Lorsque la rencontre eut lieu, les Jorsel avaient préparé l’accueil. Yana et la Mère des Coutumes s’étaient placées au centre du demi-cercle.
Les êtres étaient humains. Eux aussi avaient des « bois », mais plus épais et enroulés sur eux-mêmes. Physiquement, ils tenaient beaucoup des Caprins, mais possédaient des mains et marchaient sur deux pieds. L’expression de leur visage était avenante. Lorsque le plus vieux de la communauté s’avança vers la Mère des Coutumes, celle-ci hésita et réprima un frémissement d’inquiétude : — Ne sait-elle plus comment faire ?, se demanda un instant Yana.
— Que la Lune Aya veille sur votre destin ! Soyez les bienvenus parmi nous, finit par dire la Mère, d’une manière aussi solennelle que possible.
— Nous vous saluons, ô peuple Jorsel descendant des Cervidés, répondit l’homme dans sa langue. Nous sommes honorés de faire votre rencontre.
Yana le salua à son tour, tout en se demandant comment elle avait compris ces propos. Un coup d’œil oblique lui confirma qu’elle était bien la seule. Ce qui la surprenait le plus, c’est que plusieurs mots de sa propre langue, dont le mot Jorsel, se mêlaient à une langue inconnue, mais qu’elle comprenait l’ensemble, comme s’il ne s’était exprimé que dans la langue des Jorsel.
La Mère des Coutumes se contentait de sourire en hochant la tête, supposant avec pertinence que les paroles du vieil homme étaient respectueuses, puis se tourna brusquement vers Yana, les yeux écarquillés.
Elle devait agir, la Mère l’y invitait à l’évidence.
Et dans cette langue qu’elle n’avait jamais parlée, elle s’entendit répondre :
— Bienvenue à ton peuple, nous vous attendions. Accepterez-vous de partager notre repas ?
Inclinant la tête, le Caprin fut peut-être surpris, mais ne le montra pas. Il avait les traits tirés et le visage maigre. En observant les autres arrivants, Yana fit le même constat, ils faisaient pâle figure.
— Au nom de tous les Jorsel, je vous invite à vous asseoir parmi nous.
Et elle accompagna ces paroles solennelles d’un ample geste, destiné aux Caprins autant qu’aux Jorsel.
— Pardonnez à ceux d’entre nous qui n’ont pas d’appétit ce soir, prévint le Caprin.
Yana se pencha vers la Mère des Coutumes et lui expliqua en quelques mots les échanges qui venaient d’avoir lieu, et la Mère fit à nouveau un geste d’accueil.
Sans se faire plus prier, les hôtes s’assirent et fermèrent le grand cercle. On leur fit passer des bols remplis de la soupe du soir, qui avait été préparée en quantité. En tout une vingtaine de Caprins vinrent prendre place. Certains avaient les traits particulièrement émaciés, comme s’ils avaient été longuement malades. Ils pouvaient à peine manger. Les autres semblaient heureux de pouvoir tenir quelque chose de chaud dans leurs mains.
Pour Yana, il était évident que les Caprins souffraient de faiblesses. Elle demanda à la Sestre, qui venait de s’asseoir près d’elle après avoir contribué à servir le repas :
— Les avez-vous observés ? Qu’en dites-vous ?
— Les signes montrent un empoisonnement,
— Comment est-ce possible ?, demanda la Mère des Coutumes.
— Avec un aliment inapproprié sans doute.
Visiblement la Sestre s’était déjà fait son idée. Yana désira l’interroger davantage, mais l’un des Caprins s’était levé après le partage de la soupe et s’était approché de la Mère des Coutumes, portant un paquet enveloppé de tissu.
— Laissez-moi vous offrir, au nom de mon peuple, ces outils d’obsidienne. Par ce geste, nous vous remercions avec reconnaissance pour votre hospitalité.
Ce disant, il découvrit et présenta devant la Mère des Coutumes trois couteaux taillés de couleur noire. Yana fut frappée par la similitude de ces couteaux avec les outils de silex blond qu’elle avait vu au camp des Singes, mais n’en dit rien lorsqu’elle endossa de nouveau le rôle de traductrice pour les remercier de ce présent.
