver à l’arrière de cette voiture qui cahote maintenant sur un chemin de terre et de roche qui nous mène vers un lieu secret, inconnu de tous ? Comment puis-je être considérée par la Grande Compagnonne comment étant une menace pour la Nation ? Je suis fidèle et dévouée ! J’ai la volonté de réformer ce pays avec notre Guide, afin de vivre dans un État sain et glorieux ! Je suis une véritable Compagnonne, convaincue par les principes du Parti et suivant les règles du Compagnonnage avec zèle ! J’ai tout sacrifié pour le Parti et je suivrai avec bonheur la Grande Compagnonne dans sa quête pour redresser notre pays ! Je n’ai d’aspirations qu’à servir cette Nation et le Parti des Compagnons !
Ma poitrine se soulève et s’abaisse avec précipitation tandis que je réprime un sanglot. Je pense soudain à R…, mon époux, que je ne reverrais probablement jamais. Je n’ai pas eu le temps de lui dire au revoir ce matin. J’aurais probablement dû lui dire adieu. Me voilà qui pense à tout ce que j’aurais dû lui dire tandis que notre convoi s’arrête finalement dans une grande clairière au centre de laquelle je distingue sous ma cagoule un bâtiment. Si seulement j’avais su que je le reverrai plus, je lui aurais tant dit...
*
— Allez, les gars, sortez de la voiture, on est arrivé ! Nous hurle l’un de nos agresseurs avant de m’attraper par le col et me traîner dehors.
Je pose un genou à terre pour reprendre mon équilibre et me relève avec difficulté. La peur me fait trembler de tout mon corps. Je supplie encore. Bien que je sache que cela ne sert à rien, je m’accroche au fol espoir que nos ravisseurs me relâcheront miraculeusement et me laisseront partir et retrouver ma famille. Ah, Dieu ! Ma famille ! G…, mon épouse ! Comme j’aurais souhaité te voir une dernière fois pour contempler ton regard avant de mourir. Et mes enfants, I… et V…. J’aurais tant voulu vous serrer dans mes bras et vous dire combien je vous aime avant de partir. Je ne devais pas mourir aujourd’hui. Cela n’était pas prévu.
J’aurais dû rentrer chez moi ce soir, comme tous les soirs. J’aurais dû pousser la porte d’entrée de mon appartement et aller embrasser ma femme. J’aurais dû serrer mes enfants contre moi, tandis qu’ils se seraient débattus en arguant qu’ils étaient bientôt adultes maintenant et que je ne devais plus les considérer comme des enfants. Je n’aurais pas dû me retrouver ici, dans un lieu inconnu, emmené de force pour être assassiné. Car c’était ce qui allait se passer, bien entendu. Nous allions tous être alignés contre un mur dans le bâtiment qui s’offrait à mes yeux hagards tandis qu’on nous ôtait à tous la cagoule que nous portions depuis notre kidnapping. Nos ravisseurs allaient nous mettre en joue dans ce qui semblait être un ancien bunker. Puis, bien que nous les supplierions de nous épargner, ils allaient faire feu et nous allions tomber sous le coup des balles qui allaient nous transpercer de part en part, déchirer nos muscles, percer nos entrailles, exploser nos foies et nos cœurs, perforer nos cerveaux. Bientôt, me dis-je silencieusement tandis que les dernières cagoules étaient enlevées, nous allions gires sur le sol, le corps flasque, les yeux vides et morts.
Je regarde les autres ministres qui m’entourent. Il me semble que nous sommes au complet. Je vois le ministre du Bureau des armées Partisanes et de la lutte contre le contre révolutionarisme qui semble avoir été dans la même voiture que moi fixer le bâtiment avec un air choqué. Il a lui aussi compris ce qui nous attendais. Je vois la nouvelle ministre du Bureau de l’harmonie intérieure du Parti et de la Communication de Diffusion Inter-partisane qui me regarde avec un air cendreux. La voilà qui redescend soudain de son piédestal d’où elle nous regarde de haut depuis que la Grande Compagnonne lui a donné son ancien poste. Cela doit lui faire tout drôle, me dis-je de manière incongrue alors qu’il y a d’autres sujets bien plus urgents à penser en ce moment.
Nous nous observons un moment avec cette femme. Nous n’avons rien en commun, me dis-je intérieurement. Elle est ambitieuse alors que je ne vis que pour servir mon pays et le Parti. Elle est énergique et orgueilleuse tandis que je préfère travailler dans le calme et la modestie. Elle souhaite réformer son monde alors que je prône la continuité lorsque celle-ci est bénéfique. Pourtant, entourés de nos confrères, nous voilà réunis dans le même sac, à deux doigts de la mort, trébuchant vers le bâtiment sous la menace des fusils des militaires qui nous escortent. Nous allions tous mourir dans l’anonymat total, sans espoir que nos corps soient un jour remis à nos familles pour être enterrés dignement. Nous ne serions bientôt plus qu’une statistique, un chiffre dans un énième rapport de lutte contre les contrerévolutionnaires, classés dans une armoire sous une pile de papier sans intérêt, à la portée de toutes lectures et pourtant oubliés de tous.
