Chapitre 9 - La cité de brume

Par Daichi
Notes de l’auteur : Chapitre 5, La cité de brume. Partie 1.

« Cela faisait longtemps que je n’avais pas admiré la nuit ! », s’enchanta Victor en voyant le paysage extérieur les quitter, à mesure qu’ils pénétraient dans cette grosse ruche illuminée qu’était la capitale. Depuis les fenêtres du premier wagon, richement décoré de boiseries, de gravures ou de moquette, sans oublier les sièges de première classe sur lesquels il était affalé, le jeune musicien chantonnait un adieu pour la lune et sa lueur. Rares étaient les chants alloués à la nature, chez les citadins, pour qui cette notion avait tout d’étranger. « Elle va me manquer, pour sûr.

— Tant mieux pour vous », marmonnait Swaren en raccrochant le combiné. Puis, il nota sur une machine à écrire ce qu’il y avait entendu, sans mot dire. Et bien que Victor eût envie d’espionner cette curieuse conversation, rien ne lui aurait permis de comprendre le code morse que l’Araignée avait inventé, et qu’il changeait chaque semaine.

« Finalement, la mesure de la sénatrice Steel vous arrange bien. Vous y avez éminemment contribué dans l’ombre, évidemment. Je dois avouer que vous êtes un stupéfiant stratège, au style de “pile je gagne, face tu perds”. Diable ! que l’odeur commence à être difficile à supporter. Ne puis-je vraiment pas ouvrir la fenêtre ?

— Non. Et fermez ce rideau.

— Bien, bien, souffla Victor, ce faisant. Permettez-moi de vous exprimer mon inquiétude, Sénateur. Aurais-je fait partie de ces malheureux, si par malheur je n’avais pas en tête le visage de notre cible commune ? » Il enjamba les cadavres des examinateurs, sans épargner ses chaussures du sang incrusté dans le tapis. Puis, il joua avec la tête de la femme au monocle, qui bascula en arrière par-delà le siège.

« Ne vous posez pas trop de questions, Owlho.

— Nous cacher des secrets ne nous apportera pas grand-chose, mais soit ! Qu’attendez-vous de moi ? Que je vous décrive le visage de l’étranger ? Que je vous le pointe du doigt parmi tous les wagons ? Je ne désire pas périr tout de suite de votre main ni de celle de M. Farwell » Il salua l’intéressé d’un geste de la main, qui grogna en réponse.

« J’obtiendrai ce que je souhaite en temps voulu. Nous conserverons tous les corps trouvés dans le désert, et emprisonnerons les survivants du train. Nous aurons l’occasion de voir duquel s’agissait l’étranger plus tard. Récupérer ses souvenirs récents sera un jeu d’enfant, s’il s’agit d’un mort. Dans le cas d’un vivant…

— Nous ne pourrons pas le tuer, au risque de périmer ses souvenirs, et il nous faudra l’aide des liseuses de Cosprow. C’est juste ? »

La réaction frustrée du robot fut un délice pour Victor, qui dodelina jusqu’à son sac, pour y sortir un petit bonbon.

« Vous savez décidément trop de choses.

— C’est mon plus précieux défaut ! Je suis curieux de savoir comment vous allez vous débrouiller.

— De nouveau, je vous invite à tempérer votre curiosité. »

Cette réponse ravit Victor, qui se mit à faire les cent pas. Tournant en cercle, yeux levés, il cogitait. Lui qui avait deux cibles en tête, il lui serait facile de les dérober au sénateur et de les envoyer quelque part. Cachés. À Solstille, par exemple ? Au plus bas, près des fourneaux… Oui, cela me semble idéal. Les quelques accrocs au klein de Mercy pourraient s’en charger dès la descente. Il grimaça ensuite, le goût du bonbon se mêlant à l’odeur de putréfaction du wagon, et il le cracha élégamment dans son mouchoir de soie. « Par curiosité, quel artefact a amené cette fille ? Celle dont je vous ai parlé.

— Aucun. Elle s’est fait passer pour une réparatrice de sinistré.

— Oh ! Osé. » Au fond, Victor était abattu. Il avait donné sa clé de serrain – celle de Shelly, en vérité – à l’étranger au bandana, afin qu’il passât avec. Il lui aurait été simple de la récupérer ensuite, dans les cales. Mais si le garçon n’eut pas besoin de l’utiliser, il l’avait donc toujours. L’obtenir serait difficile, s’il les envoyait ailleurs. Je ne dois surtout pas les séparer. Pas encore.