La soirée se poursuivit, Yana fut encouragée par l’Aïeule à converser avec les Caprins. On put apprendre où ils s’étaient installés, un peu en contrebas en longeant la côte vers le sud. On apprit aussi qu’un grand nombre d’entre eux étaient effectivement tombés malades. Yana, sans attendre l’avis de ses aînées, proposa l’aide des Jorsel. Le Vieux Caprin accepta avec gratitude et invita les Jorsel à venir les voir dès le lendemain dans leur campement. La soirée se poursuivit dans une sorte d’effervescence malgré la pâleur et la maigreur des hôtes. Jorsel et Caprins parvenaient à se comprendre, d’une certaine façon, par une parenté d’esprit.
Au moment de repartir, les Caprins saluèrent les Jorsel. Yana leur remit un sachet tissé contenant des plantes médicinales qui lui avait été confié par la Sestre des herbes.
— Nous passerons vous voir, avec notre Sestre des herbes, pour vous apporter notre aide. En attendant, faites infuser ces feuilles dans l’eau que votre groupe boira dorénavant, cela améliorera votre état de santé et vous rendra plus alertes.
On vit sans équivoque que le vieux Père Caprin était ému de ces marques d’attention.
Au cours des jours qui suivirent, on se rendit souvent auprès des Caprins dont le campement était assez similaire à celui des Jorsel. Yana apprit qu’ils avaient consommé en commun un plat de champignons dont les effets étaient désastreux. De jeunes Caprins étaient morts empoisonnés, d’autres luttaient en état d’inconscience et enfiévrés, et ceux qui n’étaient pas gravement affectés souffraient toujours de troubles digestifs et ne gardaient pas leurs repas dans leur ventre. Ils avaient les traits marqués et semblaient très faibles.
Les Jorsel leur fournirent des couvertures, et leur prodiguèrent des soins. Yana assurait la transmission des consignes de la Sestre des herbes.
Aucun nouveau décès ne fut à déplorer, mais certains Caprins restèrent alités encore deux jours. Trella, tout comme Yana, participait activement. Elle préparait des décoctions, les apportait. Chacune se consacrait aux soins d’un groupe, aussi elles ne se croisaient que peu.
Lorsque les Caprins reprirent des forces, on put s’occuper des sépultures. Les Jorsel les accompagnèrent dans leur deuil et chantèrent avec eux pour leurs défunts. Outre les trois jeunes Caprins, une femme avait succombé à l’empoisonnement. Elle était une habile faiseuse d’outils, aussi on la plaça dans sa fosse avec quatre pierres taillées dans des formes savantes : la forme plate pour évoquer le ciel, la forme ronde pour évoquer le soleil, une sorte de prisme irrégulier pour rappeler les montagnes escarpées où elle était née et une pierre bleue de forme oblongue pour évoquer son âme. Cette dernière fut placée à la dernière seconde dans la sépulture. Les différences minimes existant entre des roches apparemment semblables aux yeux des Jorsel se révélaient d’une grande importance aux yeux des Caprins qui en maîtrisaient la connaissance.
La vie au camp des Jorsel continuait, Yana assurait son rôle de passeuse puisqu’elle se trouvait être la seule à pouvoir comprendre le langage du clan du Karnéios, le nom que se donnaient les Caprins. Elle partageait aussi beaucoup de temps avec leur aïeul, Yorg, dont elle voulait tout apprendre : qui était leur peuple, ce qu’ils faisaient aux Falaises, ce qui les avait attirés en ces lieux.
— J’ai compris que vous, les Jorsel, êtes très proches des esprits. Ce don est très développé en toi, Yana. Sache que nous, les Karnéï, avons le don de parler aux pierres.
En prononçant ces mots, Yorg pointa son index sur un caillou posé devant lui. Celui-ci fut soulevé du sol et se mit à flotter à faible hauteur. Yana regarda cette manifestation avec beaucoup d’intérêt, frappée par sa relation avec les songes qu’elle avait eus.
— Ce don ne t’est pas inconnu, affirma-t-il, tu sembles en savoir beaucoup sur nous.
— En effet, alors que nous étions encore au campement près de la forêt, un songe m’est venu plusieurs fois : je voyais et entendais des enfants qui sautaient de pierre en pierre tandis que les pierres flottaient. Je me demandais ce que ce songe signifiait. Je comprends maintenant que j’y ai vu les Karnéï.
