La cour !
J’entends le son étouffé d’une porte qui s’ouvre dans un grincement aussi atone qu’il n’est étouffant. Les bruits de pas feutrés sur un parquet invisible s’infiltrent par l’entrebâillement du battant qui me sépare du tribunal. Je devine le son des bancs et des fauteuils en bois craquant sous le poids des hommes et des femmes se levant pour accueillir nos juges tandis qu’ils commencent à s’installer. Est-ce le président qui a fait crisser son siège en le tirant vers lui ? Un magistrat ? Ou un des membres du public venu assister à ce procès et dont le banc craque lorsqu’il se lève avec déférence et précipitation ? Je ne peux que supposer durant ces quelques brèves et intenses secondes que je passe à fixer la porte derrière laquelle je me trouve, tout en entendant à côté de moi les petits halètements angoissés de S…. Elle semble apeurée. Je le suis aussi, mais je préfère combattre ma peur afin de comparaître calme et déterminée. Le combat continue, à tout instant.
Quelques murmures incompréhensibles me parviennent, ainsi que le son d’une chaise que l’on tire. Je sens la présence des deux gardes à mes côtés, m’encadrant pour s’assurer que je ne puisse pas m’enfuir. Je n’en ai aucunement l’intention, même s’ils ne peuvent pas le savoir, bien sûr. À sentir S… trembler à mes côtés, je me doute qu’elle souhaiterait être partout ailleurs plutôt qu’ici. Mais pas moi. Je ne rentrerai pas en tant qu’accusée dans un procès, mais telle une guerrière dans une arène. Avec la mort du Grand Compagnon, toute la Nation est en ébullition. Même si nous avons été arrêtées et sommes jugées aujourd’hui pour acte de trahison envers le Parti des Compagnons, je sais que celui-ci est au bord du désastre. La disparition de son meneur, de notre dictateur, a fait souffler un vent d’espoir et de liberté sur le pays. Il ne tient à rien pour que cette bourrasque ne se transforme en tempête. S’il suffit d’appliquer la théorie de l’effet papillon pour obtenir le bouleversement social dont cette Nation a cruellement besoin, alors je battrai furieusement des ailes durant les trois jours de ce procès fantoche.
Soudain, une voix sèche et procédurière traverse le battant et parvient à nos oreilles aussi clairement que si le président de la cour se trouvait en face de nous :
— Faites entrer les accusées, veuillez-vous assoir.
La porte qui nous sépare du tribunal s’ouvre soudainement et nous voilà qui entrons dans la salle, dans le brouhaha du public et de la cour s’empressant de suivre l’ordre du président. Mes geôliers m’entraînent vers un banc droit, sans artifice, d’une nudité fonctionnelle. Je m’assoie auprès de S… qui s’est soudainement tendue comme une corde à linge. Elle semble retenir son souffle. Je porte mon regard sur le tribunal et le parcours rapidement des yeux. Première déception, la salle est beaucoup plus petite que je ne l’avais imaginé. Nulle grande salle d’audience où je pourrais porter le coup de ma rébellion avec panache. Nous sommes dans une salle aux dimensions restreintes, dont le bois en contreplaqué transpire tout autant la monotonie que le banc sur lequel je siège. Le silence est solennel, mais tout dans le décor suinte la simplicité procédurière.
C’est dommage, me dis-je intérieurement. Mais, après tout, je n’avais pas eu le choix de l’arène où mener mon dernier combat. À moi de m’en accommoder. Au moins ais-je le public qu’il me faut. Je ne parle pas des quelques badauds qui sont venus étancher leur soif de curiosité malsaine et qui nous regardent maintenant avec une indifférence feinte. Non, mon attention se porte sur les caméras accumulées au fond du tribunal et qui diffusent le procès en direct à la télévision. Voilà où se trouve mon arme secrète. Le Parti voulait faire de nous un exemple pour étouffer la flamme de la révolte et rétablir l’ordre. J’allais en faire le foyer de l’embrasement final de son siège et j’allais souffler sur ce brasier jusqu’à ce qu’il n’en reste que des cendres.
Le président soupire légèrement dans son micro, de ce soupir d’usuelle lassitude de qui anticipe un discours mille fois prononcé, où chaque parole de l’instruction accable celui qui s’apprête à les énoncer une énième fois, petit enfer procédurier que connait chaque fonctionnaire. Puis il nous dit :
— Mesdames, bonjour, levez-vous s’il vous plaît.
Nous nous levons et S… marmonne un « bonjour » apeuré. Le président continue, imperturbable :
— Comment vous appelez-vous ?
S… répond timidement et décline son identité. Je me redresse de toute ma hauteur et clame, haut et clair :
— Je suis K… !