« Concernant ma demande, y avez-vous réfléchi ?

— La fille est probablement déjà morte, répondit Swaren à brûle-point. Nous ne pouvons risquer le moindre témoin. »

Victor fit tomber son mouchoir, le bonbon roulant jusqu’à une flaque de sang.

« Pardon ?

— Vos petits tours ne m’intéressent guère, musicien de pacotille. La moindre de vos idées se doit d’être étouffée avant d’embraser la ville. Le Kid a eu votre consigne ; il a surtout eu la mienne. »

Le professeur de musique souffla d’offense, la main sur son front. À celle-là, il ne s’y était pas attendu. Des témoins ? Mais à qui aurait donc bien pu parler la survivante ? Qu’est-ce que cela aurait pu provoquer d’assez dangereux pour inquiéter un sénateur – non, LE sénateur ? Au-delà d’être parfaitement cruel et calculateur, Swaren se montrait diablement précautionneux. Il ne lui faudrait que peu de raisons pour s’occuper de Victor ensuite. L’inquiétude le gagna. Mais pas longtemps.

La porte du wagon s’ouvrit en fracas. Farwell, somnolant dans un coin de la pièce, n’eut le temps de réagir. Surgit Joshua Lewis, trousseau de clé en main, l’œil furieux. Habitué des coups fourrés, il saisit le revolver brandi par le garde et le plaça sur la tempe de ce dernier, dont il se servit de bouclier. En un instant, il avait évalué le danger d’un wagon rempli de cadavres, mais surtout de trois hommes vivants parmi eux.

« Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? rugit Joshua en fermant la porte d’un coup de pied, afin d’éviter d’alerter le wagon précédent, bien que séparé par deux autres verrous.

— Le fils Lewis, épela Swaren, mot par mot. Vous voir vivant ne fut pas dans mes plans, je dois l’avouer. Votre wagon a bénéficié d’un énergumène particulièrement retord, il faut dire.

— Une demande de mon taré d’père, j’imagine ? grogna le jeune homme en maîtrisant son otage.

— Non, le maire Lewis n’a aucune idée de ce qu’il se passe ici. Et il en restera ainsi. Il apprendra votre décès, bien sûr, et avec l’humeur joyeuse qui s’impose. »

Victor était aux anges. Il obtint, en une fraction de seconde, une idée parfaitement lumineuse. Qui vint accompagner un soulagement profond : si le fils du maire était en vie, Neila l’était peut-être aussi.

« Qu’espérez-vous donc obtenir avec pareil otage ? intervint-il. Farwell nous est inutile, il serait mort à la descente. Et votre mort ne nous serait pas d’un grand secours. (Swaren se crispa.)

— Comment ? couina l’homme aux flingues.

— Pfeuh ! Mon œil. J’échappe à la mort, pour qu’on me targue de l’importance que je pourrais avoir ?

— Je vous prie, Owlho, intervint Swaren, taisez-vous. Je m’en occupe.

— Tatata ! » Victor se tint entre les deux, bousillant ses mocassins dans une flaque carmin. Son occasion était trop belle pour qu’il la laissât entre les mains de la tarentule, d’autant qu’il n’en avait plus vraiment le choix. « Monsieur le sénateur, vous admettrez que Hugues Lewis doit rester pour vous un support de choix, pour vos entreprises futures. Sans son fils, vous n’aurez pas maintes occasions d’obtenir de lui ce que vous désirez si ardemment. »

Les boulons du wagon avaient commencé à trembler, sous l’agacement du sinistré. Il se calma vite, et arracha de son haut-de-forme sa plume fétiche, pour jouer avec tandis qu’il ruminait. « Qu’avez-vous à proposer ?

— Rien, rugit Joshua à la place de Victor. Vous allez arrêter le train maintenant, et me… »

Une gerbe de sang interrompit sa semonce, ne manquant pas de le faire sursauter. Se remettant du choc, il sentit le corps de Farwell tomber. Coupé en deux. Ses tripes recouvrirent ses bottes, qui devinrent de la même couleur que son jean. Le silence qui s’ensuivit dura un temps qui ne put être calculé, pour enfin être interrompu par le souffle saccadé du jeune homme. Qui lança aux deux autres un regard perdu.