Yorg soupira.
— Ton songe est l’écho d’une époque lointaine. Nos dons aujourd’hui ne sont plus aussi développés. Certains en possèdent encore quelques éclats, mais ils s’éteignent. Le mien s’est ravivé à notre arrivée ici, une capacité que j’ignorais.
— Il semble que ces Falaises sont un lieu où la force de la Lune Verte s’exprime plus qu’ailleurs. Nous avons nous aussi senti que notre don était plus présent, confirma Yana.
— Si nous sommes venus, c’est qu’il existe des veines vertes dans la pierre, chargées de force. Quand tu parles de la Lune Verte, c’est à ces veines que je pense.
— Lorsque vous nous avez vus aux Falaises, ce n’était pas la première fois que vous aviez rencontré des Jorsel, je me trompe ? Vous sembliez familiers de nos usages… et vous avez utilisé des mots de notre langue.
Yorg sourit, son regard triste se teinta d’une nuance de douceur. Visiblement ce souvenir lui plaisait.
— Jadis, un Jorsel est venu à nous, aux Montagnes Escarpées, là où nous vivions. Un homme grand qui cherchait à savoir où se terminait le monde et où commençait le ciel. Nous avons beaucoup appris de lui, il avait une aura minérale qui nous a tous subjugués, mais il a poursuivi sa route.
Yana ne put s’empêcher de penser à cet homme auquel on l’affiliait, qui avait quitté un jour la harde des Jorsel et n’était jamais revenu.
— Joris ?
— Oui, Joris. comment n’ai-je pas vu tout de suite que tu lui ressemblais ? En partant, il nous a fait don de ses bois, aussi développés que les tiens.
Yorg sortit alors de sa bourse de ceinture un outil fait de bois de cervidés qui aurait pu sortir des ateliers Jorsel. Elle prit l’objet qu’il lui tendait et le regarda attentivement : un racloir. Il lui était familier, car les Jorsel en fabriquaient d’identiques au cours de l’hiver.
— Connaissez-vous d’autres communautés que la nôtre ?
— Quelques-unes, oui.
Alors qu’elle manipulait l’outil, elle sentit de minuscules gravures sur l’une des faces. Cela en revanche était étonnant, car ce n’était pas l’habitude des Jorsel, mais cela lui rappela une coutume des Singes qui couvraient de gravures tous les objets de leur quotidien et qui avaient même créé de petites figures sculptées qu’ils portaient avec eux pour les protéger. Les gravures sur le racloir lui firent penser aux glyphes et lorsqu’elle les examina, elle dut se rendre à l’évidence, les minuscules signes gravés en étaient. Où Joris avait-il pu les apprendre ?
— Est-ce lui qui a gravé ces dessins ?
— Tiens, je ne les avais jamais remarqués, fit Yorg surpris en reprenant son outil et en regardant les petites incisions. Je pensais qu’il était un peu abîmé. Nous avons l’habitude de grimper dans la montagne, il est fréquent que nos sacs tombent, et nous aussi, et que nos biens soient éraflés dans la chute, dit-il comme pour se justifier.
— Quand a-t-il quitté votre groupe ?
— Il est resté un an avec nous. Du jour où nous lui avons parlé du peuple Singe, il voulut les rejoindre.
Yana marqua un arrêt. Les Karnéï connaissaient donc les Singes ?
— Les Singes, je les vois en songe aussi, très souvent. Où sont-ils, demanda Yana, où peut-on les rencontrer ?
— Il y a des années, nous retrouvions les hommes-Singes au Cercle de Pierre, tous les deux ans et nous partagions des objets et des techniques. Le voyage de chez nous au Cercle de Pierre est long, je l’ai entrepris une fois. Cette année-là il était venu un groupe de Singes assez jeunes et j’ai pu lier connaissance. Joris était avec nous, car nos échanges l’intéressaient au plus haut point. Nous sommes restés toute une saison et Joris est reparti avec eux. Comme toi, il avait le don de parler facilement avec les étrangers. Mais cela fait plus de dix années qu’ils ne viennent plus au lieu de rencontre habituel, nous ignorons pourquoi, au point que nous avons presque cessé de les guetter.
— Vous n’avez pas cherché à en savoir plus ?