Le président continue, indifférent à ma fierté :
— Veuillez décliner vos âges et professions.
— J’ai 21 ans, je suis étudiante en droit et je suis la présidente de Mouvement de Libération National ! Je lance avec passion, afin que tous sachent ici ce que nous représentons.
— … J’ai 21 ans également, membre du MLN avec ma comparse, répond S… avec bien moins d’emphase que moi.
Nous n’avons pas pu nous accorder sur notre stratégie au procès et je sens S… déconcertée par mon attitude. Il est vrai que nous avons été lancées dans la fausse aux lions de manière précipitée, le Parti des Compagnons souhaitant apporter une réponse politique forte à la confusion sociale des dernières semaines ayant suivi notre mouvement de révolte concomitant avec la mort du Grand Compagnon. De toute son histoire, jamais le Parti n’avait été aussi affaibli politiquement, il était donc logique qu’il souhaite rétablir cela par notre jugement rapide et sévère. Un classique totalitariste. Mes paroles et mon ton prouvent cependant clairement que je compte me battre jusqu’à la fin et profiter du chaos politique à mon avantage.
Le président n’en a cure, pour le moment. Il continue son inarrêtable laïus, avec la sérénité d’une routine processuelle :
— Madame K…, Madame S…, vous êtes accusées d’acte de trahison envers la Nation, d’acte de sédition envers le Parti, d’actes de torture et d’homicide sur des dépositaires de l’autorité publique, ainsi que d’incitation au chaos social. Merci, asseyez-vous.
Nous nous asseyons tandis que le président tourne son regard vers le lourd dossier ouvert devant lui et commence à lire avec lenteur :
— Mesdames K… et S…, je vous invite, ainsi que mesdames et messieurs les jurés, à être attentifs à l’exposé des faits auquel je vais procéder tel qu’il résulte de la décision de renvoi. Le vendredi 14 avril 20…, la PPI a été informée de la prise illégale de la place du 4 septembre 20… par un mouvement rebelle d’étudiants aux désirs révolutionnaires. Malgré la tentative de diplomatie menée par le Parti des Compagnons, les responsables du mouvement révolutionnaire, en les personnes de Madame K… et Madame S… ici présentent, ont préféré répondre par une violence sans précédent dans l’histoire de notre Glorieuse Nation, en incitant les jeunes rebelles à attaquer les fonctionnaires dépositaires de l’ordre publique présents pour encadrer le mouvement, et ont jeté…
La lecture de cette accusation truffée de mensonges et de calomnies est aussi longue et fastidieuse qu’elle n’est outrageante. Si S… tremble de peur, je frémis de rage. J’écoute chaque mot avec un peu plus de colère, la lente litanie des boniments s’écoulant de la bouche du Président comme un serpent s’enroulant autour de nos cous pour nous étouffer de toute la force de sa sournoise danse. Enfin, lorsque le président de la cour a fini son laïus et de lire ce texte certainement écrit par un membre zélé du Parti, il relève la tête, nous fixe et nous demande :
— Persistez-vous à plaider non coupables des faits gravissimes qui vous sont reprochés ?
S… se tourne vers moi, incapable de prendre une décision. Je me relève, bombe le torse, toise la cour qui me fait face et dit, d’une voix haute et claire :
— Non seulement nous plaidons non coupables, votre honneur, mais nous démontrerons que nous sommes les victimes d’une machinerie judiciaire odieuse, à la solde d’un gouvernement totalitaire aux humeurs répressives.
Un bourdonnement commence à monter, le public commente en chuchotant ma réponse. À en croire la surprise qui traverse un instant le regard décontenancé du président de la cour, il est évident qu’il ne s’attendait pas à une telle réponse. Sortant du confort de sa procédure, le président me répond d’un ton agacé :
— Nous faisons le procès de vos agissements, madame K…, non des lois et du gouvernement.
— C’est pourtant sur ce terrain que je porterai notre défense, votre honneur. Un procès aussi arbitraire, où l’on nous assigne à comparaître sans aucune préparation, en nous affligeant des avocats incapables et étant clairement à la solde du Parti (les deux zigotos qui n’ont pas encore dit un mot gigotent sur leurs sièges, mal à l’aise d’avoir été si rapidement percés à jour), ne saurait nous convenir ni satisfaire les besoins de justice de notre Nation. Le danger est ailleurs que dans le box des accusés. Le danger est ce procès, mesdames et messieurs, dis-je en fixant soudainement les caméras du fond de la salle qui s’agite maintenant de plus en plus.
— Silence ! réclame le président de la cour en tapant de son marteau. Nous prenons acte de votre réponse, Madame K…. Les débats débuteront par l’écoute des témoignages de l’accusation. La séance est ajournée.
