Chapitre 9 - Le porte-voix de la haine

« Bonjour à tous, chers téléspectateurs et bienvenue au Treize heures, la bonne info à la bonne heure, treize heures sur vingt-quatre !

Aujourd'hui, je n'ai pas le plaisir de vous abreuver de bonnes nouvelles ! Un groupuscule terroriste a investi la rue et a attaqué l'espace public ainsi que les agents de l'ordre qui se sont interposés. Pour vous parler plus en détail de la situation, nous accueillons un invité qui a été au contact de ces dangereux individus. Il vient de la zone sinistrée et témoigne aujourd'hui pour vous ! Accueillez l'expert ! »

Sur cette annonce un homme à l'allure discrète rejoint le plateau. Il s'installe timidement face au présentateur et s'accoude à la table vernie de la production. Il pose ses lunettes, s'éclaircit la voix puis s'exprime :

« Je vous remercie pour votre invitation.

– Ne nous remerciez pas, merci à vous pour votre courage. Vous avez donc été au contact de ces individus, parlez-nous un peu plus des circonstances de cette rencontre.

– C'est pas facile d'en parler, au départ ils se présentaient comme un organisme de charité à destination des plus démunis. Étant donné que je vis dans le quartier populaire local, je n'avais pas de soupçons à leur égard.

– Mais alors quand débutent vos premières inquiétudes ? poursuit le présentateur en ajustant son costume couleur vanille.

– Elles ont commencé lorsqu'ils ont tenu des propos d'extrémistes en parlant d'égalité ; un terme derrière lequel ils camouflent la destruction de la société par la spoliation d'une partie de la population. Je suis intimement convaincu qu'ils visent avant tout à changer leur situation et tentent de vous embrigader s'ils le peuvent à cette fin. J'oubliais, il faut aussi que je prévienne votre public qu'ils étaient aussi accompagnés de toute une cohorte d'individus inquiétants tels des dealers, des sans-abris, et notamment un homme coloré, barbu chez qui on pouvait lire la haine de l'autre dans ses yeux !

– Vous l'avez entendu ! Des barbares prennent en otage notre quotidien et menacent vos femmes et enfants ! Vous êtes bien courageux pour vous exprimer à notre antenne en vous exposant aux représailles de ces fous furieux.

– Je le sais, mais je ne pouvais pas me taire sans défendre notre nation.

– Ce sera le mot de la fin, faites confiance aux gouverneurs des villes touchées pour résoudre la situation. En attendant, n'oubliez pas de rester efficient et versatile dans un monde qui bouge ! »

Ceci est un des multiples échos de la propagande polymorphe d'état. À la radio les bulletins d'informations s'enchaînent, d'un côté on annonce l'imminence du retour au calme, de l'autre l'on prescrit la prudence, mais en toute circonstance on parle sous l'égide de la clarté.

Il n'adviendrait rien de bon à celui qui mettrait en cause cette prétendue clarté. Heureusement peu de personnes auraient cette drôle d'idée. Sans prendre conscience de celui qui dort sur notre palier, il est difficile d'imaginer ceux présents dans la rue d'à côté. Loin du cœur, loin des yeux, c'est ainsi que la misère disparaît comme par magie. Quand on en arrive là, il devient plus que compliqué d'avoir un discours contraire aux intérêts des puissants.

Il ne faut pas perdre de temps, l'information court, elle va à une vitesse folle. Elle a dépassé la pensée depuis longtemps.

Les gros titres s'enchaînent dans la presse pour couvrir les événements et accompagner le café de demain matin ; « Les sots ont envahi nos rues ! », « Le spectre des émeutes surgit après 100 ans ! », « Ils vous tueraient s'ils le pouvaient ! » noircissent déjà les unes.

Voilà un échantillon de ce qui abreuvera les kiosques et noiera le citoyen entre anecdotes biaisées et boniments.

L'hydre médiatique s'alimente d'un mets qu'elle n'a plus goûté depuis longtemps. La peur est dans toutes les gorges et la zizanie sur toutes les lèvres. Personne ne sait ce qu'il dit, mais tous relaient.

L'écran clignote. Sous le poids d'un index paresseux, les chaînes se suivent et se ressemblent. Sous la pesanteur de paupières bien lourdes, un bienheureux s'endort. Il a réussi, il a déployé bien des efforts pour réussir à s'assommer et rejoindre Morphée. Se défaire de rien est un bien grand défi, car il n'y a pas de matière à dénouer pour se libérer. Ne nous mentons pas pour autant, le vide dont notre spectateur a été témoin avait un emballage bien réel afin de le rendre disponible. En jouant sur les lumières et les instincts primaires, le petit écran tente de reconstituer un primate soumis à ses pulsions avec pour seule échappatoire le consumérisme pour tenter d'adoucir sa frustration. Il n'y a pas de rêve sans conscience, pas plus que de repos sans répit.