— Malheureusement, nous avons dû partir. Là où nous vivions, la roche s’est mise à trembler. De nombreux Karnéï ont été engloutis dans un éboulement. En venant aux Falaises, nous avons fui la colère de la roche… et aussi une force malfaisante dont nous avons entendu des échos, une Grande Créature qui apporte la mort. Les Singes ont peut-être croisé sa route.
— J’ai rencontré une Grande Créature, répondit Yana. Elle n’était pas comme tu le dis et j’ai beaucoup de mal à penser que l’une d’elles pourrait être mauvaise. Ce sont des êtres pétris de sagesse ancienne, leur parler est une chance et une bénédiction. Peut-être que cette force de mort que vous fuyez n’est pas une Créature, mais une nappe sombre, comme celle qui apparaît dans mes rêves.
— Peut-être bien… Est-ce un de tes rêves qui a poussé les Jorsel à partir ?
— J’ai convaincu les Jorsel de quitter notre camp près de la forêt. Nous y étions installés depuis plusieurs années, mais la Lune Verte m’a… nous a envoyé des songes pour nous inciter au départ.
— Les veines de la terre et la Lune nous ont tous guidés vers ce lieu. Ce sont elles qui nous ont attirés ici, tout comme vous.
— Dans les lignes et les nappes de la terre... tu guideras à ton tour, récita Yana. Ce sont les mots qu’une Grande Créature a prononcés.
***
Yana regrettait que les Jorsel ne puissent pas communiquer de manière plus profonde avec les Karnéï, elle voulait partager ce qu’elle apprenait d’eux de manière plus immédiate. Elle aborda le sujet, un jour qu’elle fabriquait avec la Sestre des herbes des poudres de plantes pour les Jorsel.
— Mère, Je repense souvent à ce dont nous avons fait l’expérience, aux rapides, lorsque j’ai pu fusionner mes visions avec vos esprits. Je voudrais… si seulement ce lien pouvait se transmettre à jamais, au point que je puisse partager définitivement des connaissances ! J’ai ce don des langages depuis l’arrivée du printemps... et les Falaises semblent donner de la force au Lien. Penses-tu que ce soit possible ?
— Je me rappelle avoir entendu parler de la capacité de certains Pères des Mémoires à se manifester à la conscience de tous. Par le passé, la force des bois leur octroyait ce pouvoir d’étendre leur esprit aux autres personnes présentes. Tu devrais en parler avec la Mère des Coutumes, elle en saura davantage sur cette question.
La dernière phrase refroidit quelque peu l’enthousiasme de Yana. Elle voulait essayer, mais elle craignait d’être présomptueuse.
— Je manque d’expérience, mère. Elle pensera que je suis bien arrogante de prétendre accomplir les prouesses d’un Père.
— Est-ce si terrible? Après tout, c’est toi qui nous as conduits jusqu’ici. Nous t’avons confié le fil de notre chemin, nous ne te l’avons pas repris.
— Peux-tu intercéder auprès de la Mère des Coutumes ?
— Yana, ne fuis plus tes responsabilités. Tu sais qu’il est important d’accomplir tes actions par toi-même. La Mère des Coutumes est une femme de parole et d’intelligence, tu peux lui parler sans crainte. Après tout, nous sommes tous arrivés ici avec la Lune Verte pour guide, il est peut-être temps de savoir quel tracé elle nous a réservé.
Yana déglutit péniblement. Bien sûr que la raison parlait par la bouche de la Sestre des herbes, elle n’était plus une enfant impressionnable. L’Aïeule était son lien avec la tradition des Jorsel, pourquoi ne pas lui demander directement son avis ?
Pourtant Yana en parla encore à Trella, et aussi à Yorg, afin de rassembler toute la détermination possible. L’une et l’autre l’approuvèrent, heureux d’entrevoir une solution aussi simple au défaut de compréhension, particulièrement Trella qui apprenait avec peine quelques mots de Caprin et se disait que ça pourrait être très long avant de pouvoir tenir une conversation si elle allait à ce rythme.
Alors enfin Yana se rendit sous la hutte de la Mère des Coutumes. La Harde lui en avait reconstruit une assez semblable à celle qu’elle occupait près de la forêt, avec de grands bois à l’entrée, juste au-dessus du dais. Elle écarta le rideau tissé et s’annonça. Une forte toux lui répondit, puis, étouffée dans une nouvelle quinte, une voix enrouée :
— Excuse-moi, j’ai du mal à chasser ce loup de ma gorge.