Victor partagea une once de sa surprise. Il s’était attendu à un destin funeste pour l’otage, comme convenu au départ, mais pas à ce que le fils Lewis survécût après la menace du sénateur. Le garçon au chapeau, désormais remis du choc, tenta d’ouvrir la porte pour fuir. Fermée.

Swaren reprit la parole, en faisant tourner le trousseau de clés magiquement apparu sur son doigt : « Vous disiez, Owlho ?

— Rien, avoua Victor en détachant un bouton de sa chemise, subitement trop serrée. Enfin, si. Que… Oui, que, en amenant son fils au maire, il pourrait décider de lui-même s’il lui est utile ou non. Enfin, je m’interroge sur la présence du cadet en plein désert. Si ce n’était pas par demande paternelle, je me questionne sur le pourquoi ! Vous n’avez rien à y perdre, et tout à y gagner.

— Et vous, alors ?

— En gardant secret ce que vous comptiez faire avec Joshua sans l’accord du maire, si celui-ci veut le garder en vie pour le moment, vous me laissez m’occuper de la jeune fille. Dans le cas où elle a survécu. Eh ! Elle a survécu, la gamine aux cheveux épars et au monocle ? »

Joshua gardait ses deux mains sur ses revolvers, sans pour autant les lever.

« Je vous parle, jeune homme. Eh oh.

— Je… crois…

— C’est prodigieux ! se réjouit Victor. C’est entendu, M. Swaren ? »

Sans répondre à la main qui lui fut tendue, Swaren rangea le trousseau de clés et sa plume, et s’approcha de Joshua. Tout montrait qu’il avait accepté l’idée. Le musicien se retint de soupirer, s’épongea le front avec le mouchoir qu’il avait fait tomber, et adressa un regard au combiné. Je t’aurais bien téléphoné, pour me détendre… Mais il va me falloir travailler dur, pour toi !

 

Au quai, complètement désertique, attendait une ingénieure. La vue d’une tripotée de gardes intimant les passants à circuler et voir ailleurs, ainsi qu’un manque cruel d’annonce de la venue d’un train, embrassa sa méfiance.

Comme Noah le lui avait appris, elle avait grimpé sur les toits d’un des bâtiments industriels, où flottaient brumes, fumées et vapeurs toutes aussi toxiques qu’opaques. Ils offraient une planque idéale ! S’armant d’une énorme paire de jumelles, serties de nombreuses manivelles de réglages, elle s’effaça sur le sol et contre un mur, puis plongea son attention en direction des wagons. Les portes étaient ouvertes, choses rares. Leur contenu… macabre.

Poussant un juron étouffé, elle guetta l’éventuelle descente de l’étranger. Mais rien. Elle scruta tous les wagons, mais ne descendirent que blessés et hères agités. Près du premier wagon, cependant, se tenait un petit homme, à la mine exagérément joviale. Tandis que ses jumelles tentaient de repérer la cause de tous ces émois, elle vit un sinistré. Non pas celui aux six bras, duquel elle se cachait, mais un misérable, rouillé et dévoré ; trimballé hors du train par des gardes, qui le jetèrent dans le précipice bordant la gare.

——

Un coup de pied en plein plexus réveilla la jeune fille aussi vivement que les hurlements courroucés qui lui firent face. Neila remua en tous sens, étalée sur un sol de charbon, chevilles enchaînées, la tête posée près de coups de pioches virulents. Sous le choc, elle bondit sur ses jambes, la tête en feu. Un manche de métal glacé vint se poser sur ses mains, et elle fut poussée contre un mur d’où sortaient des vapeurs de scories.

« Au travail ! », hurla la voix de fer du robot qui lui broyait l’épaule, l’intimant de lever la pioche et l’abattre sur les filons obscurs qui lui caressaient la joue. Malgré les lampes à insecte qui se balançaient au-dessus de sa tête, le décor restait indistinct à sa vue troublée.

« Mais, où je…

— T’es sourde ?! Frappe et ferme ta grande gueule, ou je t’arrache moi-même la langue, allez au boulot ! »

Sans attendre, et sans désir d’en savoir plus, elle envoya le métal pointu rencontrer le charbon, un choc qui lui secoua les épaules. Grinçant des dents, elle recommença à plusieurs reprises, avant de voir le garde de fer s’éloigner. Elle tenta d’en faire de même, dans la direction opposée, suivant les lumières bleues du plafond, mais une fine douleur vint paralyser son bras droit, l’immobilisant du même coup. Sur son poignet, d’où venait ce coup d’électrise, était fixé un bracelet inamovible.