Les gardes nous relèvent brusquement et nous font quitter la salle, tandis que le brouhaha s’élève à nouveau. Je sens que les caméras sont fixées sur moi tandis que la porte que nous venons de passer se referme derrière nous. Le combat a commencé. Les bases sont jetées. Ce sera un duel à mort.
*
— Et vous certifiez avoir vu Madame S… tirer sur vos collègues, Compagnon ? Demande le président de sa voix monotone.
— C’est comme je vous l’ai dit, votre honneur, répond le pion de la PPI en malaxant sa casquette suintante de transpiration. Madame S… a réussi à s’emparer d’un fusil d’un de nos collègues. Impossible de savoir comment elle a fait dans la confusion. Mais je l’ai vu, avec les membres de mon escouade, mitrailler sur nos collègues qui se défendaient de la fureur de ces étudiants enragés. Elle s’était cachée derrière un petit muret pour pouvoir agir. Comme si elle s’était entraînée et qu’elle savait comme se placer pour être la plus efficace possible, si vous voyez ce que je veux dire.
— Combien de membres de la PPI Madame S… a-t-elle abattu de cette manière ?
— Onze de mes collègues, votre honneur.
— Et ce fusil, avez-vous identifié à qui il appartenait ?
— Si fait, votre honneur. Il s’agissait du fusil du sergent O…, un fervent compagnon, très fidèle au Parti et à la Nation, voyez-vous ?
— Je vois. Le sergent O… a-t-il expliqué comment il avait perdu son arme à la faveur de Madame S… ?
— Oh non, votre honneur, poursuit le sergent en faisant tourner sa casquette encore plus vite entre ses deux grosses paluches. On l’a retrouvé mort, lui aussi, le visage éclaté par une balle. Impossible de prouver quoi que ce soit dans le chaos de la bataille mais, si vous voulez mon avis, il a perdu la vie tandis qu’en même temps on lui enlevait son arme, si vous voyez ce que je veux dire. Impossible qu’il s’en soit séparé autrement, c’était un excellent Compagnon aux convictions inaltérables.
S… est blême à faire peur. Elle est à deux doigts de s’évanouir sur place. Je pensais qu’elle avait plus de cran que ça. Je la regarde un instant puis reporte mon attention sur le témoignage du sergent.
— Et Madame K…, à ce moment-là, Compagnon O…. Que faisait-elle ?
— Oh, elle, vous savez, elle n’était pas très loin. On l’a vu frapper nos collègues à coup de barre de fer. Pire encore, elle s’est juchée sur une barrière en hurlant aux autres de nous lyncher. Ils n’auraient pas été aussi violents si elle n’avait pas été là pour les encourager, vous savez ?
— Vous voulez dire que Madame K… a sciemment, et en toute conscience, ordonné à ses camarades de frapper et de tuer vos collègues ?
— Oui, c’est ça, votre honneur, comme je vous dis. Elle les a galvanisés par des propos contre-révolutionnaires. Comme quoi nous représentions le mal et que l’on méritait d’être abattu pour qu’ils puissent se libérer de notre joug.
— Vous parlez donc de paroles avérées de sédition, Sergent ?
— Oui, c’est cela, votre honneur.
— Très bien, merci, Compagnon O…, votre témoignage a été précieux.
— De rien votre honneur.
Le président se tourne vers nous et nous demande :
— Reconnaissez-vous les faits dont a fait état le sergent O…
Je me lève immédiatement et réponds, ne laissant pas le temps à S… le temps de le faire :
— Bien sûr que nous reconnaissons les faits, votre honneur.
Un silence glacial se répand dans la salle. Tout le monde est pendu à mes lèvres :
— Vous admettez donc les accusations de séditions, d’actes de torture et d’homicide sur des dépositaires de l’autorité publique, ainsi que d’incitation au chaos social, Madame K… ?
— Absolument pas. »
Les chuchotements commencent à émerger à nouveau.
— Enfin, Madame K…, vous venez pourtant de dire que…
— J’ai reconnu les faits du témoignage du Sergent, mais je rejette absolument la lecture calomnieuse faite par l’accusation lors de ce procès.
— Et comment qualifiez-vous les tirs meurtriers de Madame S… ainsi que les coups que vous avez portés ? Comment nommez-vous ces tirades faites à vos camarades pour les inciter à tuer également ces agents qui faisaient leur devoir ?
— De la légitime défense, votre honneur.
Les chuchotements se font plus insistants.
— Nul n’a le droit de frapper et de tuer un dépositaire de l’ordre publique, Madame K…, il en va de la loi. Nulle sécurité sociale n’est possible sans ces conditions préalables.