— Que le Clair visage de la Lune le fasse sortir, ma Mère, et vous rende la santé.
— Entre, Yana, que désires-tu ?
— Mère, ma question va vous sembler étrange, mais saurez-vous m’expliquer ce qui se passait lors des veillées où le Père des Mémoires partageait avec la Harde ses visions provenant de la Lune Verte ?
La Mère toussa d’abord, au point de secouer toutes les suspensions de sa hutte.
— Ma fille, je vais te répondre, car j’ai bien compris que tu as une idée derrière la tête. Sache que ces cérémonies étaient commandées par des événements saisonniers et par la nécessité de répartir quelque chose du destin des Jorsel. Le Père partageait son don avec nous. Ainsi, nous entrions un instant dans l’esprit du Père et voyions à travers ses yeux ce que la Lune avait à nous montrer.
— Si nous parvenions à accomplir à nouveau un tel rituel, tous les Jorsel pourraient-ils accéder à un savoir complet ? Je voudrais tant partager l’ensemble des mots et des langues que la Lune veut me permettre de comprendre.
— Je ne sais si cela est possible. Le rituel est très précis et comporte des plantes que nous n’avons peut-être plus avec nous. C’étaient justement ces plantes bues en commun par la Harde qui produisaient une exaltation de la force de la Lune verte, s’étendant à tous les participants et permettaient au don d’être partagé.
***
Le feu central était très fourni, pour tenir le temps de la soirée. La Mère des Coutumes avait revêtu ses bois de cérémonie, les bois d’un Père des Mémoires qui avaient été teints en rouge et gravés de lignes imitant les tissages Jorsel qui représentaient la Lune Verte. D’une voix grave, elle commença par invoquer la force de la Lune Verte, puis jeta des herbes sèches dans les flammes vives, ce qui provoqua l’apparition d’un nuage de fumée grisâtre qui se répandit en nappe sur l’assistance. Quelques-uns toussèrent lorsque cette substance s’immisça dans leurs poitrines. La Sestre, avec toute l’aide de Yana, était parvenue à reconstituer le bouquet d’herbes sacrées.
Un grand plat creusé passa de mains en mains, chacun but le liquide sombre qui s’y trouvait, puis mêla sa voix aux psalmodies de plus en plus fortes. Le rythme peu à peu se fit plus rapide.
Yana alors se leva et se plaça près du feu. Elle ferma les yeux et invoqua dans son esprit la vision dans laquelle elle voulait entrer, celle des enfants aux cornes enroulées qui sautaient de pierre en pierre et l’appelaient.
Des langues de feu se matérialisèrent, reliant les Jorsel en esprit, et tous les mots du langage Caprin s’engouffrèrent alors par leurs bois tendus. Ces enfants, tous les virent avec elle et se sentirent appelés aussi. Yana sentait qu’elle distribuait la force reçue. La Harde ne faisait qu’un avec elle et se nourrissait au même songe.
Ce fut ensuite au tour des Karnéï. Yana n’était pas sûre de pouvoir leur infuser ses connaissances par la même voie, elle pensa à leur relation magique avec le Lien, qui passait, non par leur esprit, mais par leurs mains et leurs pieds. Elle eut alors l’idée de propager la force par le sol. Elle demanda à tous de poser leurs deux mains contre la terre et ferma les yeux en invoquant la mémoire Jorsel. Les langues de feu réapparurent dans son esprit et partirent en torsade vers l’extrémité de ses bras. Elle dirigea ses mains crépitantes vers la terre, pensant aux veines vertes qui la parcouraient sous la surface. Celles-ci se réveillèrent et conduisirent la mémoire des Jorsel vers les Karnéï. Yana était parvenue à cette transmission avec une étonnante facilité. Elle rouvrit les yeux et observa l’assemblée qui s’éveillait peu à peu du songe dans lequel elle l’avait plongée.
Le feu qui était toujours alimenté dégageait une chaleur paisible dans cette nuit calme du début de l’été. Les étoiles brillaient vivement, mais la Lune Verte attirait tous les yeux. Certains pour la première fois, mais tous étaient à présent capables de la voir.