« Reste là, chuchota la voix de Waylon. Si tu t’éloignes, on va finir grillés sur place, alors pioche et attends que je te donne le signal !

— Que…

— Non, pas un mot ! Il approche, vite, reviens là ! »

La main de l’ancien voleur la ramena à son poste, et elle tapa au hasard sur le mur. Un puissant choc électrique vint lui frapper l’épaule, plus bruyant que le précédent, l’obligeant à lâcher son outil.

« Frappe le filon grande gueuse ! T’as une lumière au-dessus d’ta tête, tu veux peut-être finir dans les fournaises, t’y verrais plus clair ! »

D’un rire qui se voulait intimidant, il continua sa ronde, laissant Neila ramasser sa pioche, le souffle court. Les scories et les fumées des fours susmentionnés donnèrent à ses poumons une endurance quasi nulle, alourdissant l’outil entre ses menus doigts. L’unique « Tiens bon ! » de Waylon à ses côtés ne l’aida pas, lui qui frappait la pierre sans gêne. Elle tenta du mieux qu’elle le put, priant pour que ce vacarme ne cessât.

Mais cette corvée dura une éternité de vie. Son esprit cessa de se demander ce qu’elle faisait ici : il laissa son corps vagabonder dans ces halles de douleur et de suffocation, tandis qu’une nouvelle mission lui avait été accordée. Waylon l’accompagnait pour pousser l’énorme chariot sur rail, rempli de charbons, de phalanges et d’orteils.

« Bon, murmura le jeune homme, on va pouvoir commencer à y aller. Tu tiens debout ? »

Le râle de réponse de l’intéressée lui fit comprendre que « plus pour longtemps », mais il s’en contenta.

« Bien. Il ne faut pas qu’on se sépare, à cause de ces bracelets. Ne me lâche surtout pas et tout ira bien !

— Comment… Qu’est-ce qu’on fait… ici ?

— Je n’en sais pas plus que toi, mais… Oh non, dépêche ! »

Waylon accéléra sa marche, traînant une Neila éreintée à son côté. Près d’eux passa un colosse de cuivre, lance électrique en main, et illuminé par les lueurs d’un four titanesque. L’énorme silhouette se pencha vers une plus menue, recroquevillée à terre. La voix innocente qui sortit de sa gorge n’obtint aucune pitié de la part de son bourreau : de plusieurs coups vindicatifs, l’arme frappa le corps de l’enfant, de vifs flashs blancs accompagnant les gémissements. Après plusieurs frappes, la voix se tut, ne laissant que les bruits d’éclairs résonner dans les oreilles des avertis.

Neila tenta de ralentir le wagon, mais Waylon continuait d’avancer. « Non, la prévint-il, on ne peut rien…

— Il faut l’aider, tenta-t-elle de grogner.

— Personne ne peut l’être. Crois-moi. Dépêche-toi, ou on finira dans le même état. »

Les claquements d’arcs électriques continuèrent de tonner derrière eux, mais Neila abdiqua à contrecœur. Laissant son innocence auprès de feu ce garçon, elle suivit le voleur, passant près d’autres sinistrés armés. Ils finirent dans une énorme réserve de charbon, déposant leur butin à l’intérieur, et, sans attendre, Waylon sauta dedans. Le flux électrique qui traversa le bras de Neila la força à le rejoindre, sans s’inquiéter de la hauteur qui la séparait des minerais noirs.

« Aïe, rugit Waylon en se tenant le poignet. Je t’ai dit de sauter avec moi…

— Désolée, geignit Neila, j’ai pas entendu…

— Si on s’éloigne, on se prend des coups de jus de plus en plus puissants, alors fais-gaffe. Cache-toi en dessous du charbon. C’est bientôt fini ! »

Laissant au loin toute volonté de rationaliser la situation, elle obéit. Pas un brin de cheveux ne dépassa de l’amas de combustible qui les recouvrait. Ainsi allongée, ses paupières insistèrent pour couvrir ses yeux séchés par les vapeurs, et son corps fut parcouru d’un tremblement de soulagement. S’il en avait eu le pouvoir, son cœur se serait volontiers stoppé pour goûter à ce repos.