— Si l’ordre publique se transforme en agresseur, il en va de notre survie, votre honneur. La sécurité sociale n’est alors plus entre les mains de l’État qui devient l’ennemi du peuple.
Le brouhaha devient bruyant.
— Silence ! Réclame le président. Madame K…, il n’est pas suffisant de clamer à l’agression pour que cela justifie les homicides. Encore faut-il le prouver ! Êtes-vous en mesure de le faire ?
— Et comment souhaitez-vous que je prouve quoi que ce soit alors que tout dans cette procédure a pour but d’oblitérer notre défense ?
Le silence est à nouveau perceptible, le président me laisse continuer, dubitatif.
— Pourtant, je maintiens et signe que nous n’avons fait que de nous défendre face aux tirs de la PPI. Et l’absence de preuve sera ma preuve finale.
Plus personne ne respire dans la salle. Même la cours semble pendue à ce que je m’apprête à dire, comme si la société entière attendait enfin que quelqu’un ose dise ce que tout le monde taisait, de peur des représailles. Mais la peur autorise toutes les dérives et je suis déjà au cœur d’un procès où je risque ma vie, qu’ai-je à craindre d’accuser moi-même ? Voilà l’erreur du Parti dans ce procès qu’il a sciemment rendu publique.
— Tous les journaux n’ont cessé de répéter le message du Parti, criant à qui voulait l’entendre que nous avions engagé le combat et que la PPI se défendait face à nos coups. Mais quelle preuve pouvez-vous apporter à cela ? Vous n’avez que le témoignage des agents corrompus qui rabâchent le texte qu’il leur a été demandé de bachoter. Il aurait été bien plus simple que les caméras des journalistes qui nous filmaient depuis plusieurs jours montrent nos faits de violence sur la PPI pour prouver que notre mouvement était dangereux pour la sécurité sociale et mérite une intervention armée, n’êtes-vous pas d’accord ? Pourquoi, alors que notre mouvement jouissait d’une couverture médiatique nationale depuis une semaine, aucune caméra n’a été en mesure de capturer précisément le début des hostilités ? Pourquoi ne pouvons-nous nous fier qu’à des témoignages abusifs, sans preuves concrètes à apporter ?
Le silence est total, la salle attend que je libère ce nœud qui lui noue le cou depuis tant d’années. Je le desserre avec joie :
— N’est-ce pas la preuve la plus flagrante de l’État voyou dans lequel nous vivons ? Un tel contrôle des médias n’est possible que si le gouvernement a une mainmise totale sur la société qu’il gouverne. Comment, alors, faire entendre notre voix, si le peuple est ainsi opprimé ? Vous, sergent O…, dis-je soudain en pointant du doigts l’agent de la PPI qui sursaute et me regarde stupidement. Oserez-vous dire devant tout ce monde, devant la Nation entière, que nous vous avons attaqué ? Ne souhaitez-vous pas vous libérer de votre mensonge et de votre culpabilité ? Allez-y, dites au monde que les étudiants qui étaient pacifiquement installés sur la place du 4 septembre 2…, vivant dans le froid et soutenus par les citoyens qui leurs apportaient à manger, vous ont chargé et que vous vous êtes défendus sous nos attaques barbares. Nous vous écoutons.
Le sergent me regarde et, dans un silence absolu, hésite. Il cligne et, pendant quelques secondes, ne sait plus que répondre. J’en profite pour répliquer :
— Vous voyez ? La voilà, votre preuve ! Le mensonge étatique ne peut plus tenir ! Allons-nous tous collectivement accepter d’être sans cesse opprimés par ce Parti des Compagnons ? Les Compagnons de qui ? Pas ceux des citoyens, apparemment ! Conduis par un meneur qui tenait plus du dictateur que du Compagnon, allons-nous continuer sans fin ce simulacre ? Nous avons été la voix du peuple. Nous avons fait ce qu’il était nécessaire pour notre survie. Un gouvernement qui tue son peuple n’a plus la légitimité de gouverner. Et la peur que ces voyous essayent d’insuffler à travers ce simulacre qu’est le procès que nous vivons aujourd’hui ne marchera pas, ne marchera plus jamais. Alors oui, votre honneur, je le redis : Les faits rapportés sont exacts, mais pas leurs interprétations. Nous nous sommes défendus. Nous ne sommes pas les agresseurs mais les victimes, comme toute cette Nation, depuis bien trop longtemps. C’est le procès des Compagnons qui doit dorénavant advenir, non celui de citoyens victimes.
