Au bout du fil il y a la pelote de laine. Des images s'imbriquent et forment un patchwork de ce que l'on sème. Les lumières dansent, Théo voit passer toutes ses chances, tous les virages qui l'ont amené où il en est, toutes ces décisions qu'il croit siennes. Il se sent à la fois fruit et arbre, il pense être l'auteur de sa propre histoire et affranchi de toute condition, de toute circonstance qui l'auraient un tant soit peu façonné.
Il est loin, il nage dans une mer lointaine. Le soleil scintille sur l'étendue azur que Théo bouscule à chaque brasse. Hors de portée de tout, Théo se sent fort, libre ! Seuls les dominos sont le jouet de chaînes d’événements prévisibles ! On n'estime pas le parcours que prendra une vie aussi aisément que l'on compte les cartes !
Le jeune garçon serre les dents et accélère le mouvement, ses pieds battent l'onde frénétiquement. Son allure trahit une crainte dont le garçon n'a pourtant pas conscience. Sa nuque nouée ne lui laisse que peu d'amplitude, il trace sa route en laissant derrière lui le sillon de son passage ; une trace bien éphémère qui se fond presque instantanément dans l'oubli. Ses muscles se contractent un peu plus à chaque mouvement, fatigués par l'usure d'une confiance imbue.
Une crampe se fait sentir, elle parcourt son flan et le contraint à s’arrêter un moment.
Masser ses côtes ne chasse pas la douleur mais l'apaise quelque peu. En restant sur place, Théo apprécie la houle ainsi que l'odeur marine iodée qui accompagne cette mer mystérieuse. Les repères du jeune homme vacillent, sans s'en rendre compte le garçon dérive et devient le jouet d'un océan qui dilue le peu de raison qui lui reste. La surface de l'eau n'offre que difficilement son reflet à Théo. Il le cherche désespérément dans le creux des vagues, comme pour gagner au moins une certitude, celle de savoir où il se situe. Ses efforts l'ont mis nez à nez avec un phénomène étrange, une tache sombre qui marque la surface.
Elle n'est pas plus grosse qu'une amande, et se veut étrangement nette. Passer la main derrière celle-ci ne semble l'affecter d'aucune façon. Théo tente d'apaiser la douleur vive de sa crampe en la pressant. La douleur commence à prendre la place d'une compagne dans cette expérience incongrue. Il faut surmonter l'imprévu, dépasser la difficulté, s'imposer face à un monde chaotique.
Ce qui n'était au premier coup d’œil que l'ombre d'une amande s'étend et devient un losange sombre dont les dimensions s'étendent peu à peu. Théo s'en écarte lentement pour ne pas raviver la crampe.
Une sensation étrange parcourt les pieds de Théo, de petites bulles viennent achever leur course à ses côtés. À peine a-t-il le temps de réfléchir à leurs origines qu'il se voit porté par elles. Rapidement Théo se retrouve au milieu d'un bain bouillonnant où ses tentatives visant à échapper à la marée noire n'aboutissent pas. Pire encore, peu importe où portent ses yeux, les ombres se multiplient tel un essaim qui mouchette le bleu azur qui régnait jusqu'alors. L’étrange effervescence accompagnant cette marée noire crée une écume qui empruntait la couleur et l'odeur du mazout.
Au milieu des effluves, la nage devient de plus en plus difficile. Le liquide pâteux encrasse les mouvements du garçon et lui colle à la peau. Tel un oiseau ayant perdu la terre, il se sent soudainement captif. Une tension se fait sentir, ses bras se raidissent et le niveau de la mer approche dangereusement de son menton à chaque brasse. Il se débat pour garder la tête en dehors de ce qu'on ne peut plus appeler de l'eau. L'écume ne le porte plus, mais le noie sous une mousse derrière la laquelle il disparaît.
De l'autre côté de l'océan, le monde semble s'être éteint. Les petits poumons retiennent aussi longtemps qu'ils le peuvent le dernier souffle qu'a pu emporter Théo avant de plonger.
Théo suit dans sa chute le fil d'un courant glacé ; seul repère qui lui reste ici-bas. La descente est longue, hors de toute conception. Ses pensées, telles des murmures, le quittent en chemin alors qu'il rejoint les abysses :
« Que fais-je ici ? Où vais-je ? J'étais en train de chercher... Je ne sais pas, je ne sais plus ce que c'était. Est-ce qu'elle est encore ? Je me sens lourd, comme si j’étais écrasé par un poids invisible. J'espère être proche de la fin de la chute. À plus forte raison je suis convaincu qu'elle existe, rien n'est dépourvu de fin. Vivement qu'elle existe.
Je suis perdu. »
Loin de toute distance, au cœur de l'inconnu, Théo reste immobile et murmure son chant du cygne ; une mélopée de phrases incongrues se perd en étant dépourvue de réelles significations. En apesanteur, il ne sent ou ne distingue rien, il se confronte à l'absence, celle qui caractérise l'arrière-plan de nos vies.