Mais il n’en eut nullement le temps : un grincement bruyant survint, et l’énorme tas de charbon commença à remuer. Elle et Waylon se trouvaient maintenant dans une gigantesque pince, qui les amena eux et les gravats dans une cuve plus petite, presque vide. La jeune fille se cogna le genou contre les parois du contenant vide, réprimant un hurlement de pleine sincérité. Sa gorge suffoquée sauva leur discrétion, et elle se contentait de tenir son membre endolori.

« C’est par-là ! », lança Waylon à voix basse, intimant à sa compagne de le suivre sans attendre. Ignorant la complainte de sa rotule, elle boita à son arrière, traversant une cavité dans la cuve abandonnée. Quelque chose, ou quelqu’un, les avait amenés dans une partie abandonnée de… cet endroit. Un coup de Waylon, encore !

Arrivés devant une petite porte en métal, solidement verrouillée, il y frappa à trois reprises, suivant un ordre précis. Attendant une réponse, il vit Neila ramasser quelque chose à leurs pieds. Un petit objet qui brillait.

« Une pièce ?

— Un sterling… Un simple sterling. » La jeune femme tint l’objet contre sa poitrine et lança un regard alarmé à son compagnon. « Will ! »

Il n’eut le temps de réagir : la porte s’ouvrit, sous un visage peu avenant. L’individu aux joues creusées scruta les deux intrus, un long moment avant de demander d’un souffle de voix.

« L’argent ?

— Dans les sacs », dit Waylon.

L’individu hésita un instant, laissant à Neila le temps de ranger la pièce dans sa poche de peur que ce pauvre hère ne lui sautât dessus afin de la lui subtiliser. Puis, il les laissa entrer, dans ce qui put s’apparenter à une cuisine. La lumière de la pièce s’installa dans la pupille de la jeune femme, pendant que leur guide retirait les chaînes qui trônaient à leurs chevilles. Une dizaine de commis se mirent à les dévisager, sans mot dire, jusqu’à ce que le plus jeune d’entre eux s’avançât vers Waylon. De ses quinze ans, il donnait une impression de leadership incontestable.

« Eh, le bandana… Y’a pas d’thune dans ton sac.

— J’vous donnerai du klein aussi ! S’il vous plaît, on se connaît depuis longtemps, nan ? »

Le jeune marmiton mit un moment avant de relever les yeux, quittant ses pensées noyées d’incertitudes, et les mena en direction de l’arrière-cuisine.

« C’est lui ! Laissez passer ! Voilà ! Entrez dans le four.

— Le… Le four ? demanda Neila d’un ton peu sûr.

— T’es qui toi d’ailleurs ?! se méfia soudain le jeune homme.

— Personne ! intervint Waylon. Enfin, non, une… Juste : faites-moi confiance. »

Le chef des commis grimaça à la vue de l’intruse, qui n’osait se défendre elle-même de peur de finir dans un autre four, puis acquiesça, laissant les déserteurs prendre place dans l’imposante boîte de métal. La place, non prévue pour deux personnes, leur permit bon an mal an de se recroqueviller, autant qu’ils le purent.

« Nous vous enverrons vos affaires, promit le fluet individu. Oublie pas le klein ! Huit fioles au moins. On te suivra à la trace sinon.

— Attendez, pourquoi entrer là… »

Neila n’eut le temps de finir : la porte du four claqua, couverte de graisse, amenant l’obscurité entre les deux captifs.

« Ne panique pas, j’ai déjà fait ça plein de fois, la rassura Waylon.

— Vraiment ? répondit-elle avec soulagement.

— Non, c’est la première. Mais j’espérais t’empêcher de nous pisser dessus. »

Sans attendre les cris de Neila, le four tomba dans le vide, avant de glisser dans un tuyau, sur plusieurs mètres. La jeune fille serra avec force ce qu’elle pensait être les mollets de Waylon, les muscles parcourus d’un mélange d’euphorie et de panique. Les sensations de chute libre et de danger étaient incroyables ! Elle sentait le four tourner, un coup à droite, un autre à gauche, puis s’arrêter de manière brusque. Trois secondes, ce fut le temps qu’il fallut à Neila pour reprendre son souffle avant de se sentir décoller. Les tôles tremblaient avec frénésie, les boulons se détachant un à un. Le crâne de la fugitive s’écrasait contre le plafond. Quand enfin, la boîte cessa de vibrer. Elle flottait. Elle volait et tournait, tout comme son contenu, dans un vide paisible, mais fut fatalement attirée par le sol.