La salle explose en hurlements. Le public s’est levé, gesticulant et réclamant justice. Les gardes n’arrivent plus à tenir la salle. Des bagarres commencent à apparaître, le chaos est total. Je sais que j’ai porté un grand coup dans ce procès. J’ai battu des ailes avec ardeur et j’ai potentiellement déclenché cette tempête sociale dont nous avons besoin. Pourtant, je reste calme. Je ne bouge pas et reste silencieuse. Car mon combat est ailleurs. Au milieu de toute cette agitation, je garde mon regard tranquillement fixé sur le Président de la cour. Lui aussi me regarde, indifférent au chaos ambiant. C’est un duel. Nous nous fixons longuement. Je sais qu’il m’évalue et je garde mon attention entièrement focalisée sur ses yeux. J’attends. J’observe. Je guette, jusqu’à ce que…
Oui ! Une étincelle. Un frémissement musculaire. Fugaces, mais si indispensables indices. Mon discours a porté sur le président. Mon succès est total. J’ai réussi à semer le doute. J’ai pu dire ce qu’il fallait mettre en lumière. C’était pourtant si simple. Il fallait juste élever la voix.
*
Nous sommes assises dans la salle à côté du tribunal où patientent les accusés en attendant la reprise des débats. Nous ne disons rien avec S…, nous n’échangeons pas une seule parole. S… fixe le sol avec obstination, perdue dans ses pensées. Elle ne cligne pas des yeux, perdu dans le vague. Pour ma part, je regarde le mur. Mais je ne me concentre nullement sur ce que je regarde, ni même sur mes pensées. Non. Mon attention est entièrement tournée vers la discussion entre mes deux gardes, qui discutent entre eux :
— J’ai jamais vu une chose pareille. Et toi, H… ?
— Pareil, moi non plus. La salle semblait au bord de l’implosion. C’est rare, normalement c’est calme, une cour de justice.
— Ouais, c’est dingue quand même. C’est la première fois que je vois une contestation aussi franche contre les Parti des Compagnons. Normalement, tout le monde est bien content de les suivre, non ?
— Ben oui, tiens ! C’est quand même grâce à eux que la Nation est si glorieuse et se porte si bien, non ? Je veux dire, grâce à eux, notre société est stable et la criminalité est au plus bas. On est en sécurité, nos familles sont à l’abri du besoin, et il ne règne pas un chaos social comme on peut en entendre parler chez les pays voisins.
— Ouais, t’as raison.
— J’veux dire, ok, certains peuvent bien se plaindre qu’il nous manque quelques libertés, d’accord, mais si c’est le prix à payer pour avoir la stabilité sociale, c’est une bonne chose, non ? Enfin, tu voudrais vivre, toi, dans un pays où toute liberté est autorisée ? Comment contrôler la criminalité, alors ? Ou même l’égoïsme des uns envers les autres ? Sans un État fort, chacun pourrait s’attaquer à son voisin et on ne serait en sécurité nulle part.
— Ouais, c’est bien vrai, ça. On veut pas revivre le chaos de la révolution. Ça s’rait trop dangereux pour nous et nos proches, je pense.
— Ouais…
Le silence se fait quelques instants, puis S… demande :
— J’aurais besoin d’aller aux toilettes, s’il vous plaît.
Ses propres gardes la prennent par le coude sans lui adresser la parole. Ses menottes teintent pendant qu’elle est à moitié trainée hors de la pièce, où je me retrouve seule avec mes geôliers. Je leur dis :
— Vous pourriez allumer la télé, s’il vous plaît ?
Ils me regardent avec agacement tandis que l’un d’eux, un rouquin aux oreilles décollées, s’avance vers le vieux poste posé sur une table branlante à l’autre bout de la pièce. Il appuie sur le bouton, l’écran s’allume et commence à diffuser les images que j’attendais de voir. Des mouvements de foules, des manifestations semblent se dérouler dans tout le pays. Les caméras filment des heurts avec la PPI, dans des combats qui semblent violents, alors qu’un journaliste commente :
« …Depuis ce matin, des manifestations se déroulent spontanément à travers tout le pays, malgré les arrêtés préfectoraux les interdisant pour un temps indéterminé. La foule, composée de citoyens de tous âges et conditions, déambule en demandant la relaxe immédiate des dirigeantes du MLN, ce mouvement étudiant catalogué de contrerévolutionnaire et qui avait envahi il y a quelques semaines la place du 4 septembre 2… dont la libération s’est faite dans la violence la plus totale. Pour la première fois dans l’histoire de notre pays, le Parti des Compagnons est confronté à une contestation sociale qui prend une ampleur nationale, nombre de citoyens appelant le Parti à céder le gouvernement. Certains cris appelant à une élection démocratique s’élèvent même dans les cortèges. Si la majorité des manifestants défilent dans le calme, de nombreux heurts avec la PPI sont rapportés, notamment aux abords du tribunal où se déroule le procès… »
Soudain, une violente explosion retentit à l’extérieur du tribunal, nous faisant tous sursauter et trembler les murs. Nous comprenons alors que les manifestations sont potentiellement à nos portes. Nous entendons alors les cris des manifestants qui nous parviennent, étouffés mais audibles :
— Liberté !