Il y a peu de matière à rêver à proximité des corps inanimés. Dans les chaumières chacun s'inquiète. Nombre de courriers se rédigent à l'adresse de proches qui auraient été susceptibles d'être présents lors des mobilisations. Avant même d'être envoyés, une part conséquente de ces messages sont déjà lettre morte.

Dans la cellule de crise, l'on déplore quelques pertes, et surtout la victoire des émeutiers qui devient chaque heure plus probable. Une posture passive est de mise en attendant la résolution spontanée du problème. Le protocole ayant été respecté on ne devrait pas leur tenir rigueur de quoi que ce soit.

Le silence feutré des bureaux est froissé par la caresse du cuir sur la moquette. Une paire de mocassins marche dans le couloir jusqu'à ce que l'on frappe à la porte. L'assurance de la frappe coupe le souffle des membres du cabinet.

La porte s'entrouvre et un homme brun aux cheveux bouclés entre et pose sur la table son attaché-case avant de déclarer :

« Vous avez toutes nos félicitations. La situation est maîtrisée et devrait se régler très rapidement. Vous avez fait ce qu'il y avait à faire et il sera noté qu'à aucun moment vous n'avez failli dans vos fonctions.

– Mé...mé...merci à vous pour votre confiance, répond en se levant le responsable des opérations.

– N'en dites pas plus, il serait bête de gâcher ce moment. Voici vos primes pour la gestion de la crise, vous pourrez les dépenser à loisir dès que vous rentrerez chez vous. Pour le moment je prends les commandes par cette ordonnance du ministère. Retirez nos forces immédiatement et restaurez leur capacité d'intervention autant que faire se peut. Vous les renverrez sur le champ de bataille à mon signal... »

En un tour de main le calme a regagné le bureau. Les documents à peine lus ont redonné aux collaborateurs leur flegme naturel.

Sur les lieux, l'ordre ne tarde pas à être appliqué. Les soldats débordés s'écartent péniblement des manifestants en évitant les voies rendues impraticables par les parpaings, les barricades et les feux.

Le dispositif de maintien de l'ordre laisse derrière lui une odeur de soufre. Sur l'asphalte on panse les blessés. Beaucoup balayent les alentours du regard à la cherche de proches perdus dans cette boucherie.

Abdel marche lentement au milieu des ruines d'une ville qui s'est ternie. Le blanc a laissé sa place au gris. Avancer en ces lieux le renvoie fatalement à son propre déni. Il ne peut croire ce qu'il peut voir. Il ne peut admettre ce qui vient de disparaître. Tout ceci est-il le prix de la suspension de crédulité ? Celui d'avoir cru en autre chose qu'en ce qui lui avait été servi depuis son berceau ? Ses yeux brillent, il les essuie avec sa paume. Entre deux frottements il distingue une silhouette qui s'approche dans le brouillard laissé par les gaz lacrymogènes. Rapidement il se saisit d'une béquille abandonnée au sol et se prépare à devoir se défendre.

Dans la brume se dessine un homme qui s'approche. Au fur et à mesure que la distance se réduit, ses traits s'affinent... On finit par reconnaître Raphaël qui de son côté repère rapidement Abdel, Théo et Chloé. Il va les rejoindre, ravi de les voir bien portants. Abdel va vers lui et lâche sa béquille. Une fois arrivés à hauteur l'un de l'autre, alors que Raphaël s'apprête à lui faire une accolade, il sent un choc. Des phalanges s'enfoncent violemment dans sa mâchoire. Le coup le fait rouler à terre sans qu'il soit possible de résister à l'impact.

« Où étais-tu !? hurle Abdel à Raphaël.

– Heu... J'étais... marmonne Raphaël encore sonné.

– Tu n'étais pas là quand on avait besoin de toi ! Tu n'étais pas là quand ils avaient besoin de toi. »

Théo, dépassé par cette violence inattendue, ferme les yeux en attendant que cela se termine. Chloé se couvre le visage de ses mains et tourne le dos à la scène.

« Dis-lui ! Dis-le devant Théo pourquoi tu n'étais pas là ! invective Abdel en pointant Théo du doigt.

– Mais qu'est-ce que tu fais ? Et où est Pueblo ? rétorque Raphaël en titubant.

– Au moins tu as remarqué son absence, mais il est trop tard. J'espère que ce que tu faisais là où tu étais en valait la peine, soupire Abdel. »

En appui sur un genou, Raphaël s'apprête à se relever lorsqu'il rend à ses pieds le peu que contenait son estomac. Sa vue se dédouble et un vertige le saisit. Fébrile il réussit à se lever et celui qui jusque là se voulait sans faille pleure dans de longs et interminables sanglots. Sur ses joues coulent des larmes mêlées à son propre sang. Sang auquel il n'a pas prêté attention jusqu'à maintenant. Il provient de son cuir chevelu et forme une traînée parcourant son visage telle une balafre infligée par la vie.