Nous voilà arrivés devant le bâtiment. Notre vie n’est plus qu’à quelques minutes de s’achever, me dis-je en tremblant. Je vois le ministre du Bureau de l’Éducation des jeunes Compagnons se plier en deux et vomir, incapable de la moindre contenance. Ma nausée est toute aussi forte que la sienne, mais je préfère m’abstenir. Si je dois mourir ici ce soir, au moins le ferai-je dans la dignité. Je me redresse, drapant tout autour de moi les derniers pans d’un orgueil à deux doigts de s’effriter, et me prépare à affronter l’inévitable.
Nos ravisseurs passent devant chacun de nous et nous enlèvent nos menottes. Je me frotte les poignets, soulagé de me voir épargner cette dernière douleur avant la fin. Puis un soldat ouvre la porte du bâtiment et nous pénétrons dans notre dernière demeure…
*
Le silence se fait lorsque nous entrons dans la vaste salle. Nous regardons, hébétés, un spectacle ahurissant. Devant nous se dresse une magnifique table, richement décorée, débordante de plats en tout genre. Des poissons délicieusement braisés trônent fièrement dans leurs plats entourés de tranches de citrons et de tomates confites. Des volailles rôties au four dégagent un fumet des plus appétissants. Des vasques de vin se dressent fièrement entre les plateaux de fromages et les coupes de fruits. Toute cette opulence culinaire ne semble attendre que nous, et les chaises en bois taillées selon la mode de l’ancienne monarchie apportent un raffinement qui confine à l’absurde alors que nous pensions être emmenés pour être exécutés.
Dans le fond de la salle, un quatuor joue une apaisante musique de chambre, apportant une douceur à l’ambiance qui nous permet de nous détendre légèrement. Mais c’est alors que nous découvrons une scène d’horreur qui nous aurait tous fait hurler de terreur si notre fine connaissance de la politique ne nous avait pas fait instantanément comprendre que la moindre bévue pouvait nous coûter notre tête et bien plus encore. Car de part et d’autre de la salle se trouvent… nos familles, nos époux et épouses, nos enfants et parents, qui nous contemplent avec un plaisir insouciant.
Car ils semblent être venus de leur plein gré, sans n’avoir été forcés ni contraints, encore moins menacés d’aucune façon. Non, les voilà qui se pavanent dans leurs plus beaux habits de galas, avec des coiffures compliquées pour les épouses et de joli nœuds papillons pour les époux. Même les enfants sont habillés sur leur trente et un, excités comme des puces d’êtres en présence de tant de personnes d’importance. Les idiots, nous disons-nous tous intérieurement. Et les voilà qui s’avancent vers nous pour nous saluer, comme si nous n’étions qu’à une banale soirée mondaine. Ils ne comprennent pas que les soldats qui nous entourent et qui vont maintenant se poster silencieusement tout autour de la salle peuvent nous abattre d’un seul geste. Ils ne savent pas l’enjeu qu’il y a derrière ce faux semblant. Ils sont juste heureux de nous revoir, d’un amour naïf, simple, sans orgueil.
Je vois la ministre du Bureau de l’harmonie intérieure du Parti et de la Communication de Diffusion Inter-partisane accueillir d’un sourire hésitant son époux qui lui tend une flûte de champagne et lui prend la main. À ma gauche, le ministre du Bureau de la Justice Partisane serre dans ses bras fébriles sa femme et ses enfants qui rechignent, gênés d’une telle démonstration en public. Les imbéciles, si seulement ils savaient à quel point nul ne prêtent attention aux autres en ce moment…
— Ah, te voilà, mon amour ! Me dit ma femme en m’embrassant sur la joue et en me tendant un verre de vin. Nous sommes arrivés depuis une bonne heure, te rends-tu comptes ? Nous ne vous attendions plus ! Encore piégés dans un énième conseil des ministres, je suppose ?
— … Oui, exactement. Je réponds en m’emparant du verre de vin pour en boire une longue gorgée afin de reprendre contenance.
— Alala ! Rétorque ma femme avec emphase en me prenant par le bras tout en m’entraînant vers la table. Toujours à travailler, vous tous. Heureusement qu’H… était là pour m’emmener !
— Hum… Je marmonne sans conviction, incapable de rassembler mes idées pour trouver une répartie digne de ce nom.