— Relâchez les innocentes !
— Le MLN n’est pas le mal, il est la dénonciation !
— Compagnons, arrêtez de nous accompagner, le chemin vers la liberté est tracé, nous savons où aller !
Un coup de feu retentit et des cris de colère répliquèrent. J’ai l’impression de me retrouver à nouveau sur la place à défendre chèrement ma vie contre la PPI et l’armée venues nous détruire et nous réduire au silence. Le chaos social commence à apparaître. Mes cartes se sont abattues au bon moment. Le Parti des Compagnons semble avoir de plus en plus de mal à tenir la société. Le peuple arrive enfin à exprimer sa colère. Il ne suffit plus qu’une seule étincelle, un mauvais pas du Parti, et la révolution explosera. Le Parti sait qu’il vit peut-être ses dernières heures, il marche sur des œufs prêts à céder à tout instant.
Mes deux geôliers se regardent, mal à l’aise. Puis l’un deux dit timidement :
— Ça semble être bien le bordel dehors, hein ?
— … Ouais. Les citoyens commencent à s’énerver dehors en écoutant ce procès.
— Mais, dis, tu crois pas qu’ils ont un peu raison, sur certains points je veux dire ?
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Ben… je dis pas que le peuple a toujours raison et qu’il doit prendre les décisions, mais c’est vrai que, quand-même, le gouvernement ne laisse aucune place à la discussion, non ? Je veux dire, ok, il faut la paix sociale et un gouvernement fort pour nous mener vers la gloire et éviter le chaos social, mais ça veut pas dire qu’il doit tout nous imposer, quitte à réprimer dans le sang tout avis divergent, non ?
— … Chais pas…
— Ben, écoute, dehors. Tout le monde semble quand-même d’accord pour dire qu’il faut un peu plus de relâchement. Tu crois vraiment que c’est la bonne façon de sévir à ce moment-là ? ça va faire encore des morts, cette histoire, et peut-être ceux de trop, si tu vois ce que je veux dire.
— … Ouais, t’as peut-être raison, après tout…
Je souris intérieurement. Voilà exactement les paroles que je voulais susciter avec mon procès ! Tout se déroule comme je le désirais ! C’est merveilleux ! Le doute s’installe dans tous les esprits et la marge de manœuvre du Parti se réduit comme une peau de chagrin. J’exulte tandis que la porte s’ouvre sur les deux gardes qui ramènent S… des toilettes. Elle se rassoie fébrilement. Décidément, elle semble de plus en plus mal. Elle ne paraît pas comprendre que nous sommes à deux doigts de gagner. L’ouragan de contestations est prêt à se déchaîner. Il ne me reste plus qu’à continuer à battre des ailes.
*
La voix sèche et procédurière traverse à nouveau le battant et parvient à nos oreilles aussi clairement que si le président de la cour se trouvait en face de nous :
— Faites entrer les accusées, veuillez-vous assoir.
Nous entrons dans le box des accusés comme à notre habitude. Pourtant, cette fois, l’ambiance de la salle est complétement différente. Nous sommes reçus par des applaudissements du public ! Comme c’est exaltant ! Mon cœur se gonfle soudainement de joie et je ressens un frisson d’excitation traverser mon corps. J’ai l’impression d’avoir déjà gagné ce procès. L’opinion publique est derrière moi et je sais que la cour se pose aussi des questions. Il faut agir encore finement, bien entendu, mais je suis plus proche de la victoire que jamais, j’en suis sûr.
Le président de la cour me regarde avec maintenant une lueur d’appréciation dans les yeux. Il semble avoir adhéré à ma défense, me dis-je intérieurement tandis que mon cœur continue de battre la chamade. Le président me regarde et me demande :
— Madame K…, nous allons bientôt rendre notre jugement. Avant que nous ne prenions notre décision finale, avez-vous quelque chose à ajouter ? Avez-vous un avis sur la peine à laquelle vous devriez être condamnées avec Madame S… ?
Je me lève et lui réponds avec un petit sourire en coin :
— La relaxe immédiate, avec des excuses de la part du gouvernement, votre honneur.
La salle éclate de rire et le président lui-même s’autorise un frémissement du coin des lèvres. Je suis certaine d’être innocentée de toutes les charges, ou alors de recevoir une condamnation symbolique. Dans tous les cas, ce jugement sera un camouflet politique pour le Parti des Compagnons. J’espère simplement qu’il s’agira du coup final avant son effondrement.