Il est essoufflé, sa gorge est nouée par le choc. S'il avait pu bâtir un nouvel avenir sur une île loin de la folie ambiante, il ne s'en serait pas privé. Pour que le meilleur soit à venir, il doit continuer le combat. Il y a eu trop de coups d'épée dans l'eau dans l'histoire, trop de gens qui ont souffert, la fatigue et le deuil ne peuvent qu'inscrire dans le marbre un courage déjà démontré.

À moins que tout cesse. Que les lubies de rêves utopiques soient aussi irréelles que les horizons bucoliques qui chaque jour disparaissent sous le goudron. Peut-être que si cette vitalité mise dans la lutte était investie dans une volonté de s'intégrer il n'y aurait pas à supporter de vaines supplications. Être un gagnant ne serait qu'un choix qui éloignerait spontanément la misère et rapprocherait des biens nés, qui à bras ouvert vous embrasseraient.

Mais il n'en est rien, dans un panier de crabes à la fin il n'en reste qu'un qui aura le loisir de marcher sur ses congénères. On ne peut tolérer ce cannibalisme éhonté. Il n'y a aucun prestige à écraser autrui, seul un monstre peut s'en satisfaire.

Un fragment de ces pensées traverse l'esprit de Raphaël qui verse ses dernières larmes. C'est avec un visage marqué qu'il s'adresse à Abdel et lui demande où se trouve Pueblo afin de lui dire au revoir.

Abdel prend la mesure du bouleversement de Raphaël, mais une question lui brûle les lèvres :

« Tu n'es peut-être pas aussi inconscient que tu en as l'air, mais dis-moi, est-ce qu'à un moment, un seul, tu as confondu tout ça avec un jeu ?

– Non, pas une fois. Dans un jeu il n'y a que toi qui risques de perdre, ici c'est tout le monde qui a tout à perdre. »

Cette réponse reçoit un accueil désabusé d'Abdel qui attend plus que de belles paroles. Il faut que ces mots se réalisent pour qu'ils retrouvent un sens. La réalité doit dépasser nos aspirations pour nous émanciper de ce cauchemar.

Une voix forte tranche le caractère solennel de l'échange en s'adressant au petit groupe :

« Qu'est-ce que vous faites là ? Il faut bouger ! L'un d'entre vous est blessé ? »

Théo voit arriver une femme venir à leur rencontre. Elle semble sortir d'une mine avec ses vêtements noircis et ses mains écorchées de toute part. Son keffieh quadrillé sur le visage ne l'empêche pas de se rappeler d'elle. Sans difficulté, il identifie leur amie anarchiste qu'ils ont rencontrée au coin à défendre.

Théo rassemble son courage et ses mots pour prendre la parole et l'informer de l'événement funeste qui vient de survenir.

Il est entendu qu'il est nécessaire de faire quelque chose pour Pueblo. Guidés par Abdel, ils reviennent sur les lieux où il les a quittés. C'est avec difficulté et humilité qu'ils cherchent à rendre un semblant d'hommage à leur ami disparu.

Ils déposent sur son corps une banderole. Sur celle-ci est inscrit « Contre la corruption, proclamons la Révolution ». Les minutes de silence se succèdent. La douleur est palpable, on porte un dernier regard sur un ami qui jusqu'au bout aura vécu debout. Sa bienveillance, et sa générosité ne seront jamais oubliées.

« Pour la dernière fois je te remercie pour tout ; pour ton soutien, tes conseils, ta sagesse, et surtout ta présence qui effaçait les difficultés. Repose en paix mon ami.

Tels sont les mots de Raphaël, qui après les avoir énoncés, allume une extrémité de la banderole avec son briquet. »

Cet acte n'est pas fait de gaieté de cœur, il vise surtout à éviter que Pueblo partage ce qui attend la plupart des personnes mortes dans le conflit. Par le passé, le gouvernement a montré peu d'égard pour ses opposants. Dans les registres des palais de justice, on peut trouver trace de ces jugements aux charges légères. On trouve des cas d'assignation à résidence s'appuyant sur le simple fait de fréquenter un membre d'une organisation d'opposition, quand il en existait encore. Si la main était mise directement sur un opposant, il était humilié en l'exhibant dans des dîners mondains. Les autres peines et motifs sont de la même trempe et peu de choses ont changé depuis. Il y a donc peu de matière pour celui qui espérait une clémence quelle qu'elle soit.