— Enfin bref, figure-toi que j’ai pu apprendre quelques informations très intéressantes en discutant ce soir tandis que vous nous faisiez patienter. Apprend-donc que…
Je ne l’écoute plus, trop concentré sur le déroulement de la soirée pour lui prêter attention. Nous nous observons tous du coin de l’œil, feignant la décontraction avec nos familles, pourtant tous attentifs aux autres et essayant de déterminer jusqu’où irait cette mascarade. Nous sommes ici dans une prison dorée, nous jouons une pièce de théâtre mortelle, dans un faste qui n’est que poudre aux yeux, me dis-je tandis que nous nous installons tous autour de la table. Ma femme me demande alors :
— Au fait, sais-tu quand dois arriver la Grande Compagnonne ? n’était-elle pas avec vous pendant le conseil ?
— Elle ne devrait plus tarder, mon amour. Je réponds avec décontraction pour ne pas l’inquiéter.
À ce moment-là, une porte au fond de la salle s’ouvre avec fracas et voilà notre Guide et ravisseuse qui rentre en nous faisant un sourire de prédateur. Nous nous levons tous instantanément, nos familles par respect et nous par peur des représailles. Notre cheffe s’approche et s’installe en bout de table pour présider ce fastueux dîner. La voilà qui lève son verre, geste que nous nous empressons d’imiter, et nous dit :
— Comme je suis heureuse de pouvoir vous avoir tous autour de cette table ce soir. Il était essentiel de pouvoir vous réunir tous afin de vous féliciter pour votre travail exemplaire au sein de vos Bureaux respectifs. C’est grâce à vous et votre travail acharné que notre Nation est enfin sur le chemin de la Gloire que nous cherchons tous. Vos réformes et votre labeur quotidien nous assurent un pays en paix avec lui-même. Votre sacrifice apporte plus à cette Nation que le travail de beaucoup. C’est grâce à votre sens du devoir et à votre intelligence que nous pouvons avancer dans la bonne direction et travailler vous et moi dans un climat de confiance et de respect mutuel. La Nation et le Parti vous doivent beaucoup, j’en suis consciente. Nous avons traversé des moments difficiles ces derniers mois, entre la perte de notre Grand Meneur et les remous causés par ces manifestations. Nous avons vécu une sombre époque. Pourtant, je vous le dis ce soir, je terminerai la vaste tâche que le Grand Compagnon a commencé. Je porterai notre Nation vers la gloire et nous unifierai tous sous la noble bannière du Parti des Compagnons. J’irai encore plus loin que ne l’a rêvé mon prédécesseur, car je possède maintenant une chose qu’il n’avait pas : un gouvernement alerte et qui comprend pleinement les enjeux de la tâche que nous mènerons à bien. Plus aucune rébellion ne secouera le pays comme celle que nous avons vécu il y a quelques mois. Le Parti est maintenant plus fort que jamais et j’attends de vous d’en être le poing d’acier. Je sais que vous avez déjà fait beaucoup. Nul n’en est plus conscient que moi. Aussi, afin de vous remercier, veuillez accepter ce dîner qui, j’espère, vous plaira, ainsi que ces petits présents, témoignages de ma gratitude.
Sur ces derniers mots, quelques soldats s’approchent et nous tendent à chacun un paquet. Nous les ouvrons et découvrons à l’intérieur une gourmette en or, avec le symbole du Parti des Compagnons écrits à coup de diamants et saphirs. Une pure merveille, qui a dû coûter une fortune. Nos familles laissent échapper des cris d’émerveillement tandis que nous nous figeons dans une posture d’attente, le teint blême. La Grande Compagnonne tend à nouveau son verre et nous dit :
— Voilà de quoi vous distinguer aux yeux des autres Compagnons de cette Nation. En portant cette gourmette, tout le monde saura ce que vous représentez pour notre pays. Vous en êtes l’élite, les responsables de sa Gloire et les garants de sa sécurité et cela sera reconnu par tous, je vous le garantis. Je dédie donc cette belle soirée à vous tous, mes ministres, ainsi qu’à vos familles, car vous l’avez mérité !
Nous applaudissons à tout rompre à ce magnifique discours lourd de sens. Nos familles sont en extase, certaines de faire partie de l’élite intouchable que vient de dépeindre notre Guide et Cheffe. Nous, nous conservons le visage affable, afin de garder le change, bien entendu. Pourtant, au teint blême de mes collègues, je suis sûr qu’ils ont compris le message avec autant de clarté que moi : la Grande Compagnonne nous donnait tout… Mais pouvait également tout nous reprendre aussi facilement qu’un simple claquement de doigts… Nous sommes l’élite, pensent nos familles ? Erreur, nous sommes autant des victimes que les autres citoyens de cette Nation et en première ligne des bourreaux de surcroît. Nous allons devoir sacrifier nos âmes et nos principes pour conserver notre place, notre vie ainsi que celles de nos familles. Nous n’aurons pas le choix. Mais, après tout, qui dans cette société a déjà eu le choix ?