Quelque chose finit par attraper l’objet volant, ballotant les voyageurs sur les parois huileuses, voyageant jusqu’au lieu d’atterrissage. Sans la moindre délicatesse, le four tomba sur le « sol », et roula sur plusieurs mètres tandis qu’il se démontait et étalait au milieu des déchets un amas entortillé de bras et de jambes.

Waylon se leva avec difficulté, s’accrochant comme il le put à une barrière qui se trouvait là, avant d’expulser le déjeuner de la veille sur un sac poubelle. Neila se dressa sur ses pieds, le tournis embrumant ses sens, et peina à observer les alentours.

La décharge était moins nauséabonde qu’immense, principalement peuplée de déchets métalliques. Sous ses pieds craquaient des restes de machines peu réussies, ou rouillées par les âges. Elle crut reconnaître un bras en zinc dans un coin, dépassant d’un sac. Ses doigts, toute maîtrise retrouvée, caressèrent la pièce qui se trouvait dans sa poche.

Waylon respira l’air peu délicat de l’endroit, plongé dans l’ombre de plusieurs grands bâtiments décorés de laiton, et s’approcha à tâtons de sa compagne. Celle-ci sautillait sur place, un sourire juvénile creusant ses joues.

« C’était génial ! hurlait-elle, cherchant Waylon de son regard nauséeux.

— Pas… tellement… »

Le voleur expulsa une nouvelle vague acide depuis ses lèvres, se jurant de ne jamais plus monter dans un engin de ce genre. Qui aurait cru qu’un four pouvait être aussi dangereux sans être allumé ?

« J’ai rien compris, mais c’était incroyable ! », s’exprima Neila avec entrain. Sa vue commençait à reprendre un horizon droit, bien que brumeux, et elle la dirigea vers les restes de leur ancien véhicule. La suie et la crasse qu’il abritait tantôt recouvraient les vêtements de la voyageuse, fraîchement achetés la veille. Elle frotta le dos de son compagnon, le soutenant autant qu’elle se gaussait, puis sursauta à l’arrivée d’une grosse pince. Une pince à hélice accompagnée d’un vacarme de l’enfer, lâchant au sol un gros balluchon sur une pile de déchets. Waylon reprit constance et navigua entre sacs poubelles et restes de machines diverses, tirant vers lui les affaires que venaient de leur déposer le robot volant, qui s’éloigna aussi rapidement qu’il était venu. Il brandit les sacoches avec grande joie, comme s’il venait d’attraper tout l’or du monde.

« Enfin fini ! Plus jamais je ne rentre là-dedans. Je préfère passer deux jours à frapper la pierre et à ramper dans la merde des égouts que de refaire un truc du même genre…

— Mauviette, se moqua Neila. Bon, tu comptes m’expliquer ce qu’on fait ici ? C’était quoi cet endroit ? Et cette décharge ? Pourquoi on a fini dans un four volant ? »

Waylon sortit simplement d’un des sacs le cube de serrain, ravivant dans l’œil de sa rivale une flamme de désir, qui laissa vite sa place à l’incompréhension. Il tourna l’artefact entre ses mains, un sourire fier décorant son visage crasseux. « Vous êtes décidément tous trop faciles à voler », dit-il, s’engouffrant jusqu’à une échelle, qu’il emprunta pour se hisser en dehors de la décharge.

« Je te rappelle qu’il est à moi, ce cube, râlait-elle à la fin de son ascension, tendant la main vers le garçon qui l’aidait à grimper.

— J’en ai plus besoin que toi, désolé ! Maintenant que t’es entrée, tout ça, c’est derrière toi.

— Dans le train, oui, mais maintenant… »

L’éclat qui surgit de derrière Waylon l’empêcha de finir sa phrase. Tel un coup porté à sa gorge, l’intense lueur qui s’étendait devant elle la plongea dans un mutisme admiratif. Toute la lumière du monde s’était rassemblée en un unique endroit, un vaste complexe de cuivre, de brume et de fourmis. Un gouffre circulaire, barré de routes brodées de lampadaires qui se croisaient ou se passaient les unes sur les autres. D’autres traversaient des bâtiments hauts comme des montagnes, ceux-là mêmes qui formaient un squelette titanesque, une gigantesque armature de ferraille décorée de fenêtres. Des interstices rougis par la chaleur des foyers.