Le président me regarde avec bienveillance et déclame :
— La cour va pouvoir rendre son…
La porte par laquelle la cour entre dans le tribunal s’ouvre et un petit fonctionnaire se faufile jusqu’au président qui arrête de parler. L’intru se penche à l’oreille du président et lui chuchote quelques mots précipités à l’oreille. Le président de la cour reste de marbre mais je vois son teint pâlir légèrement. Lorsque le petit homme se redresse, le président se râcle la gorge, embarrassé, et dit :
— Veuillez m’excuser quelques minutes.
Et le voilà qui se lève sous nos regards surpris et se faufile derrière le petit fonctionnaire pour enfin disparaître par la porte de service. Le public commence à murmurer avec excitation. A voir les regards interloqués, personne ne s’attendait à un tel rebondissement. Je suis moi-même surprise de cet interlude inopiné. Je ne suis pas certaine de ce qu’il va se passer. Je me tourne vers S… qui garde résolument les yeux fixés vers le sol. On a l’impression qu’elle n’est pas affectée par cette interruption. Puis je vois perler une larme de ses yeux et je comprends. Mon cœur cesse de battre et s’effondre dans ma poitrine tandis que je me rassieds, blanche comme un linge.
J’ai encore du mal à intégrer la nouvelle lorsque le président de la cour rentre par la porte et se rassoie à son siège. Son visage et son regard ont changé. Ils sont fermés, durs et tristes. Tout le monde comprends qu’il s’est passé quelque chose de terrible. Le président fixe S… quelques instants, puis lui demande avec sévérité :
— Madame S…, notre Nouvelle Grande Compagnonne (la salle entière sursaute à cette nouvelle retentissante) vient de m’annoncer que vous lui auriez fait des confidences sur les actes dont nous discutons au sein de ce procès. Selon notre nouvelle Grande Meneuse, vous lui auriez avoué n’avoir pas eu le choix de suivre Madame K…, dont les comportements dictatoriaux durant toute la semaine de manifestation indiquent clairement que les ambitions de Madame K… vont bien au-delà d’une simple manifestation sociale. Selon vos dires, Madame K… recherche le pouvoir total sur la population de cette Nation afin d’imposer un régime totalitaire basé sur la destruction des citoyens et aurait même fait allusion à un « autogénocide permettant de purger la société des racines malades et repartir sur des bases saines ». Est-ce bien cela ?
Je fixe silencieusement S…, incapable de ressentir quoi que ce soit à la suite de cette trahison innommable. S… continue de fixer le sol et ne répond que par un timide hochement de tête tout en versant des larmes. Le président regarde fixement S… puis tranche d’une voix dure :
— Au vu des nouveaux éléments apportés à la Grande Compagnonne, la meneuse de notre Glorieuse Nation m’a vivement conseillé de porter la plus grande sévérité aux actes terroristes perpétrés par Madame K… au nom d’une ambition personnelle et égoïste. J’ai convenu que cela était nécessaire pour le bien de notre Nation. En vertu de ma qualité de président de cette cour et avec l’aval de la Grande Compagnonne, rajoute le président en élevant la voix pour couvrir les protestations du public, Madame K… est reconnue coupable de l’ensemble des accusations portées à son encontre et condamnée à l’internement en Camps de Redressement Laborieux à perpétuité, en espérant que cette nouvelle vie de labeur à la gloire de la Nation lui permettra de se purger de ces pensées contrerévolutionnaires dangereuses pour la paix sociale, grand combat des Compagnons pour notre bien à tous. Madame S… obtient la grâce présidentielle de la Grande Compagnonne et doit être libérée immédiatement. La séance est levée.
J’entends à peine le marteau s’abattre pour annoncer la fin de mon procès. Je ne perçois pas les clameurs dans le public. Je regarde le président, désarmée, qui me lance un regard de profond désarroi. Puis il détourne les yeux, se lève et sort de la pièce, usé par le jugement qu’il vient de rendre. Je comprends qu’il n’a pas eu le choix de ce verdict. Notre nouvelle meneuse, qui qu’elle soit, a mené un grand coup pour étouffer le début de contestation sociale. J’ai battu des ailes tant que j’ai pu, mais il semble que l’on me les a brûlées avant que cela ne puisse avoir un impact irréversible. Je suis à terre, sans défense.
Je sens les mains de mes geôliers me saisir pour me relever pour m’entraîner hors de la salle. Je regarde S… qui se voit libérer de ses menottes. Elle me fixe, pleurant à chaudes larmes, et me supplie de la pardonner. Mais comment pourrais-je faire cela ? Elle m’a sacrifié, ainsi que toute cette Nation, pour sa propre sécurité. Je la regarde d’un regard vide, puis je suis emmené vers l’extérieur par mes gardes, dans le brouhaha de la salle. Je suis terrassée. La guerrière agonise, je ne suis plus qu’une énième victime d’un système judiciaire corrompue. La tête de proue de la révolte en cours vient d’être décapitée.