Des fosses communes sont en train d'être creusées en dehors de la zone de confrontation, ce qui confirme les craintes de ceux qui rendent honneur à leurs disparus. Il est à la charge des proches des victimes de leur éviter d'être traités de la sorte tant qu'il est encore possible de s'occuper d'eux.

À peine le corps de Pueblo est-il froid qu'un bourdonnement mécanique aux allures funestes se fait entendre. Les funérailles doivent attendre, un rapace portant la couleur et les auspices d'un corbeau approche.

Un hélicoptère atterrit et lève ce qui reste des fumées. Il en sort une femme portant tous les atours d'une harpie. Son visage crispé est creusé par des rides trahissant une haine qui l'a déformé avec les années. En place des yeux, deux billes noires scrutent ceux qui gisent à ses pieds.

Une petite estrade la suit, elle est mise en place par le personnel de l'appareil. Elle monte sur celle-ci en prenant son temps, en prenant soin de ne pas forcer sur ses mollets flasques que laisse paraître son tailleur gris.

Théo a un terrible pressentiment, il sent que débute un véritable compte à rebours. Autour d'elle, les peurs se cristallisent. À son poignet un bracelet de la couleur du charbon le captive plus que de raison.

Une fois en place, elle se penche légèrement pour porter ses lèvres à la hauteur d'un microphone qui semble apparaître de nulle part tant cette femme d'âge mûr fascine.

Une courte inspiration débute son discours :

« Bonsoir, approchez, je ne vous veux que du bien. Vous souffrez et je suis persuadée que vous ne savez pas ce que vous faites ici. Au nom de quoi ceux qui vous ont approché étaient légitimes ? On a profité de votre naïveté et de votre générosité. Comment oseraient-ils sinon prétendre représenter quoi que ce soit ? Beaucoup aiment la société telle qu'elle est, elle vous a déjà tant apporté ; sécurité, simplicité, ordre. N'ayez pas peur, tout va s'arranger. Parfois la démocratie doit être baignée dans le sang, ce n'est pas la première fois. Vous pourrez raconter votre égarement une fois que ce sera fini... »

Autour d'elle une tension se forme, comme une pesanteur. Tout le monde n'y est pas sensible, mais ceux qui le sont se figent tels des automates. Théo, inquiet, ne sait pas quoi faire. Avec ses amis, ils reculent lentement, poussés par leur instinct de survie.

Elle poursuit :

« Vous l'avez compris, ils veulent vous voler. Ils veulent détruire tout ce par quoi notre civilisation s'est bâtie. Ils s'immiscent et tentent de prendre votre place chèrement gagnée ! Répétez avec moi ! »

Théo comprend la tournure terrifiante que prennent les événements, il s'avance de quelques mètres en criant :

« Vous ne pouvez pas ! Arrêtez !

La tête de la harpie se tourne spontanément vers Théo comme si sa petite voix lui avait percé les tympans. Elle répond en chuchotant d'une voix grasse au microphone :

– Si je le peux, et je le prouve... Allez répétez ! Ils veulent juste vous voler votre place !

– Ils veulent juste nous voler notre place. Ils veulent juste nous voler notre place. Veulent juste veler otre lace. Eulent uste veler otre lace... »

Ainsi comme par un seul corps, ce psaume inquiétant est répété inlassablement. La scène siège au centre d'une lugubre chorale de chanteurs qui semblent éteints. Leur conscience s'est évanouie et leurs regards creux restent fixes, figés, prisonniers d'œillères invisibles.

Tout le monde n'a pas pour autant été sensible au phénomène mystique qui s'empare des corps. Ceux qui en ont été préservés constatent avec effroi la léthargie des personnes touchées qui s'attroupent vers la scène. Leur teint devient de plus en plus livide. Ils sont comme absorbés, envoûtés par un mal qui manifeste la suprématie de La Main.

Le personnel de bord de l'hélicoptère remet le contact de l'appareil. C'est sous le souffle de l'engin que la femme au bracelet de plomb ordonne :

« Rentrez chez vous, reprenez le travail et n'oubliez pas de voter intelligemment. Pour le reste, ne vous inquiétez pas des bêtes vindicatives dont vous avez été victimes, nous avons missionné les Garants de l'ordre afin qu'ils s'en chargent, car telle est leur fonction. »

Sur ces mots elle remonte à bord, portée par ses hommes. L'engin reprend la voie des airs en laissant derrière lui davantage de chaos.

Théo est décomposé, il ne sait pas quoi faire, ce qu'il va advenir. Il sent les mains d'Adbel, il tente de le ramener à lui, craignant qu'il soit tombé sous l'effet de l'hypnose. Chloé n'est plus dans le champ de sa conscience, seuls les cris éloigner de Raphaël parviennent jusqu'à Théo : « Fasciste ! ». Théo est seul dans le noir, dans des méandres où il perd le fil d'une réalité trop dure à supporter.

 

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