Neila s’avança un peu plus, prenant appui sur la rambarde de la passerelle. Devant elle s’étalaient des milliers d’individus, lointains, au bord des routes, à la fenêtre des bâtiments, ou dans des véhicules disparates. Qu’ils fussent terrestres, aériens ou sur rails muraux, tous se mouvaient, et de partout. L’entièreté de ce monde lumineux était animée, dans une cacophonique et désastreuse harmonie. Un monde jouissant de ses propres règles, un monde incompris de l’unique pupille bleu qui l’admirait.

« Everlaw. » Le mot qui quitta ses lèvres s’était échappé de sa propre volonté, subjuguée qu’elle était face à ce spectacle. Une scène qui ne cessait de lui apporter de nouveaux éléments d’admiration, certes flous, mais dont l’éclat ne cachait pas les merveilles.

« Celle-là même, dit Waylon en s’approchant. Quoi, tu pensais qu’on était où ? »

Elle se pencha, dangereusement, enfonçant son regard dans l’abysse sans fin sur lequel reposait la ville. Les bâtiments étaient sans pieds, plongeant jusqu’aux confins du monde, découpés par la multitude de chemins qui composaient la cité. Roulant sur la rambarde, s’appuyant sur son dos, elle vit un ciel de métal noirci, aussi lointain que le firmament, décoré par une infinité d’étoiles artificielles qui se mouvaient dans un spectacle musical. Se sentant chuter, la jeune femme se remit en équilibre, face à l’horizon que laissaient entrevoir les bâtiments : apparurent au loin d’autres monts de métal, sans fin imaginable. Une bulle coupée du monde, un univers artificiel sans fin qui l’enroulait.

Neila tourna sur elle-même, son œil cherchant une sortie, un éventuel interstice dévoilant le bleu du ciel. Rien de tout cela. Un orange et noir perpétuel, l’infinité de la plus grande création humaine.

En pleine course, longeant la barrière, elle admira le moindre détail de ce monde complexe. Tous ces véhicules, voitures, petits trains, taxis à hélice, ou même rollers à vapeur. Tous ces bâtiments, habitations, usines, ou centre d’affaires. Tous ces gens, en haut de forme, chapeau melon, cowboy, portant ou une canne ou une ombrelle, voire d’immenses valises remplies de toutes sortes de choses probablement merveilleuses. L’une d’elles déversait son contenu sur le sol lors d’une chute, permettant à une foule de petits robots hors de contrôle de parader au milieu des piétons, coursés par leur créateur affolé. Neila ne put résister à rejoindre ce spectacle, posant enfin les pieds sur l’une de ces routes après des minutes entières de marche.

Elles étaient immenses – non, infinies. Courant à en perdre haleine, la paysanne voulut rejoindre l’extrémité de cette avenue-quartier. Aucun entraînement ne lui aurait permis de l’atteindre en une journée lancée à grand galop : rien ici ne possédait une distance calculable à l’œil nu. Pour couronner le tout, l’horizon était perdu dans ces brumes de vapeur qui brillaient à la lumière. La moindre ampoule, le moindres lampadaire, drone, robot ou fenêtre donnaient à cette prison une lueur artificielle. De modestes bâtiments accompagnaient les trottoirs de ces routes, laissant ainsi l’impression que, ayant quitté son perchoir, Neila se trouvait désormais non pas sur des routes, mais dans de véritables ruelles. Elle s’amusait à s’égarer dans ce dédale de fumée et de chaleur, d’odeurs et de sons divers. En pleine course passionnelle, elle trébucha sur une machine, s’approchant dangereusement d’une ouverture sur le vide.

« Attention ! », s’écria Waylon en lui attrapant le poignet, la sortant du monde onirique où elle s’était égarée. Il avait le souffle court, tout comme elle : à dire vrai, il tentait de la rattraper depuis une demi-heure déjà.

« Waylon ! On est à Everlaw ! Je suis à Everlaw ! J’y suis enfin arrivée !

— Oui, oui, on y est, mais on ferait mieux de ne pas trop rester ici…

— Tu ne peux pas m’empêcher de me balader ! s’étouffa Neila. C’est ce que j’ai toujours voulu !