Mes geôliers me font monter dans un fourgon, attachent mes menottes au sol et ferment la porte. J’entends le moteur démarrer et nous voilà parti sur la route. Je suis en route pour un CarLab. À perpétuité. Mon esprit fourmille de questions plus terrorisantes les unes que les autres. Serai-je emmené à Joie ? Combien de temps vais survivre ? Vais-je finir brisée, renvoyée sur les routes, à mourir tel un zombi ? Ou serai-je tuée par les multiples tortures que je vais certainement subir ?
Je me fais alors une promesse. Il est hors de question que je baisse les bras. J’ai perdu dans l’arène, certes. La révolte que je souhaitais lever pour se libérer du joug du Parti est morte. Mais ce n’est qu’une bataille de perdue. Je ne me laisserai pas détruire par ces voyous. Je ne serai pas une victime de plus. La guerre continue, la guerre pour la liberté, la guerre pour la vie. Je ne renoncerai pas, notre Nation en a trop besoin.
Soudain, voilà que le fourgon s’arrête. Étrange, nous ne sommes pas partis du tribunal depuis si longtemps. La porte du fourgon s’ouvre brutalement et les deux gardes rentrent dans le véhicule. Ils me détachent du sol de la camionnette et me traînent dehors. Je ne comprends pas. Nous sommes en pleine forêt, nulle trace d’un quelconque camp aux alentours. Je demande :
— Où sommes-nous ? Où m’emmenez-vous ?
— Ta gueule et avance !
Je suis poussée entre les arbres et mes bourreaux me forcent à avancer sous la menace de leurs armes. J’ai peur. Pour la première fois depuis longtemps, je ne ressens que de la terreur. Aucune trace de courage, de rage, de colère ou de pensée raisonnable. Je ne suis plus que peur et effroi. Je crains de découvrir ce qu’il y a au bout du chemin. Je comprends dans les limbes de mon esprit terrifié ce qui m’attend, mais je refuse de l’accepter. Ce n’est pas possible. Pas moi, pas comme ça ! Mais ai-je le choix ?
Mes bourreaux m’emmènent dans une clairière à l’abris des regards. Là nous attendent deux autres Compagnons, un grand homme avec un fusil à la main et à ses côtés un petit fonctionnaire au visage terne cerclé de petites lunettes et au corps recouvert d’un costume gris sans attrait. Je commence à paniquer et à supplier :
— Pitié, non ! Tout mais pas ça ! Emmenez-moi en Carlab, je serai une prisonnière modèle, je vous le jure ! Je vous en prie, non ! NON !
Mais je ne peux pas échapper à ce piège. Je suis emmenée devant un immense trou creusé dans la terre. À l’intérieur, l’horreur à l’état pur. Des corps, parfois nus, parfois habillés. Tous récemment tués d’une balle dans la tête et abandonnés là avec dédains. Je n’en reconnais aucun, mais je sais qu’ils menaient tous la même guerre que moi. Voilà la dernière défense du Parti. Sommairement achevés et oubliés, les contrerévolutionnaires sont abandonnés ici et dans mille autres trous perdus dans la forêt. Les yeux de certains sont encore ouverts, comme s’ils étaient restés bloqués sur leur dernière pensée, incapables de trouver le repos. Mais c’est toujours mieux que ceux dont le visage a explosé à l’impact. J’espère simplement pouvoir…
BANG !
*
Le corps de la jeune fille s’écroule comme si tous les fils qui la retenaient s’étaient coupés d’un coup. Le cadavre tombe comme une masse dans le trou, son visage enfoui dans le postérieur d’un autre corps flasque. C’est tout. Pas de gloire dans la mort, pas d’honneur dans la fosse, juste la réalité de l’absence de vie. Cela serait pathétique s’il y avait encore un esprit dans ce corps. Mais ce n’est que le néant dans son plus simple appareil.
J’abaisse mon fusil, le cœur fermé. Ce n’est que le dernier cadavre d’une longue liste pour avoir réussi à remplir cette fosse. Le petit fonctionnaire s’approche de moi et me dit alors :
— Bravo, Compagnon A…. Vous venez enfin de faire vos preuves envers le Parti. Nous sommes maintenant convaincus que vous êtes revenu sur le droit chemin. Vous allez pouvoir enfin être réintégré à la zone 481.
Je soupire silencieusement, soulagé. Me voilà enfin lavé de tout soupçon. Je vais pouvoir revivre. Mais à quel prix ?