La léthargie s'installe progressivement. Elle s’empare d'un garçon qui a perdu pied dans des eaux trop profondes... Le pouls de celui-ci ralentit, des picotements parcourent ses doigts, jusqu'à ce qu'une discrète lueur vermillon contraste avec le vide.
Sa lumière vacillante rappelle celle d'une lanterne qui danserait au gré de la brise. Son rouge renvoie aux plus beaux couchers de soleil que l'on ait pu contempler.
Elle est là, elle éloigne l'ombre mortifère et réchauffe le visage engourdi de Théo. Sous ses rayons, Théo sent la douceur de l'humanité dans toute sa variété. Ses pupilles se dilatent comme pour capter un peu plus de cette tendresse, de cette force.
Se joint à ce phénomène une seconde clarté d'un bleu pastel. Une petite bulle cristalline rayonnante. Elle luit et frémit en créant à sa surface un nuage d'aspérités insondable. Théo voit dans cette incroyable bulle de savon une tempête. Des formes rappelant celles des nuages qui de la même façon qu'en pleine nature offrent une multitude d'interprétations. Une d'entre elles s'ancre dans l'esprit de Théo. Une peinture aux couleurs délavées représentant une forêt composée d'arbres gigantesques. Leurs racines sont aussi épaisses que leur tronc et leurs cimes chatouillent le bleu de la fine membrane de l'orbe. Cette végétation respire, on peut contempler les inspirations de ces monuments végétaux qui se contractent au rythme des secondes qui passent. À l'orée de cette forêt, de petits tas de pierres empilées marquent l'entrée de ce territoire fantastique. Puis la vision se dissipe.
L'orbe s'éloigne doucement de Théo et flâne, se balance avec légèreté, jusqu'à ce qu'il se rapproche du premier orbe à l'aura vermillon. Ils empruntent alors des trajectoires elliptiques, telles des astres qui graviteraient en orbite l'un de l'autre. Théo se surprend à se rappeler en pareille circonstance ses cours, notamment celui sur la révolution de la Terre autour du soleil. Leurs cycles gagnent en vélocité, se raccourcissent, puis les amènent à converger l'un vers l'autre comme s'ils étaient conduits par une force inéluctable.
À leur contact, ils se fondent en un amas éblouissant. Il en résulte un éclat d'un vert émeraude aveuglant perçant tel un phare dans la pénombre environnante. Théo se retrouve baigné par les pulsations successives de cette lueur. Au contact de celle-ci la peur disparaît, un sentiment d'accomplissement prend sa place, lui-même accompagné d'un étrange goût d’insouciance. Chloé est à côté de lui, souriante. Son nom ne quitte plus son esprit ; comment a-t-il pu un instant l'oublier ? Son cœur se met à battre la chamade. Il lui adresse son plus beau sourire et lui tient ce discours :
« Je suis content de te revoir. Tu, tu veux venir faire un tour au parc ? On pourrait s'asseoir à côté de la rivière et peut-être faire un pique-nique. Tu viens ? »
Elle ne lui répond pas, et reste figée telle une photo sur papier glacé. Brillante, mais absente, Chloé n'est qu'une image dont il ne peut pas prendre la main.
Spontanément l'inquiétude saisit Théo. Elle lui manque, il ne sait pas quoi dire et reste muet. Aussitôt la douleur le rattrape ! Cette maudite crampe s'est transformée en coups de poignard qui lui saisissent les tripes. La sphère vacille et bascule Théo dans la pénombre. Théo qui s’épanche en complaintes auprès de qui voudrait l'entendre. Dans les abîmes il tente d'appeler de l'aide et maudit le sort qui l'a mené ici, livré à lui-même. Il se débat comme un beau diable, prisonnier de l'indicible, et ce jusqu'à ce que la fatigue le ramène à plus de mesure.
Seul, il rumine son impuissance. Au bord du désespoir, il clame son innocence face au vide. Il ignore de quoi il est coupable pour subir cela, mais il en est sûr, il ne le mérite pas. N'ayant nul autre recours, il attend. Il prend son mal en patience, contemple l'absence et tente d'apprécier ce silence. Celui à qui on ne laisse aucune place en temps normal. Celui que l'on tente de cacher, de camoufler, d'occulter derrière une télévision, des sollicitations qui ne nous intéressent guère, ou encore la compagnie de quelqu'un dont on n'a que faire.
Théo est coincé, le constat est manifeste et il ne peut que l'accepter. Il renonce et met les mains dans ses poches. Résigné, il s'endort ; exténué par le combat qu'il a dû livrer.
« Tu penses que c'est une bonne idée de lui faire prendre quelque chose alors qu'il est inconscient ?
- Oui, il a de la fièvre, il a besoin d'antipyrétiques.
- Si tu sais ce que tu fais...
- Tu veux que je t'apprenne ton métier aussi ou tu gardes la porte ?!
- C'est bon, désolé, j'y retourne... »