— Ça, je l’ai bien remarqué, mais je t’assure qu’on devrait vraiment bouger. »

Il raffermit sa prise sur le poignet de la fuyarde et la traîna à l’écart des routes, quittant la zone du gouffre. Son seul œil darda le paysage avec enthousiasme, celui-ci freiné par le seul rythme de leur marche. Elle voulait courir, sauter, hurler ! mais le garçon se contentait de marcher vite, freinant l’allure très souvent, le regard inquiet. Ses yeux se posaient sur le moindre recoin, parfois même sur certains perchoirs…

Une jeune voix criait : « Time News ! Les nouvelles fraîches de ce matin, commandez-le ! La grande fête de fin de nivôse approche ! Time News ! Deux sterlings ! Time… » Waylon fonçait vers le garçon qui brandissait la une d’un quotidien, et lui tendit un billet au hasard, avant de prendre le journal. Il fixa la une – mais non le titre, ce qu’il y avait d’écrit au-dessus.

« Vingt-huit nivôse, sept heures quinze…, marmonna-t-il. Eh, gamin, il est quelle heure ?

— Chais pas, quatorze heures ? Treize heures quarante-neuf, c’est marqué sur la grosse horloge !

— Hm. Il devrait se situer… environ… »

Laissant Waylon à ses réflexions sans queue ni tête, Neila préféra regarder le petit singe. Non pas le garçon malpropre qui hurlait la une, mais un petit jouet, qui frappait avec des cymbales. Un robot macaque, de la taille d’une main, avec une clé dans le dos, qui tournait doucement alors qu’il frappait énergiquement de son instrument de cuivre. La borgne tendit une main vers lui, mais son compagnon l’en empêcha.

« N’y touche pas, ça éloigne les oiseaux.

— Arrête de me surveiller un peu… Oh ! C’est ça, un journal ? Tu me le donnes ?

— Si tu veux, aller viens. » Il lui jeta au visage et la tira avec lui, marchant au bout de la grande avenue pour sortir du gouffre. Plissant les yeux, Neila tenta de lire le titre du quotidien, mais la main forte du garçon la fit presque trébucher tant il se pressait.

« Lâche-moi ! s’écria-t-elle lorsqu’elle en eut assez, arrêtés dans une ruelle. On n’a plus rien à faire ensemble maintenant, tu peux partir et faire ce que tu veux. Et moi de même !

— Si on te retrouve, je me retrouverais dans la même mouise que toi, s’expliqua le jeune homme en la guidant de force entre deux bâtiments mal décorés. Je ne veux pas m’attirer d’ennuis. De plus, ces bracelets… Merde, non ! »

Il tira avec violence les épaules de Neila et l’écrasa de tout son poids contre le sol, sous un escalier de fer. Elle se retrouvait empêchée de tout mouvement, et privée de parole par la main moite de son agresseur. Forçant sur ses muscles endoloris pour se faufiler en dehors des bras de Waylon, le son de petites ailes finit par l’immobiliser de son plein gré, sans voir quoi que ce fût.

 Le garçon resta un long moment sur sa partenaire, souffle coupé et peau humide. Neila ne l’avait jamais senti trembler autant, pas même face au dangereux Kid. Toute l’assurance et l’effronterie qui le caractérisaient avaient fait place à un faon apeuré, à l’abri du loup qui rôdait.

N’étant ni un loup ni un faon, Neila finit par le pousser, en manque d’air et agacée. Waylon revint à lui, s’arrangeant d’une raisonnable distance entre eux, et reprit son souffle en guettant les alentours. Plus aucune aile ne brisait ce silence peigné d’ombres.

« C’était quoi ? demanda Neila, essuyant la sueur masculine de son visage.

— Ne restons pas là », paniqua-t-il en reprenant les sacs et en fonçant dans une autre ruelle, éloignée du gouffre. Fuyant la lumière si attirante du cœur de la cité, Neila le suivit à contrecœur, brusquée par ce changement soudain d’attitude. Face au danger, le garçon avait réussi à garder une certaine constance. Si la vue d’un oisillon, s’il s’agissait bien de cela, le mettait dans un état pareil, l’instinct de la jeune fille lui hurlait alors de ne pas s’égarer davantage avant d’avoir obtenu toutes les réponses. Réponses que Waylon n’était pas en mesure de lui donner pour l’heure : il courrait aussi vite qu’il le pouvait, passant d’une ruelle à une autre, s’enfonçant au plus bas dans la cité, glissant même dans des recoins invisibles par un œil non entraîné. Allant de tuyau en tuyau, il cherchait les passages les plus obscurs et inaccessibles qui fussent, au point de semer Neila à plusieurs reprises.

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